Quelques réflexions sur les politiques d’austérité

Par Fernando Luengo

, par Sin Permiso

Ce texte a initialement été publié en espagnol sur le site Sin Permiso, et il a été traduit par Vanessa Canavesi, traductrice bénévole pour rinoceros.

L’éclosion de la crise économique, son caractère structurel, semblait avoir ouvert l’opportunité d’une critique en profondeur des stratégies de croissance adoptées, critique qui aurait pu atteindre les fondements mêmes du système capitaliste. Or, le temps a passé, par certains aspects la crise s’est aggravée, et les scénarios envisageables dans un futur immédiat sont on ne peut plus pessimistes. Cependant, paradoxalement, les théories et les politiques plus orthodoxes et conventionnelles ont retrouvé leur dynamisme (si tant est qu’elles l’aient perdu un jour). Pour preuve, comme avant la crise, comme si rien ne s’était passé, et avec une extrême vigueur, le débat académique et politique se concentre principalement sur les comptes publics (outre le marché du travail), ou, pour être plus précis, sur le déséquilibre des finances publiques, comme si son existence était à l’origine de l’actuelle crise économique, comme s’il était la cause principale de l’importante restriction nécessaire pour en sortir.

Et c’est dans ce contexte que les politiques d’austérité des finances publiques se proposent et s’imposent. Restreindre est devenu la quintessence des politiques économiques, lesquelles se placent non seulement comme un impératif des marchés mais encore de la raison. Le plus gros de la trame argumentative consiste en différents axiomes, qui, d’une part, sont évidents pour ceux qui les formulent (quoique pas toujours explicites), et qui, d’autre part, veulent se faire passer pour irréfutables alors même qu’ils sont discutables. Concentrons-nous sur deux des plus remarquables.

Énoncé numéro 1 : « Nous avons vécu au-dessus de nos moyens ; c’est pourquoi il nous faut désormais faire un effort collectif, solidaire, d’austérité. » Ce message, si simple, si commode, tant de fois réitéré, pétri de logique intuitive... si tricheur et si équivoque, est devenu le b. a.-ba, la monnaie courante des responsables politiques et économiques. Pour nous, en revanche, il est lourd d’imprécision : il élimine d’un revers de main les différences sociales, comme si l’ensemble des citoyens avaient eu la même capacité à recourir à l’endettement ou à capturer les rentes générées par les différentes bulles. Tout en reconnaissant que bon nombre des ménages qui travaillent ont maintenu, en partie, leur niveau de consommation en accédant au crédit à des conditions à première vue avantageuses, il ne faut pas omettre que l’augmentation de l’endettement et l’apparition des bulles ont constitué une formidable affaire, surtout pour les banques, les grandes entreprises, les fortunes et les opérateurs financiers. La généralisation de la dette a été, en soi, une pierre angulaire des politiques de gel des salaires pratiquées au long des dernières décennies, en même temps qu’elle a permis l’expansion de la consommation et l’augmentation des bénéfices patronaux.

En outre, dans l’affirmation « nous avons vécu au-dessus de nos moyens », s’insinue l’idée que nous sommes « tous » responsables de la crise, enfouissant ainsi une explication plus profonde, moins complaisante, de ses véritables causes, qui, elles, sont situées aux antipodes du « tous », et soulignent les différences, les hiérarchies et les inégalités comme des éléments centraux d’une interprétation structurelle et systémique de la crise.

Le second de ces postulats consiste à associer austérité et rigueur fiscale, affirmation qui suppose un pas de plus vers la cérémonie de la confusion ambiante. De toute évidence, la problématique de l’austérité déborde amplement le territoire des finances publiques (sans entrer ici dans la question de la pertinence des stratégies d’épargne budgétaire) et prend tout son sens lorsqu’on se réfère – comme l’ont montré la crise elle-même et les politiques menées à bien ces dernières années – au gaspillage présent dans le secteur privé, plus spécialement dans la sphère financière, où il a un profil plus spéculatif.

La croissance vertigineuse de l’endettement et de la spéculation financière ne préconisait-elle pas l’application de politiques prudentes, austères ? Pour quelles raisons ne les a-t-on pas menées à bien ? Pour répondre à cette interrogation, question clé pour orienter l’analyse de manière adéquate, il faut donner un visage humain aux marchés, aux groupes qui, par leur capacité à influer sur leur propre configuration et à faire valoir leurs intérêts, se sont enrichis, dans une large mesure, grâce aux processus de financiarisation. Mais il semble évident que dans ces années-là l’austérité n’était pas au programme ; les profits que l’on pouvait tirer du gaspillage étaient trop importants et les groupes bénéficiaires, loin de se sentir enclin à pratiquer l’austérité, demandaient et imposaient des politiques permissives, avec une tendance marquée au gaspillage.

La question de l’austérité a aussi brillé par son absence lorsque les administrations publiques ont débloqué des fonds considérables pour sauver les banques ou qu’elles leur ont fourni des liquidités à des conditions avantageuses. On ne s’en préoccupe pas non plus au moment de contrôler ou de superviser les rémunérations des haut-dirigeants des entreprises et les paiements des grands actionnaires, ou les fortunes millionnaires qui alimentent les marchés spéculatifs, source principale du gaspillage et de la destruction des richesses, générant par là même d’énormes bénéfices.

Sans parler des autres aspects de l’austérité, comme l’écologie, décisive pour le développement durable des processus économiques. Cette perspective, au-delà des « sommets climatiques » protocolaires et décourageants, n’a tout simplement pas été mise à l’agenda ; c’est dans ce cadre que règne et que se développe le plus grand des gaspillages, de nouveau associé à une série d’intérêts tirés de cette dérive.

Par rapport à ces « autres gaspillages », dans les prolégomènes de la crise, les comptes publics étaient relativement sains, justement depuis le début des années quatre-vingt du siècle passé, lors de la signature du Traité de Maastricht ; et depuis, avec l’introduction de l’euro, les gouvernements européens ont centré leurs efforts sur la correction des déséquilibres macroéconomiques. En Espagne, on avait même atteint – on avait forcé, en réalité – l’excédent.

Il est important de préciser, pour terminer, que l’augmentation des positions déficitaires a surtout été le résultat de la crise elle-même, plus que de son déchaînement. La chute de la croissance a réduit la capacité perceptrice des administrations publiques ; parallèlement, celles-ci ont injecté d’énormes quantités de fonds dans les institutions financières, en premier lieu dans le but d’éviter un crack généralisé, argumentant que les grandes banques sont trop importantes pour qu’on les laisse faire faillite, et ensuite, afin de rétablir les circuits de crédit, sévèrement touchés par la crise. Quoiqu’il en soit, c’est à peine si l’on a contrôlé ou exigé des contreparties pour empêcher que ces ressources ne soient utilisées au bénéfice des dirigeants, des conseillers et des actionnaires, ou, pire encore, qu’elles ne soient utilisées pour spéculer contre les dettes souveraines.

De tout cela, on déduit qu’au cœur des politiques d’austérité se cache (ou ne se formule pas de manière explicite) une analyse contournée et apriorique qui, d’une part, ne doit pas être passée sous silence, et qui, d’autre part,est moins déterminée par les précipitations dérivées d’une situation d’urgence que par un ensemble de postulats et d’axiomes qui se présentent comme indiscutables alors qu’ils doivent au contraire se poser au centre du débat.