DiverCité : « Migrations, interculturalité et citoyenneté en France : enseignements d’un dialogue avec les institutions et les habitants dans le quartier parisien de Belleville »

Où va se nicher l’interculturel ?

La différence des cultures est-elle une notion pertinente pour comprendre les difficultés de relations entre les institutions françaises et les migrants ?

, par Association Raconte-nous ton histoire

La démarche de dialogue proposée par le projet DiverCité est partie d’une interrogation sur le rôle et l’importance de la dimension interculturelle dans les difficultés et les tensions rencontrées au quotidien dans les relations entre institutions et habitants. Une des conclusions des échanges qui se sont déroulés au fil des années est que l’interculturel est d’un côté une notion problématique, insuffisante, propice à tous les « dérapages », mais que d’un autre côté il paraît bien difficile de s’en passer si l’on veut comprendre comment conflits et ressentiments peuvent se cristalliser dans les relations entre les gens et les institutions.

Qu’est, au fond, l’interculturel dans les difficultés rencontrées par les professionnels et les habitants ?

Un premier élément de réponse qui doit s’imposer à qui y réfléchit ne serait-ce que quelques instants est qu’une « culture » n’est jamais quelque chose de monolithique, d’unilatéral, de figé. Il suffit de s’imaginer soi-même en voyage dans un autre pays et sommé de définir la culture française. Ses contours sont flous ; elle est traversée par des multiples différences, voire par des conflits internes ; elle évolue en permanence. Un migrant chinois issu de zones rurales du Sud de la Chine aura en France des problèmes pour partie similaires, et pour partie différents à un autre venu d’une ville de la Chine du Nord. Des populations d’origine rurale devront s’ajuster à leur installation en milieu urbain en même temps que dans un nouveau pays. À l’inverse, par un phénomène bien attesté, certaines populations émigrées pourront avoir tendance à préserver certains modes de pensées ou certaines coutumes de manière figée, alors que celles-ci auront continué à évolué au pays, de sorte que ce seront les émigrés qui apparaîtront comme les traditionalistes.

Il a souvent été remarqué au cours des échanges que les « cultures » dont étaient porteurs la plupart des immigrés africains, y compris maghrébins, et une partie des asiatiques étaient en fait avant tout des cultures rurales, qui n’étaient pas sans similitudes avec la culture rurale d’une majorité de Français il y a quelques générations, notamment en ce qui concerne la place des femmes et la libéralisation des mœurs. De sorte que ces populations seraient confrontées, arrivant en France, à la nécessité d’opérer en un temps très court une évolution culturelle que les Français ont pour leur part mis plusieurs décennies à mener à bien.

En retour, personne n’est jamais réductible à sa culture : on est toujours traversé par plusieurs appartenances, plusieurs identités, même s’il arrive que pour des raisons politiques, religieuses ou autres on n’en mette en avant qu’une seule, ou que certaines différences culturelles fassent l’objet de cristallisations ou de conflits plus ou moins violents. Dans le cas des migrants, l’identité culturelle relève souvent du bricolage permanent à partir d’éléments disparates : la culture du village d’origine, la culture urbaine du pays d’origine, la culture de la communauté des migrants en France issus du même pays, la culture française, la culture américaine transmise par le cinéma, la musique et la télévision… La disposition à entrer dans une dynamique d’acculturation [1] dans le pays d’accueil est également très variable en fonction des migrants, à la fois au niveau collectif (certaines cultures valorisant davantage l’intégration à la société française) et individuel. Certaines représentations culturelles, comme toutes les formes de fanatisme religieux, peuvent enfin être plus exclusivistes ou absolutistes que d’autres. Dans ce cas, il devient difficile de concevoir les relations entre cultures autrement que sur le mode du conflit.

