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La dette COVID : annulation de la dette et changement de cap monétaire pour une sortie durable du problème de la dette publique

, par DUFRÊNE Nicolas, WEILL Caroline

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C’est un fait, la crise du Covid-19 a fait exploser la dette publique. Subventionner les pertes, maintenir le navire à flot, payer une partie des salaires... Pour limiter la casse, les États ont dû emprunter des centaines de milliards d’euros qui sont venus grossir une dette publique déjà lourde (et déjà largement débattue). Passant de 83 % à plus de 100 % du PIB pour les États de la zone euro entre 2019 et 2021, la dette des États pour assurer le fonctionnement des services publics (et, dans ce cas, la continuité du fonctionnement de la société au milieu d’une pandémie mondiale inédite), est un sujet d’autant plus impératif de comprendre pour mieux cerner quels sont les enjeux et les choix qui se présentent.

Nuage de mots liés à la crise de l’euro et de la dette publique en Europe.

Au commencement, il faut comprendre ce qu’est la dette des États, ou la dette publique, et que la monnaie et la dette sont intimement liées – les deux faces d’une même pièce, en quelque sorte. La création monétaire est un processus comptable par lequel une banque privée crée des unités de compte (des euros) lorsqu’elle accorde des crédits et des prêts. En accordant un prêt, la banque donc « fabrique » de « l’argent magique ». [1] Par conséquent, s’il n’y avait pas de crédit (donc de dette), il n’y aurait pas d’argent en circulation, et les échanges seraient rendus impossibles dans le cadre de l’économie actuelle. En ce sens, la dette est donc essentielle pour le bon fonctionnement de l’économie des sociétés modernes.

Par le passé, la masse monétaire dépendait des disponibilités de métal précieux (or, argent, etc). Ainsi, l’activité économique, dépendante de la quantité de monnaie en circulation, dépendait du stock de métal disponible. En effet, la quantité de monnaie disponible interagit étroitement avec les prix, les revenus et la capacité à rembourser les dettes : plus la masse monétaire est importante, plus les prix et les revenus peuvent évoluer à la hausse, et moins le stock de dettes apparaît important au regard de la masse monétaire. Une pénurie monétaire peut provoquer un manque de dynamisme de l’activité économique. C’est pourquoi il est absurde de faire dépendre l’activité humaine (variable) d’un stock de matériau (fixe). La création monétaire moderne est au contraire fondée sur le crédit, c’est-à-dire sur l’anticipation d’une création de richesse future (le crédit permet des investissements qui créent de la richesse – pour laquelle il est besoin d’une masse monétaire plus importante – qui permettra de rembourser le crédit). En quelque sorte, la création monétaire par le crédit et la dette anticipe les besoins futurs de la société.

Comprendre cette relation étroite entre monnaie et dette est essentielle, car les discours sur les remboursements de la dette publique sont en réalité des discours qui poussent à la destruction monétaire. Dans la situation actuelle, si tous les acteurs économiques (individus, entreprises, États) remboursaient toutes leurs dettes, il n’y aurait plus de monnaie en circulation et l’économie serait au point mort. C’est pourquoi il faut considérer différemment les dettes publiques et les dettes privées. Les acteurs privés doivent assurer leur équilibre financier pour ne pas tomber dans le surendettement, mais un État, souverain monétairement, n’a en théorie pas à se préoccuper de son niveau d’endettement. En outre, le déficit public alimente les excédents privés, c’est-à-dire qu’il contribue à alimenter les revenus des acteurs privés. Or, les discours sur la dette publique sont saturés de moralisme : « il faut toujours rembourser ses dettes ». Il y a des intérêts tout à fait concrets à laisser penser que la dette est un « problème à résoudre ». Il est donc essentiel de sortir des sens communs qui entourent la question de la dette, pour se demander où est, fondamentalement, le problème : et peut-être n’est-ce pas la dette en soi, mais plutôt les rapports de force qui régissent actuellement la dette (notamment publique), et les conditions dans lesquelles elle est contractée. En d’autres termes : à qui doit-on de l’argent, quelle est notre relation au créancier, et quels sont ses objectifs ? Et plus généralement, le système monétaire que nous avons organisé permet-il un financement efficace des États ?

Quel est le problème de la dette publique aujourd’hui ?

