Semilla plante des graines de vie au Guatemala après les élections

, par NACLA, NISGUA , CARCHEREUX Agnès (trad.)

Le 14 janvier, Bernardo Arévalo [a été] investi en tant que nouveau président du Guatemala. Durant la période de presque cinq mois qui a suivi sa victoire inattendue contre un personnage politique du système dominant, des manœuvres visant à bloquer son investiture ont continuellement jeté le doute sur le transfert pacifique du pouvoir. Cependant, le mois dernier, la Cour constitutionnelle a confirmé « l’entrée en fonction effective de tous les élus ». À quelques jours de l’investiture, Arévalo et son parti Movimiento Semilla ont nommé le cabinet des ministres lors d’une prise de parole très attendue.

Ces derniers mois, des rumeurs circulaient entre universitaires, analystes et journalistes guatémaltèques. Elles spéculaient sur les raisons pour lesquelles Bernardo Arévalo et son parti avaient tant attendu avant de confirmer les fonctionnaires publics entrants au gouvernement. L’un des raisons avancées concerne les difficultés rencontrées pour négocier et nommer un gouvernement de transition. En cause aussi probablement, l’offensive prolongée qui a été menée contre Semilla par les élites politiques conservatrices, dans le contexte d’un cycle électoral particulièrement hostile.

Pourtant, selon celles et ceux qui ont œuvré en faveur d’un transfert pacifique du pouvoir, l’élection du cabinet renforce le besoin de continuer la lutte pour consolider la démocratie au Guatemala. « Nous regrettons que le gouvernement élu n’ait pas saisi cette opportunité historique pour intégrer un cabinet de gouvernement inclusif », ont déclaré dans un communiqué les autorités autochtones connues sous le nom de "48 Cantones de Totonicapán". Ces autorités ont aussi insisté sur le besoin « vital » de « participation » des peuples Maya, Garífuna et Xinca.

Le parti Semilla (qui signifie "graine"), créé en 2017 sur une plate-forme anti-corruption, s’est nourri d’un terrain fertile pour créer un printemps démocratique. En août 2023, Bernardo Arévalo et son parti de centre gauche ont surpris le public national et international lorsqu’ils ont remporté les élections présidentielles avec 60% des voix. Mais pour les membres de ce qui est connu au Guatemala comme le Pacto de Corruptos (le "Pacte des corrompus") - un réseau toujours plus étendu et puissant de fonctionnaires publics corrompus qui opèrent dans l’ombre - Semilla menaçait le statu quo en vigueur.

Les forces du système dominant n’ont pas tardé à lancer une attaque juridique et politique pour annuler les résultats et décrédibiliser Semilla. Pas moins de quatre tentatives sérieuses d’annulation des élections ont eu lieu. La plus odieuse d’entre elles a été la saisie de « milliers » de procès-verbaux qui validaient les élections, par le ministère public (MP) – cette même institution étant responsable des enquêtes et des procédures pénales.

Le 2 octobre 2023, les autorités autochtones connues sous le nom des 48 Cantones de Totonicapán ont annoncé une grève nationale à durée illimitée contre le Pacte de Corruptos. En réponse aux poursuites politiques contre les membres de Semilla, les 48 Cantones ont exigé le rétablissement de la démocratie guatémaltèque et ont demandé le soutien de la population pour exiger la démission de trois fonctionnaires du MP responsables de cette tentative de coup d’État juridique au ralenti, et notamment de la procureure générale María Consuelo Porras.

Lorsque les autorités autochtones ont annoncé une grève nationale, la population n’a pas occupé la place centrale de Guatemala City, qui est le cœur politique de la capitale du pays. Cela avait pourtant été le cas lors de précédentes mobilisations importantes, comme les manifestations massives contre la corruption en 2015. Au lieu de cela, la nation a suivi l’exemple de groupes constitués de peuples autochtones, dont la stratégie politique avait été de bloquer une route commerçante principale qui traverse leurs territoires ancestraux. Lorsque les manifestations ont éclaté dans le pays, des milliers d’habitants sont sortis dans les rues et ont installé des barrages dans leurs propres quartiers et le long des routes locales. Au pic de son intensité, le mouvement #ParoNacionalIndefinido ("Grève Nationale Illimitée"), décentralisé, a atteint plus de cent barrages dans tout le pays.

