Les Africain·es ne vivent pas juste pour mourir : Une réponse au New York Times

, par African Arguments , ANYONA Mamka

Si les reportages sur l’Afrique ne font qu’abreuver un lectorat avide d’un aperçu des conditions étranges dans lesquelles les Autres vivent, on passe à côté d’une opportunité de construire un vrai internationalisme.

Personnel de santé en Afrique du Sud pendant l’épidémie de Covid-19. Crédit FMI (CC BY-NC-ND 2.0).

C’est un fait désormais établi que les reportages des médias occidentaux sur les pays du Sud sont souvent bien réductionnistes ; j’aurais autrement été déconcertée par l’article publié le 4 janvier [2021] par le New York Times intitulé « A Continent Where the Dead Are Not Counted » (Un continent où on ne compte pas les morts). Signé depuis Lagos, son argument principal est que les faibles taux de mortalité du Covid-19 en « Afrique » sont dus au fait que les Africain·es ne déclarent pas les mort·es.

Il suggère que le taux de mortalité réel dans les pays de ce continent pourraient aussi bien s’aligner sur les taux officiellement déclarés que sur les taux bien plus élevés déclarés en Europe et dans les Amériques. Ce qui implique que la mort serait tellement banale en « Afrique » que si environ 1 personne sur 1000 – le taux de mortalité actuel dû au Covid-19 aux États-Unis – meurt d’une maladie jusqu’ici inconnue en quelques mois, cela passerait totalement inaperçu.

Les prémisses de l’article sont stupéfiantes. Ce texte n’est ni un reportage, ni une analyse, puisque les preuves ne vont pas bien au-delà de l’anecdote. Le titre est excentrique, caricaturant un continent tout entier alors même que le texte lui-même ne mentionne que trois des 54 pays africains. Il part du principe que si les pays riches ont souffert, cela tombe sous le sens que l’Afrique ait souffert encore plus. Si ce n’est pas le cas, c’est que la souffrance a dû être occultée par quelque incompétence propre aux Africain·es.

Cette description du continent sonne également faux à toutes celles et ceux qui ont vu comment les pays africains et les pays occidentaux ont fait face à la pandémie. Lorsque j’ai pris l’avion pour le Kenya fin janvier 2020, les autorités aéroportuaires avaient déjà mis en place des prises de température et des protocoles de chaîne de contacts (contact tracing). En mars 2020, les aéroports européens et nord-américains fonctionnaient encore globalement comme si de rien n’était.

Même chose lorsque j’ai voyagé cet hiver. Lorsque ma famille a voulu aller de Nairobi en Tanzanie, nous avons dû présenter des résultats négatifs au test de Covid-19 pour pouvoir entrer sur le territoire national. J’ai appelé le Centre National contre la Grippe (National Influenza Centre) et dans les heures qui ont suivi, un·e professionnel·le de santé est venu·e à mon domicile pour prendre des échantillons, revêtu·e d’un équipement de protection individuelle (EPI, de l’anglais PPE) complet. Au contraire, lors d’un voyage à New York depuis le Kenya un mois auparavant, j’avais eu toutes les difficultés du monde à obtenir le test PCR exigé. Lorsque j’y suis parvenue, l’infirmière qui a prélevé mon échantillon n’avait, pour toute protection contre les centaines de potentiels vecteurs de contagion quotidiens, qu’un masque chirurgical.

Si ces expériences ne sont qu’anecdotiques, je vous laisse imaginer ma consternation à la lecture de l’article du New York Times.

Étant donné la nouveauté du coronavirus, en réalité, partout dans le monde, les pays font face au même problème : comment détecter, classifier et enregistrer les mort·es liées au Covid-19. Il est amplement établi que le taux de contagion réel est plus élevé que celui effectivement enregistré. L’article n’apporte aucune preuve que le décompte des mort·es liées au Covid-19 soit moins exact en Afrique qu’ailleurs, alors même qu’il suggère que les données recueillies en Afrique sans aval international ne seraient pas fiables du tout.

