Le philanthrocapitalisme et les océans : Pour le meilleur ou pour le pire ?

, par Pêche et Développement , LE SANN Alain

Photo : jquano (CC BY-NC-ND 2.0)

Des dépenses considérables

Les fondations américaines jouent un rôle majeur dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques pour les océans [1]. Les grandes ONGE comme WWF, The Nature Conservancy, Environmental Defense Fund (EDF), Conservation International et même Greenpeace bénéficient de dons importants pour mener leurs campagnes pour la protection des océans [2]. Chacun est persuadé qu’il s’agit effectivement d’une nécessité. Les universités engagées dans la recherche sur les océans sont aussi largement dotées, tandis que la recherche publique est de plus en plus confrontée à une pénurie de moyens. Ces recherches sont ensuite relayées par les grandes ONGE pour alimenter leurs campagnes. Voici quelques exemples récents de l’importance des sommes engagées par des fondations en faveur de la protection des océans :

En 2014, Bloomberg a engagé 53 millions $ pour des programmes menés par Oceana, Rare et Encourage Capital (sic), au Brésil, en Indonésie aux Philippines.
La fondation Moore a donné 11 millions $ à des ONGE dont le WWF.
Le WWF a également reçu 2,2 millions $ de la fondation Packard.
La fondation de la famille Walton, propriétaire de Walmart a donné 39 millions $ en 2015 dont une bonne partie à EDF pour le développement de la privatisation des quotas aux Etats-Unis, ainsi qu’au WWF pour la promotion du label MSC (Marine Stewardship Council). EDF intervient maintenant au plus haut niveau pour conseiller la Commission Européenne.
Google soutient Oceana pour ses programmes de lutte contre la pêche illégale.
Oceana a reçu également 10 millions $ de la fondation Wyss, nouvelle venue sur ce créneau.
La fondation Eric Schmidt (Google) a donné 11 millions $ au Monterey Bay Aquarium qui reçoit par ailleurs d’autres millions de dollars.
La fondation Paul Allen a pris le relais de Pew pour financer le programme the Sea Around Us de Daniel Pauly.
Pew Charitable Trusts jouit à la fois du statut de fondation et d’ONG, ce qui lui permet d’agir directement, ce qui n’est pas le cas des Fondations, cela représente des engagements estimés à une centaine de millions $ chaque année.

Ces énormes financements viennent généralement des fondations récemment créées par les milliardaires du secteur du numérique ou de la spéculation financière mais la puissante fondation Rockefeller investit désormais également dans la question des océans avec un don de 2,3 millions $ à Oceana et 2,4 millions $ pour un programme en Indonésie. Ce sont donc des centaines de millions de dollars qui sont dépensés chaque année par les fondations pour financer des recherches, des agences de communication, des ONGE en faveur de la protection des océans. S’y ajoutent bien sûr les fonds collectés directement par les ONGE auprès du grand public, ou des Etats. Pour situer l’importance de ces engagements on peut les comparer avec le budget de la FAO de 2,6 milliards $ consacrés essentiellement à l’agriculture et pour une faible part à la pêche.

Les dons des 20 principaux donateurs en 2017, source Forbes.
Parmi celles-ci, Bloomberg, Allen, Moore, Wyss, Walton sont très engagées dans les financements pour les océans.

Vous avez dit complot ?

Quand nous analysons le développement depuis 20 ans de l’engagement de ces fondations américaines dans les politiques de gestion des océans, certains considèrent qu’il s’agit d’une vision complotiste. Il ne s’agit bien sûr pas de cela, car il faut comprendre l’importance du rôle des fondations dans la société et la politique américaine. Celles-ci jouent un rôle majeur et croissant dans la construction et l’évolution de la société. En 2017 les dons des Américains ont représenté 410 milliards $ soit 2,1% du PIB du pays, seul un quart de ces dons proviennent des plus gros donateurs, essentiellement des fondations. 125 milliards viennent des 1% les plus riches (0,3% de leur richesse) qui disposent d’un capital de 140 000 milliards $. Ces 1% disposent de 22% des revenus. L’accroissement rapide de leur richesse leur a permis d’alimenter des fondations de plus en plus nombreuses et de plus en plus riches. A lui seul Bill Gates a créé un fonds de 66 milliards qui lui a permis de donner 2,8 milliards. Ce fonds ne cesse de croître grâce aux placements, avec Warren Buffet qui lui est associé, il dispose aujourd’hui d’un capital potentiel de 150 milliards $. Les fondations ont l’obligation de dépenser au moins 5% de leur capital chaque année pour bénéficier des exemptions fiscales. Même si la part de grandes fondations parait faible, leur poids politique dans les choix de financement est fondamental car les autres donateurs n’ont pas les moyens de peser, sauf lorsqu’il s’agit de fondations communautaires qui ciblent leurs financements sur des groupes ou des territoires limités.