Cette mobilisation inattendue a provoqué un arrêt total des mouvements de biens et de personnes. Des pancartes et des affiches accrochées aux ponts et autres espaces publics arboraient des slogans révolutionnaires. Plus important encore, devant la suspension de distribution normale de nourriture et autres biens, les soupes populaires se sont multipliées et ont alimenté des milliers de personnes presque gratuitement. Des médecins se sont portés volontaires pour répondre aux besoins lors des barrages. Pour un instant, les initiatives locales et populaires avaient gagné.

Le fait que même Guatemala City – où se concentrent la population ladina [1] du pays et les élites politiques conservatrices – s’unisse à la résistance, a démontré le pouvoir des leaderships autochtones et la conscience des agriculteur·ices. Les quartiers les plus ethniquement mixtes et de classe ouvrière, comme La Bethania, un projet de logements sociaux du XXe siècle reconverti en quartier résidentiel et qui se trouve aujourd’hui en marge du développement urbain, étaient parmi les communautés les plus engagées dans les manifestations locales. Cela a prouvé que la résistance politique pouvait combler une ancienne brèche entre l’urbain et le rural.

En novembre, après trois semaines de grève générale, les autorités autochtones ont modifié la stratégie de grève nationale illimitée. Alors qu’une grande partie du pays retournait au travail, les autorités autochtones, en collaboration avec les 48 Cantones, ont installé un sit-in de protestations unies et pacifiques face au Ministère Public (MP). Le MP est un axe central de la stratégie de guerre juridique (ou « lawfare ») du Pacte de Corruptos, pas seulement contre Semilla mais contre tout groupe ou individu·e qui constitue un obstacle à ses intérêts. C’est pour cela que les autorités autochtones se sont empressées de préciser que leur appel à l’action n’était pas forcément pour soutenir Semilla en soi, mais plutôt pour défendre le droit de Semilla à prendre le pouvoir. En d’autres mots, la grève nationale a été organisée pour défendre la démocratie : une action non-partisane pour promouvoir un État fonctionnel.

Bernardo Arévalo - photo : Presidencia de Guatemala via flickr - CC Public Domain

Une politique des peuples autochtones qui vient du bas

Au cours des six derniers mois, la couverture médiatique du Guatemala à l’international s’est centrée sur les actions et réactions administratives des fonctionnaires corrompus de l’État, les efforts de Semilla pour résister aux attaques, et les réactions et l’engagement de la communauté internationale, principalement de l’Organisation des États Américains (OEA). Bien que certains de ces éléments soient indiscutablement essentiels dans cette conjoncture, il existe différents types de lutte sociale et politique qui les ont précédés et qui persisteront, au-delà de tout événement ou parti politique.

Ces mêmes coalitions, mouvements et autorités autochtones qui sont en première ligne de la grève nationale illimitée, se trouvent aussi en première ligne des mouvements pour la justice transitionnelle, la défense des territoires et les droits des migrants. Leurs luttes ont précédé cette conjoncture électorale, pas seulement depuis des dizaines d’années mais depuis des générations. Durant plus de cinq siècles, les peuples autochtones du Guatemala ont lutté contre la Conquista, le génocide, la spoliation, le racisme et la répression. La lutte contre la corruption étatique est simplement l’expression la plus récente de cette longue lutte pour l’autodétermination.

Dans une série de trois entretiens, nous avons discuté de ces thèmes avec l’Association pour la Justice et la Réconciliation (AJR), la Ligue Maya Internationale et le Parlement Xinka, des organisations avec qui NISGUA a travaillé durant des dizaines d’années, chacune d’elles étant engagée à sa manière dans la grève nationale.

L’Association pour la Justice et la Réconciliation (AJR) est coordonnée par des personnes mayas qui ont survécu au génocide et aux massacres commis par l’État durant le conflit armé interne du Guatemala. Elles exhument des personnes disparues et massacrées et défendent les droits des survivant·es au témoignage et à la mémoire historique. L’AJR s’est constituée en organisation plaignante lors du jugement pour génocide qui a condamné l’ex-dictateur général Efraín Ríos Montt en 2013. Elle est aujourd’hui partie civile dans le procès contre l’ex-dictateur général Fernando Romeo Lucas García pour génocide et contre quatre ex-militaires de haut rang pour divers crimes de guerre.