Le renforcement des systèmes d’enregistrement de l’état civil est un sujet de préoccupation majeure dans de nombreux pays. Certains, comme l’Égypte, l’Afrique du Sud et les Seychelles, se sont dotés de système d’enregistrement universel obligatoire. D’autres, comme le Nigeria et le Niger – ce que l’article souligne à juste titre – sont à la traîne. Dans mon pays, au Kenya, il n’est pas possible d’« enterrer ses êtres chers dans le jardin de la maison », comme le suggère l’article, sans une autorisation d’enterrement. Le Kenya est aussi en train de mettre sur pied un système numérique obligatoire avec un enregistrement unique qui rassemble tous les éléments d’état civil de chaque Kenyan·ne, un projet bien plus développé et ambitieux que dans la plupart des pays à hauts revenus.

Il faut aussi rappeler que l’enregistrement officiel des mort·es n’est pas le seul moyen d’identifier une épidémie. Les fonctionnaires ont d’autres instruments à leur disposition pour détecter des tendances de mortalité aberrantes, dont des systèmes de surveillance qui signalent des événements anormaux. C’est ce type de signalement qui avait permis de faire remonter l’épidémie d’Ebola en 2014 au patient zéro dans le village reculé de Gueckedou, au sud-est de la Guinée.

Mais surtout, même en l’absence de dépistage, diagnostic et enregistrement adéquat, des taux de mortalité liée au Covid-19 tels qu’on les voit dans les pays occidentaux, auraient alerté n’importe lequel des 54 pays africains. Les Africain·es ne vivent pas juste pour mourir !

La question que pose l’article du New York Times mérite une analyse sérieuse : quels facteurs contribuent à expliquer les tendances de morbidité et de mortalité liées au Covid-19 dans les pays africains ? Qu’est ce qui explique qu’elles aient différé des premières prédictions ? La réponse sera nuancée, et les premières analyses scientifiques commencent à apporter des éléments.

La démographie – la jeunesse de la population africaine – est peut être un élément important, mais elle n’est que rapidement mentionnée. Les mesures efficaces mises en place par les gouvernements peuvent également expliquer la situation, mais elles sont complètement passées sous silence.

De nombreux pays ont imposé des confinements stricts très tôt. Des innovations dans la détection, la gestion et la chaîne d’approvisionnement ont amélioré la réactivité des pays. Le Rwanda a utilisé des robots pour appuyer les diagnostics. D’autres pays utilisent des systèmes de santé communautaire robustes pour assurer la continuité des services essentiels. Une collaboration sans précédent menée par l’Union Africaine aux quatre coins du continent a également permis de renforcer la capacité de détection, de traitement de la maladie, d’approvisionnement et, récemment, de vaccination.

Ce type d’histoires positives ne font que bien rarement les gros titres des reportages des principaux médias occidentaux. Comme le souligne Nanjala Nyabola dans le Boston Review : « peut-être l’ombre de l’impérialisme occidental qui continue de planer sur le continent encourage-t-elle la tendance à la paresse qui pousse à interpréter la réalité africaine à travers le prisme de l’expérience dévastatrice des États-Unis et de l’Europe, encourageant l’idée que la trajectoire de l’Afrique doive imiter l’Occident, la prolongeant ou s’y opposant, plutôt que d’avoir sa propre trajectoire, produit des contextes régionaux et nationaux. »

Les pays africains continuent de subir les conséquences directes et indirectes de la pandémie. Certains dirigeants ont très mal géré l’épidémie et chaque pays fait face à de graves restrictions socio-économiques. Cependant, dans l’ensemble, si l’on devait dresser des généralités, ils méritent des applaudissements.

Tant que les reportages sur l’Afrique et d’autres régions du Sud se centreront sur un lectorat avide d’un aperçu des conditions étranges dans lesquels les Autres vivent (ou meurent), de tels articles continueront de fleurir. C’est une perte immense que cause cette vision impérialiste. La dignité des peuples de tout un continent. Des analyses sérieuses et une approche comparée des réponses apportées à des problèmes mondiaux. La capacité d’apprendre les un·es des autres. Une opportunité de se percevoir comme partie d’un tout, plus semblable en notre humanité que différent·e. Et une possibilité de faire vivre un vrai internationalisme.

Voir l’article original en ligne sur le site d’African Arguments