Les grandes entreprises pénitentiaires privées CoreCivic et GEO Group risquent de perdre 72 % (environ 1,9 milliard de dollars) de leurs financements privés, depuis que les principales banques américaines se sont engagées à se retirer du système carcéral privé, sous la pression de militants. C’est ce que révèle une nouvelle analyse réalisée, entre autres, par le Center for Popular Democracy (Centre pour une démocratie populaire).
Divers groupes militants demandent depuis des années aux banques, aux fonds de pension, aux universités, aux municipalités et aux autorités des États de cesser d’investir dans le secteur pénitentiaire privé. Mais, récemment, ce mouvement a pris une certaine ampleur : l’indignation de la population contre les politiques du président américain Donald Trump à la frontière sud du pays exerce une pression croissante sur Wall Street, pour tenter de mettre un terme au soutien financier aux entreprises privées qui passent des contrats avec l’Immigration and Customs Enforcement (Service de contrôle de l’immigration et des douanes – ICE) pour gérer et exploiter un vaste réseau de prisons et de centres de détention pour immigrés.
Le National Immigrant Justice Center (Centre national de la justice pour les immigrés) signale qu’en 2017, environ 71 % de personnes détenues par l’ICE étaient incarcérées dans des établissements privés, mais il est probable que ce nombre soit plus élevé car les politiques frontalières punitives du gouvernement de Donald Trump font augmenter considérablement les populations de migrants et de demandeurs d’asile détenus dans les prisons et les centres pénitentiaires notoirement surpeuplés. CoreCivic et GEO Group, les deux plus grandes sociétés carcérales privées du pays, figurent parmi les principaux prestataires extérieurs privés de l’ICE pour incarcérer et transporter les immigrés. En revanche, seulement 8,5 % des prisonniers au niveau des États et au niveau fédéral sont détenus dans des prisons privées.
Les entreprises pénitentiaires privées profitent de la souffrance humaine et elles sont connues pour leur volonté de faire des économies – des pratiques qui ont généré une longue liste de controverses dans les prisons pour immigrés, ainsi que dans les prisons des États et les prisons fédérales et qui ont donné lieu à des actions en justice pour trafic de main-d’œuvre d’immigrés détenus.
De surcroît, le fait que les entreprises pénitentiaires privées soient liées financièrement aux investisseurs et aux financiers est largement critiqué par les militants.
Donald Trump ayant durci ses politiques anti-immigrés, le mouvement de désinvestissement du domaine carcéral s’est transformé en une grande coalition, qui se rallie aux groupes de défense des droits des immigrés pour mettre fin à l’incarcération de masse aux États-Unis– un phénomène que combattent depuis longtemps les militants qui œuvrent à la fois pour les droits humains et la justice raciale.
Kristin Rowe-Finkbeiner, directrice générale de MomsRising, un réseau d’action progressiste pour la protection des mères, et membre du Comité de responsabilité des entreprises de l’organisation Families Belong Together (Les familles doivent rester unies), affirme que plus d’une centaine de groupes locaux se sont réunis au cours des derniers mois pour faire pression sur les banques, au moyen de pétitions, de manifestations et de sit-in, en s’appuyant sur les actions mises en place depuis des années par les militants du désinvestissement du milieu carcéral.
« Ce que nous voyons, c’est une vague d’indignation populaire qui se transforme en vague d’action, et nous constatons que les gens découvrent qu’ils ont le pouvoir de faire évoluer les entreprises, la législation et la culture pour changer le cours des choses », précise Kristin Rowe-Finkbeiner.
Pas de nouveaux financements
Pour l’instant, cette année, six grandes banques – JPMorgan Chase, Wells Fargo, Bank of America, SunTrust, BNP Paribas et Fifth Third Bancorp – se sont engagées publiquement à ne plus accorder de nouveaux financements au secteur pénitentiaire privé, après l’expiration des accords financiers actuels. Ce désinvestissement devrait avoir une incidence considérable sur GEO Group et CoreCivic, qui comptent sur les prêts et les lignes de crédits pour se développer et exister.
Les deux entreprises ont un statut de fonds de placement immobilier, qui sont exonérés d’impôts sur les sociétés – un mécanisme qui a permis au système carcéral privé de gagner rapidement du terrain au cours des deux dernières décennies.