En conséquence, il est difficile de déterminer une frontière entre ce qui relèverait de la culture d’un côté ou ce qui relèverait du social de l’autre. Autrement dit, il n’y a pas de problèmes purement culturels ou purement sociaux. D’une part, les représentations culturelles ont une influence sur la manière dont sont vécus les problèmes sociaux. D’autre part, les manifestations et les expressions d’une culture ne sont jamais neutres du point de vue social : dans le cas des habitants de Belleville, on a affaire à des cultures populaires (françaises ou étrangères), à l’adaptation de certaines cultures rurales à un milieu social populaire urbain, à une culture de classes moyennes intellectuelles françaises… De manière générale, la réalité de l’histoire des migrations en France fait que les problèmes auxquels nous avons affaire mêlent inextricablement les problématiques sociales de « classe » (pauvreté, inégalité, discrimination, travail et chômage, droits, revenus) et les problématiques culturelles : les immigrés sont majoritairement pauvres, et peut-être la majorité des pauvres en France.

Une culture se manifeste rarement de manière directe et jamais de manière unilatérale. Autrement dit, il est rare que l’on puisse énoncer des « lois » du type « Dans telle situation, un Chinois ferait ou dirait ceci. ». Une certaine culture exerce plus souvent ses effets de manière indirecte, à travers la manière dont une personne va se représenter elle-même, la situation dans laquelle elle se trouve et les autres personnes à qui elle a affaire. Ces représentations influenceront en retour la manière dont elle répondra à la situation. Des problèmes qui ne sont pas culturels à l’origine sont vécus à travers un biais culturel. En ce sens, tout dépend de la situation, de chaque cas concret. Confrontée à telle situation, une personne fera appel, utilisera ou revendiquera tel ou tel aspect de sa culture, et deux personnes supposées d’une même culture pourront faire appel à des éléments différents, voire contradictoires.

Contrairement à ce qui était peut-être l’attente initiale de la démarche de DiverCité, il n’est donc pas possible d’élaborer un « guide des différentes cultures » qui permettrait aux travailleurs sociaux et autres acteurs du quartier de trouver des réponses prêtes à l’emploi. Cependant, pour comprendre l’origine directe ou indirecte de tel comportement, il est très utile de disposer de connaissances sur la « culture », c’est-à-dire sur l’histoire et le fonctionnement des sociétés d’origine et dans un contexte migratoire, sur la langue et les concepts, les manières de penser et de faire. Pour cela, la présence de tiers, de médiateurs culturels est souvent très utile aux institutions et au-delà.

Les professionnelles associées à la démarche cherchaient des éléments d’information et de savoir qui leur permettraient d’introduire davantage d’objectivité et de distanciation dans leurs relations avec les familles étrangères. Il s’agissait pour elles de pouvoir repositionner quelqu’un dans son histoire, sans gommer la dimension individuelle de chaque cas, chaque personne ayant son propre rapport, complexe et parfois conflictuel, à sa culture d’origine. Il est donc dangereux de généraliser. Former à l’interculturel doit consister à fournir des éléments de connaissance que le travailleur social sera amené ou non à « utiliser » pour comprendre tel cas, non à délivrer un « prêt-à-penser » qui non seulement peut se révéler inadapté à la situation particulière de tel usager, mais peut même se retourner contre les droits de l’usager. (On peut ainsi imaginer que si un travailleur social part du principe qu’un Africain ou un Chinois bénéficiera de réseaux de solidarité communautaire très développés, il sera d’autant moins enclin à considérer son cas comme urgent…)

Dénouer les fils des problèmes

La stratégie de dialogue mise en œuvre dans le cas du projet DiverCité a consisté à amener la discussion sur des problèmes spécifiques, des situations concrètes d’incompréhension et d’impasse, puis de les analyser pour comprendre la source de ces problèmes. C’est une démarche que l’on peut comparer au fait de démêler, l’un après l’autre, les fils d’une pelote. Souvent, plusieurs problèmes s’entremêlent, les représentations réciproques de l’autre viennent s’en mêler, former des nœuds inextricables, et l’on débouche sur des situations de blocage total, voire de conflit.