Un philanthrocapitalisme

Il ne s’agit en rien de remettre en cause la sincérité de ces donateurs. Bill Gates et Warren Buffet ont lancé l’initiative « Giving Pledge » dont les signataires (170 actuellement) s’engagent à donner au moins 50% de leurs richesses à des organismes philanthropiques. Certains, comme Mark Zuckerberg, ont cependant créé un organisme qui échappe au contrôle pour conserver entièrement la main sur son capital, tout en bénéficiant d’exemptions fiscales, mais la majorité souhaite réellement s’engager pour le bien commun. Ce qui est nouveau, c’est qu’il s’agit maintenant de milliardaires jeunes qui n’attendent pas la fin de leur vie pour créer ou alimenter des fondations, ils peuvent ainsi pendant longtemps peser sur les choix de ces fondations [3]. Là où se situe le problème, c’est dans les méthodes promues par ces fondations s’inscrivant dans la logique du libéralisme qui a assuré leur enrichissement, en outre, elles ne remettent pas en cause les logiques qui ont assuré leur puissance. Il s’agit au contraire d’utiliser les logiques d’efficacité des entreprises pour résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux, qu’il s’agisse de fondations conservatrices ou progressistes. Si certaines actions menées sont assurément positives comme celles qui visent à lutter contre les discriminations ou le racisme, d’autres sont beaucoup plus controversées, comme l’engagement des fondations Gates et Walton pour la privatisation des écoles publiques (chartered schools). Pour l’environnement c’est la même chose, les politiques libérales fondées sur la marchandisation de la nature sont privilégiées comme les partenariats public-privé. Beaucoup de fondations sont aussi montées au créneau contre l’Obama Care car elles veulent privilégier leurs propres engagements pour répondre aux problèmes de santé. Ces politiques de libéralisation leur apparaissent comme les voies les plus efficaces et elles appuient leurs choix sur des recherches scientifiques qu’elles ont souvent largement subventionnées. S’y ajoutent les communications des Think Tanks qui mettent en avant les idées nouvelles et promeuvent les résultats de ces recherches. Si on considère leurs liens étroits avec des élus, on voit que ces fondations façonnent de plus en plus l’avenir des sociétés, aux Etats Unis mais aussi à l’international où elles s’investissent de plus en plus en s’appuyant sur tous ces outils. Les ONG soutenues sont celles qui rentrent dans les critères définis par ces fondations. Au besoin, les fondations créent de toute pièce des ONG puissantes qui s’imposent auprès des médias et du public comme des organisations incontournables et agissent comme des lobbys professionnels et non comme des structures associatives démocratiques. Leur puissance est telle que les associations issues de l’engagement citoyen s’affaiblissent et disparaissent du paysage médiatique.