Il réside d’une part dans le fait que les États ne peuvent pas s’endetter auprès de leur Banque Centrale – cela leur est interdit par les traités européens. Pour financer le delta entre leurs ressources (impôts) et leurs dépenses (services publics) – qui s’élève aujourd’hui à 70 ou 80 milliards d’euros –, les États s’endettent auprès de banques privées. Résultat : les intérêts payés sont à hauteur de 35 à 40 milliards d’euros par an. En termes d’ordre de grandeur, c’est plus que le budget de la défense, et autant que le budget de l’éducation nationale française. Depuis les années 1970, les intérêts d’emprunt payés par l’État à ses créditeurs avoisinent les 2000 milliards d’euros, c’est-à-dire le PIB annuel de la France, ou encore quatre fois le budget de l’État français hors sécurité sociale.

D’autre part, la pression des banques privées à se voir rembourser la dette publique et les règles budgétaires absurdes qui encadrent le déficit et la dette au niveau européen, interdisent de réaliser les grands investissements publics que la période actuelle requière de toute urgence : transition énergétique, infrastructures durables et soutenables, etc. La tension entre le remboursement de la dette des États et les investissements publics pèse lourd. Cela conduit les États à pratiquer des politiques d’austérité ou de moindres dépenses publiques (sauf lorsqu’il s’agit de subventionner les pertes dues au Covid) alors qu’il nous faut un effort durable d’investissements massifs pour la reconstruction écologique de nos économies.

Une solution à ce paradoxe serait d’utiliser l’arme monétaire, notamment à travers le financement direct de certaines dépenses des États par la Banque Centrale Européenne (BCE), bien évidemment sous contrôle démocratique, c’est-à-dire une façon de créer de la monnaie libre de dette. C’est ce que nous avons proposé avec Alain Grandjean dans notre livre « Une monnaie écologique ». [2] Ce mode de financement complémentaire permettrait de largement limiter le niveau d’endettement des États, qui n’auraient alors pas (ou moins) à se préoccuper de la rentabilité immédiate desdits projets, et n’auraient pas non plus à recourir à des augmentations d’impôts substantiels. Ce mode d’endettement des États serait moins contraignant que l’endettement auprès de banques privées, et n’impliquerait pas les pressions liées au remboursement que l’on connaît aujourd’hui. Dans le même ordre d’idées, la Banque Centrale pourrait annuler les près de 4000 milliards d’euros de dettes publiques des États européens qu’elle a acquis via sa politique d’achat d’actifs (le rachat des titres de dette émis par les États pour se financer sur les marchés financiers), en contrepartie de l’engagement des États d’investir dans la transition écologique. En effet, la Banque Centrale ne peut pas faire faillite, puisqu’elle est à l’origine de la monnaie.

Deux arguments sont généralement opposés à cette proposition

Premièrement, certains affirment qu’elle pourrait nous entraîner sur une pente glissante : quelle limite à ce processus de financement direct et presque sans contre-partie de la BCE ? Bien évidemment, à cela, nous répondons qu’il ne s’agit pas de financer directement tout et n’importe quoi, mais plutôt d’instaurer des mécanismes de consultation et de prises de décision en commun sur les projets à financer via cette création monétaire complémentaire par l’endettement auprès de la BCE. Ces mécanismes devraient rassembler les Parlements, les organisations de la société civile, les banques centrales, les citoyen·nes, etc. sur les limites raisonnables à poser. Il s’agit de faire confiance à l’intelligence collective permettant enfin de gérer la monnaie comme un bien commun.

Deuxièmement, il est argué que le financement des États par l’endettement auprès de la BCE et la création monétaire directe créerait de l’inflation : un « trop plein » de monnaie viendrait perturber les prix. L’exemple avancé est souvent celui de l’Allemagne de 1923 ou encore du Venezuela ou du Cameroun actuellement. Or, il est saisissant de voir que dans le cas de l’Allemagne des années 1920, c’est précisément la création monétaire privée, et non publique comme il est proposé ici, qui a provoqué l’effondrement du mark ! Dans les cas actuels, c’est plutôt une inflation importée par l’évolution des cours mondiaux du pétrole et l’importation des produits de première nécessité au milieu d’un effondrement du cours de la monnaie nationale qui est la cause du phénomène (phénomène, d’ailleurs, difficile à éviter ou résorber une fois le cercle vicieux entamé). Beaucoup de crises d’hyperinflation trouvent en effet leur origine dans des mécanismes externes et non internes. Ces déséquilibres ne concernent pas la zone euro, dont la balance commerciale est excédentaire (mais qui, en revanche, souffre de déséquilibres internes à la zone).