La Ligue Maya Internationale (LMI) est une organisation dirigée par des femmes et des jeunes, à l’avant-garde de la préservation politique, culturelle, sociale et spirituelle dans les communautés migrantes mayas. Elle est coordonnée par des personnes mayas qui ont été déplacées de force durant le conflit armé interne du Guatemala. Depuis sa participation aux négociations des accords de paix guatémaltèques, la LMI a créé le premier programme d’interprétation de langues mayas pour migrant·es dans le littoral médio-atlantique des États-Unis, instauré des alliances stratégiques avec des peuples originaires d’Amérique du Nord, lancé des programmes éducatifs pour sensibiliser aux motifs de migration forcée des peuples autochtones, et a bien d’autres activités.

Le Parlement Xinka est l’assemblée des autorités autochtones du peuple Xinka et est chargé de préserver l’intégrité culturelle, territoriale et sociale du peuple Xinka. Cela le conduit à jouer un rôle actif dans la lutte pour la défense du territoire, notamment lorsqu’il a réussi à suspendre provisoirement l’activité de la mine Escobal, propriété d’une multinationale minière d’extraction d’argent, grâce à la résistance communautaire pacifique, à l’action juridique au niveau national et au lobbying international. En 2024, le peuple Xinka mettra en place le processus de consultation communautaire sur la mine, en accord avec le droit au consentement libre, préalable et éclairé. Le Parlement Xinca fait partie des organisations qui ont appelé à la grève nationale illimitée.

Chacun de ces entretiens donne un éclairage du point de vue des dirigeants des peuples autochtones sur le moment politique qui précède l’entrée en fonction du président Bernardo Arévalo. Ils renseignent aussi sur la manière dont les défis et des mobilisations qui ont eu lieu durant ce cycle électoral s’inscrivent dans le contexte historique et politique plus large des luttes des peuples au Guatemala.

Ces conversations ont été menées au cours du deuxième mois de la grève nationale, qui désormais dure depuis plus de trois mois. Pourtant, les réflexions des personnes interrogées prennent désormais une nouvelle signification, à la lumière des nominations du cabinet de Bernardo Arévalo. Bien que les réactions n’aient pas encore été toutes exprimées, les sympathisant·es de Semilla ont en général indiqué leur déception vis-à-vis d’un cabinet qui n’a pas le potentiel révolutionnaire vanté par le parti à d’autres moments de son existence. Les 14 ministres - sept hommes et sept femmes - comprennent des technocrates ou fonctionnaires de gouvernements précédents qui ont des liens avec le secteur privé ou bien sont accusés de corruption ou de répression d’État. Alors que certains observateurs excusent ces nominations trompeuses en les désignant comme la conséquence des limites d’un gouvernement de transition, d’autres soulignent justement le manque de participation des peuples autochtones, ce qui constitue un outrage à la digne résistance menée durant 100 jours par les autorités autochtones. Cette négligence, confirmée par les 48 Cantones de Totonicapá, est particulièrement visible en ce qui concerne « les ministères de l’Économie, de l’Éducation, de l’Agriculture, de l’Environnement et des Ressources naturelles, de la Communication, de l’Énergie et des Mines, car ce sont les portefeuilles les plus importants pour le développement de nos communautés ».

Dans leur globalité, les entretiens effectués concluent que la grève nationale illimitée représente la floraison des graines plantées par nos ancêtres il y a des dizaines d’années, et que le printemps est devant nous. Cette arrivée du printemps peut être favorisée par les gouvernements, mais aussi par d’autres organisations. Les peuples autochtones ont préservé, planté et cultivé des graines de vie durant 500 ans, sous des gouvernements favorables comme défavorables. Comme les nominations du cabinet de Bernardo Arévalo semblent indiquer que la transformation révolutionnaire sera mise en pause durant les quatre prochaines années, une leçon historique des peuples autochtones est mise en évidence : le changement structurel et la justice se situe au-delà de la politique électorale. À la veille d’une investiture présidentielle historique, la résistance menée par les peuples autochtones persiste. Quels que soient les changements qu’apporteront les prochains mois et années pour le Guatemala, les graines du présent sont remplies de promesses pour le futur.

Lire l’article orginal en espagnol sur Nacla.org