Une philanthrocratie

« Les fondations sont fondamentalement des institutions non démocratiques » [4] . Cela ne veut pas dire qu’elles s’opposent à la démocratie [5], au contraire, elles ont souvent soutenu les luttes pour les droits civiques mais elles ne fonctionnent pas sur des bases démocratiques. Elles n’ont de compte à rendre qu’à elles-mêmes ; elles sont par nature a-démocratiques. Si certains analystes comme l’historien Olivier Zunz considèrent qu’elles renforcent la démocratie , d’autres soulignent que leur puissance, leur mode de fonctionnement, de financement, tendent au contraire à affaiblir la démocratie. On constate d’ailleurs que leur rôle actuel s’accroît tandis que les États s’affaiblissent comme les partis politiques, les syndicats et la participation aux élections et à la vie politique. Le financement des fondations est assuré aux dépens des financements publics, les états perdent les moyens financiers d’assurer les services publics. Le Trésor américain perdrait chaque année 50 milliards $ du fait des exemptions fiscales des fondations, d’autres estiment les pertes à plus de 740 milliards sur 10 ans. Ces pertes s’ajoutent aux pertes fiscales liées à l’optimisation fiscale et à la baisse de l’imposition du capital. Par leur mode de fonctionnement, « les fondations d’aujourd’hui étouffent de plus en plus la créativité et l’autonomie des autres organisations, ce qui affaiblit la société civile » [6]. Ainsi la société tend de plus en plus à être façonnée par des oligarques. Leur puissance est liée à la croissance fulgurante des inégalités aux Etats Unis et leur action ne remet pas en question cette réalité : « Ces donateurs deviennent plus puissants tandis que les Américains ordinaires se battent pour seulement faire entendre leur voix » ; « ce que les gens font avec leurs milliards peut modifier la société bien plus que la manière dont ils ont fait fortune » [7]. Pour David Callaghan, l’un des meilleurs observateurs de ce monde de la philanthropie avec son site Inside Philanthropy, ce mouvement ne fait que se renforcer tandis que la vie démocratique s’étiole ou se manifeste par le développement de mouvements réactionnaires.
Un tel constat brutal ne remet pas en question l’existence des fondations qui peuvent avoir leur rôle à jouer pour favoriser les initiatives et l’innovation, mais des réformes sont nécessaires pour limiter leur pouvoir, renforcer leurs obligations et les contrôles, limiter les exemptions fiscales, etc… Certaines y sont d’ailleurs favorables, mais qui aura le pouvoir suffisant pour les remettre à leur place ? Il a fallu l’autorité d’un Roosevelt pour le faire dans les années 30. Dans le contexte actuel d’affaiblissement des états et de libéralisme débridé, cela parait aujourd’hui peu vraisemblable.

Les océans sous contrôle, milliardaires ou citoyens ?