Notons que l’inflation dans la zone euro est structurellement trop faible depuis désormais plus de 10 ans. Si le mandat principal de la BCE est de limiter l’inflation à moins (mais proche) de 2 %, elle échoue à le tenir. C’est un mandat, de fait, très restrictif : aux États-Unis, l’objectif de la FED est un objectif mobile qui permet de rattraper les années d’inflation trop basse (entre 0 et 2 %). Permettre le financement monétaire de certaines dépenses publiques, décidées de manière collective, serait ainsi susceptible de soutenir l’activité économique et de favoriser notre développement. Cependant, l’ossature juridique de l’Union Européenne et de la zone euro s’y oppose. Il faudrait les réformer, notamment l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Euro, qui interdit explicitement à la Banque Centrale de financer les États ou ses organes, que ce soit à travers du crédit ou du financement monétaire sans contrepartie.

Il s’agit d’ailleurs d’un système hypocrite puisque la BCE s’autorise désormais à acheter des dettes publiques mais uniquement sur le marché secondaire, c’est-à-dire après qu’elles aient déjà été acquises par une institution financière. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’entre 25 et 30 % de cette dette est aujourd’hui détenue par la BCE : si l’endettement direct envers elle est interdite, une partie des titres de dette des États achetés par les agents privés ont par la suite été rachetés par la BCE (les enrichissant au passage). Pour la France, cela signifie 700 milliards d’euros, et au total environ 4000 milliards d’euros de dettes publiques détenues par la BCE. Face à cette situation, j’ai eu le plaisir d’initier, avec 150 économistes de 13 pays de la zone euro, un appel pour que la Banque Centrale annule, purement et simplement, cette dette publique qu’elle détient. En effet, cette dette a été contractée pour soutenir l’activité économique, notamment pendant la période de Covid. Son remboursement conduit à une contraction monétaire (et donc un ralentissement de l’économie), sauf à imaginer que les États empruntent toujours plus. En échange de cette annulation de dette, il s’agirait alors d’exiger des États un engagement à investir les sommes qui auraient été dues dans des plans de relances économiques, sociaux et écologiques. La diminution d’un quart de la dette publique pourrait alors signifier un mode de financement indirect de la part de la BCE (ce que nous proposions plus haut), en contournant de façon immédiate les traités européens et en faisant face à la situation actuelle d’endettement. Cette solution, évidemment, ne serait qu’une solution de court terme : sur le long terme, le financement à taux zéro par la banque centrale ou la création monétaire libre et sous contrôle démocratique seraient plus efficaces.

Cet appel à l’annulation immédiate de la dette publique détenue par la BCE a fait écho dans les milieux politico-financiers. Christine Lagarde, la présidente de la BCE elle-même, a pris le temps d’y répondre, et un dialogue important s’est instauré. Malheureusement, le rapport de force en Europe ne va clairement pas dans cette direction. Les autorités monétaires suivent une ligne dure, orthodoxe et monétariste, que seul un mouvement large, citoyen, politique, pourrait faire bouger. Cependant, les questions monétaires sont éloignées du grand public, qui se sent dépossédé de ces enjeux trop souvent présentés comme techniques et inaccessibles. Malgré tout, la voie ouverte par cet appel, l’existence d’une autre politique monétaire possible et de modes d’endettement public alternatifs, n’est pas prête de se refermer.

À l’encontre des économistes orthodoxes, pour qui le rôle de la monnaie est d’être un voile neutre et un bien comme les autres, de nombreux économistes affirment que la monnaie devrait être un bien commun et ne devrait pas être appropriée par des agents privés comme les banques commerciales. Les règles qui régissent sa création via l’émission de dettes (par exemple, les conditions d’emprunt et les délais de remboursement), sa distribution et son utilisation, devraient faire l’objet de débats démocratiques. La monnaie devrait être gouvernée comme un bien commun. De la même façon, ce n’est pas la dette en soi qui est un « problème » : ce sont les conditions dans lesquelles elle est contractée, envers qui et quels sont les objectifs et intentions de ce créancier, qui devraient faire l’objet des débats. C’est le fait de prioriser le remboursement d’une dette à des agents privés plutôt que d’investir dans le bien-être social, et à des taux d’intérêts payés par les contribuables. La dette, comme la monnaie, devrait être gérée comme un bien commun : en décidant collectivement des conditions et des priorités qui encadrent le crédit, l’endettement et l’investissement public.

Notes

[1Les propos d’Emmanuel Macron sur le fait qu’il n’y « a pas d’argent magique » sont donc, techniquement parlant, faux

[2Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Editions Odile Jacob, février 2020

Commentaires

Haut fonctionnaire et économiste, Nicolas Dufrêne est le directeur de l’Institut Rousseau, laboratoire d’idées consacré à la reconstruction écologique, sociale et démocratique. Il est e coauteur d’un livre intitulé Une monnaie écologique, paru aux éditions Odile Jacob en février 2020. Militante féministe et associative, Caroline Weill est la coordinatrice de ce numéro de la Collection Passerelle.