Pour lever ces blocages, il faut déplier les enjeux et les représentations sous-jacentes, dénouer un par un les différents fils qui se sont entremêlés, remettre en cause les idées reçues (aussi bien sur soi-même que sur l’autre) qui sont souvent à l’origine des blocages. Il ne s’agit pas tant d’excuser tous les comportements que de comprendre leurs causes et de voir dans quelle mesure il est possible d’agir sur ces causes. Par exemple, savoir que dans les cultures africaines, lors de la séparation d’un couple, le mari n’a plus aucune obligation vis-à-vis de sa femme et de ses enfants, la mère étant censée retourner dans sa propre famille pour subvenir à ses besoins, ne doit pas conduire à excuser tous les Africains qui abandonnent femme et enfant en France… Mais au moins il devient possible de restaurer un dialogue avec le père plutôt que de se contenter de le diaboliser.

Autrement dit, il s’agit de procéder à un effort de clarification, d’explication et d’explicitation qui, s’il ne constitue pas une solution miracle à tous les problèmes, représente au moins une condition nécessaire pour se mettre à la recherche d’une solution. Les idées reçues et les généralisations (entretenues par la rumeur publique, les politiciens, et peut-être surtout les médias, qui sont le moyen principal de connaissance de la société française pour nombre de migrants) sont sans doute inévitables de part et d’autre face à la complexité et à la diversité sociale et démographique d’une ville comme Paris et d’un quartier comme Belleville ; elles sont pourtant aussi le premier obstacle à lever pour régler les différends.

Rien n’est peut-être davantage sujet à malentendu et préjugé que la notion de « religion », puisque l’on confond sous ce même vocable certaines pratiques coutumières ou traditions propres à un pays ou une région, certaines idées qui n’ont pas grand chose à voir avec le dogme officiel d’une religion, les pratiques religieuses proprement dites, les attitudes et discours intégristes, et enfin les comportements ouvertement violents vis-à-vis des « infidèles ». Or, dans la pratique, et y compris dans les discours des migrants, on observe une certaine fluctuation entre ces différents niveaux. Ainsi, lors d’un débat avec des résidents d’un foyer de travailleurs africains sur la répartition des tâches au sein du couple (voir La conception du mariage et de la famille), l’un d’eux justifiera le fait que la femme doive s’occuper du ménage en disant qu’il ne fait que décrire la réalité de son village, sans prononcer de jugement moral, un second invoquera la « loi islamique » et un troisième expliquera qu’il faut faire la différence entre les coutumes qui préexistaient à l’arrivée de l’Islam et qui ont été « incorporées » par celui-ci.

L’un des enseignements des débats et des rencontres organisées est donc l’importance du dialogue et de l’explicitation, dans un contexte qui ne soit pas professionnel, c’est-à-dire où les positions des uns et des autres ne soient pas fixées d’avance. La démarche est au moins aussi importante que les contenus de connaissance qu’elle permet d’apporter. Ce qui vaut entre habitants et professionnels vaut plus largement entre habitants : il faut faire l’effort de comprendre les raisons des autres (ce qui ne veut pas toujours dire les excuser ou les tolérer) et non projeter sur eux des idées reçues, des généralisations – se mettre à leur place.

À la limite, la culture est ce qui est invoqué lorsque l’on a plus d’arguments à donner (« Je n’y peux rien, c’est ma culture. ») ou bien lorsqu’un comportement ou une attitude nous paraît tellement incompréhensible que l’on se dit qu’il doit s’expliquer par une différence humaine fondamentale, une sphère de référence radicalement différente, une autre manière de voir le monde incommensurable avec la nôtre. L’interculturel est précisément la volonté de maintenir le dialogue, et de préserver le sentiment du collectif.

Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.

Notes

[1Ensemble des processus par lesquels un individu ou un groupe d’une culture différente s’approprie peu à peu les éléments de la culture dominante.