Quand on analyse les financements des grandes campagnes actuelles pour la protection des océans, on retrouve généralement les mêmes grands financeurs issus pour la plupart du secteur du numérique, de la spéculation financière ou de la grande distribution. Pew fait bande à part avec son statut d’ONG. Le financement de la recherche sur les océans permet ensuite de mener des campagnes médiatiques assurées par de puissantes ONGE, anciennes comme le WWF, ou plus récentes comme Oceana. Ces ONGE s’appuient sur des réseaux de chercheurs et de doctorants qui orientent leurs recherches en fonction des objectifs visés. D’une manière surprenante, la pêche est toujours l’activité la plus dénigrée. Par exemple quand il s’agit de la haute mer, on préconise de plus en plus de la faire disparaître. Il est vrai que l’activité incontrôlée de plusieurs flottes industrielles (Taïwan, Chine, Thaïlande, Corée du Sud et même Espagne) met en péril de nombreux stocks. Cependant, résoudre le problème en interdisant la haute mer peut avoir des effets pervers en rabattant l’effort de pêche sur les ZEE. On l’a vu en France avec l’interdiction de la pêche au thon au filet maillant dérivant. De plus une telle interdiction ne toucherait pas seulement la pêche industrielle car il existe aussi des artisans qui s’aventurent sur des coques de noix, dans l’Océan Indien par exemple. Cette interdiction est promue par des centres de recherche financés par des milliardaires comme Paul Allen. Ce monsieur, cofondateur de Microsoft, est passionné par la mer et il dispose d’un des plus grands yachts du monde, de 126 m avec un sous-marin et 3 hélicoptères, avec lequel il explore les plus beaux sites du monde. Il est donc scandaleux de dépenser du carburant pour pêcher du poisson, même de manière raisonnable et contrôlée, tandis que personne ne s’émeut des impacts écologiques de ce tourisme de super-riches. Parmi ceux-là on peut également citer Léonardo di Caprio ou les magnats de Monaco. D’une manière générale, il s’agit de réduire la pêche ou de la supprimer sur le maximum de territoires, mais l’exploitation des fonds marins n’est pas remise en cause, il s’agit seulement de la contrôler. L’activité qui est toujours présentée comme la meilleure façon de valoriser « le capital océan » est le tourisme sous diverses formes. Chaque création de réserves en zone tropicale attire les capitaux privés pour développer les hôtels, les croisières, l’observation des poissons, des baleines ou des requins. Ce sont rarement les communautés côtières qui en bénéficient. Christophe Grenier, un géographe a ainsi analysé l’impact de la mise en place de réserves aux Galapagos et à Madagascar. Il en conclut que ces AMP sont des échecs, elles n’ont pas permis de maîtriser la surexploitation halieutique liée à l’ouverture à la mondialisation. A Madagascar, « l’exploitation halieutique s’est intensifiée jusqu’à l’épuisement des ressources ciblées, le développement touristique se traduit par une spoliation territoriale et peu d’emplois et l’argent de la conservation, de la pêche, du tourisme a accentué les différences sociales et corrompu certains notables locaux ». « Une AMP « gérée » par des acteurs sans moyens politiques - Etat déliquescent, ONG ou communauté villageoise- et donc incapables de faire respecter les territoires à préserver, ne peuvent résister aux processus d’ouverture géographique en temps de mondialisation globale » [8].
Il est urgent et indispensable de mettre en place une gestion de la haute mer et des outils juridiques pour préserver un bien commun sous contrôle démocratique. Mais les mécanismes actuels de la gouvernance mondiale mettent en avant le rôle des « parties prenantes » et de la « société civile ». Il s’agit de gérer les océans comme des entreprises [9]. Pour Le Forum mondial des pêcheurs (WFFP) « L’expression, « partie prenante », a des conséquences politiques manifestes par rapport à l’établissement de la légitimité́ d’un acteur et d’un partenaire dans la résolution des problèmes mondiaux, parce que les détenteurs légitimes de droits (populations) sont mis sur un pied d’égalité́ avec tous les autres types d’acteurs (par exemple, les entreprises et les investisseurs)… les ONG (environnementales) transnationales telles qu’Environmental Defense Fund, Oxfam, Conservation International et WWF défendent qu’elles, au même titre que les entreprises, ont un rôle crucial à jouer dans de tels dialogues multilatéraux sur la pêche. Et les Etats les exhortent de plus en plus à agir ainsi… Au cours des 20 dernières années, les acteurs du secteur privé sont passés progressivement du statut d’acteurs régulés par les Etats, à, de plus en plus, celui de partenaires d’Etats dans la résolution des questions mondiales pressantes. » [10]. Ce processus remet en cause les principes démocratiques comme le souligne Antonio Almeido dans son analyse de « la tyrannie des dons » et la gouvernance philanthropique : « Ces acteurs sont capables, à travers la philanthropie, de modifier les concepts, mobiliser les ressources, générer de nouvelles technologies au service de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques et exercer une pression sur l’orientation des politiques…voire même de la déterminer » ; « Les pratiques de la nouvelle philanthropie reposent sur la remise en cause des méthodes et traditions démocratiques établies » [11].
Face à cette évolution, il est nécessaire de recentrer les débats sur les océans pour que soient respectés les droits humains des pêcheurs, que leur participation soit effective. L’avenir des océans se joue d’abord dans le renforcement de leurs capacités et leur formation. Les Etats doivent également garantir que les richesses de la haute mer soient un bien commun bénéficiant à tous et en priorité aux plus pauvres au lieu d’être considérées comme un capital naturel à exploiter.

Lire l’article original sur le site peche-dev.org

Notes

[1Tate Williams, The Many Foundations and Billionnaires Trying to Fix the World’s Fisheries, Inside Philanthropy, 16 Août 2017.

[2Dan Bacher, Walmart pumps millions into ocean greenwashing, California Progress report, 19 novembre 2012

[3David Callaghan, The Givers, éd Alfred Knopf, New York, 2017, 340p.

[4Mark Dowie, American Foundations, an investigative history, MIT Press, 2001, 320p.

[5Olivier Zunz, La philanthropie en Amérique, éd Fayard, 2012, 360p.

[6Marion Ripert, La philanthropie aux États-Unis, un puissant réseau d’influence, Portail de l’I.E, 21 novembre 2013.

[7David Callaghan, Op. cit.

[8Christophe Grenier, pêcheurs des Galapagos et de Madagascar, entre patrimonialisation et ouverture géographique : quels arrangements. Bulletin de l’Association des géographes français, 94-2 / 2017.

[9Sarah Le Long, Viviane du Castell, Yan Giron. La croissance bleue : Puissances publiques versus puissances privées. Diploweb.com, la revue géopolitique, 19 janvier 2016.

[10WFFP, Afrika Kontakt, TNI, Droits humains vs droits de propriété : mise en œuvre et interprétation des Directives sur la pêche artisanale, Novembre 2016, 28p.

[11Antonio Almeido, philanthrocapitalisme, la tyrannie des dons , blog : https://www.unite4education.

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L’article original a été publié dans le Bulletin Pêche et Développement n° 156, en septembre 2018.