Toutefois, les fonds de placement immobilier sont légalement tenus de reverser d’importantes parties de leurs revenus aux investisseurs, ce qui limite la quantité d’argent liquide en réserve. Ainsi, pour accroître leurs opérations tout en maintenant le modèle commercial basé sur l’avantage fiscal des fonds de placement immobilier, des entreprises comme CoreCivic et GEO Group doivent recourir aux prêts à court terme et aux lignes de crédit, et le financement des entreprises pénitentiaires privées par Wall Street suscite la colère des militants.
« Le fait que Wall Street rompe ses liens avec les prisons privées ternit non seulement la réputation publique de ces entreprises », commente Maggie Corser, analyste au Center for Popular Democracy, « mais cela risque en outre de porter un préjudice matériel aux résultats financiers des entreprises pénitentiaires à but lucratif au cours des années à venir. »
Plusieurs banques confrontées aux pressions pour cesser d’investir dans les sociétés carcérales privées, notamment PNC Bank, Barclays et US Bank, ne se sont pas engagées publiquement à procéder au désinvestissement, d’après l’analyse du Center for Popular Democracy. Par ailleurs, les banques qui ont publiquement annoncé qu’elles ne financeraient plus les prisons privées ne tiennent pas leurs engagements pour autant. Par exemple, Wells Fargo et JPMorgan Chase ont déjà annulé des lignes de crédit pour GEO Group, alors que la Bank of America a proposé une ligne de crédit renouvelable supplémentaire de 90 millions de dollars US à l’entreprise, peu après avoir déclaré qu’elle ne proposerait plus de nouveaux financements dans ce domaine.
Il n’est pas clairement établi non plus quelles parties de ce gigantesque secteur carcéral privé les banques vont cesser de financer. Les dirigeants de la Bank of America ont annoncé le désengagement de la banque après s’être rendus au centre « d’arrivée » pour migrants de Homestead, à Miami, géré par le privé, et que les groupes de défense des droits humains considèrent comme un véritable centre de détention, où les enfants sont détenus pendant de longues périodes dans des conditions déplorables sans avoir la moindre possibilité de partir. Caliburn, l’entreprise privée à la tête du centre de Homestead, ne pense pas être concernée par la décision de la Bank of America parce qu’il ne s’agit pas, techniquement, d’une prison privée, d’après les informations rapportées.
GEO Group a également essayé de prendre ses distances par rapport aux polémiques qui entourent la séparation des familles et la détention d’enfants migrants, en disant à la presse qu’il ne gère pas d’établissements qui accueillent des mineurs non-accompagnés ou qui se trouvent sous la surveillance de la patrouille frontalière.
Pénalisation de la migration
Même si les banques cessaient complètement d’investir dans les entreprises qui exploitent les prisons privées, cela ne signifierait pas nécessairement que plus personne ne profiterait de l’incarcération. Le milieu pénitentiaire tentaculaire du pays regorge d’entreprises à but lucratif, y compris dans les prisons publiques, où les prestataires extérieurs peuvent prendre en charge à peu près tout, des soins médicaux aux repas en passant par les appels téléphoniques des détenus à leur domicile.
De plus, comme l’a récemment souligné Kelly Hayes, de Truthout, le problème principal n’est pas que des enfants soient incarcérés dans centres de détention privés, mais qu’ils soient incarcérés tout court, suite à la pénalisation des personnes du fait de leur statut de migrants, quel que soit leur âge. Les migrants sont aspirés dans le système d’incarcération de masse du pays, qui enferme de manière disproportionnée les personnes de couleur, immigrés ou non.
« D’une certaine manière, il est extrêmement important de voir la détention des immigrés comme un prolongement de l’incarcération de masse… ce n’est pas seulement une question latino-américaine, mais aussi une question noire, et une question qui affecte d’autres communautés », déclare Daniel Carrillo, directeur général de Freedom to Thrive (Liberté de s’épanouir), un groupe qui agit pour la justice raciale en faisant campagne depuis longtemps pour le désinvestissement du domaine carcéral. « Ce phénomène s’inscrit dans un mécanisme plus général qui prive les collectivités de ressources et qui les injecte dans les prisons et les centres de détention ; c’est pourquoi nous devons chercher comment réaffecter ces ressources et privilégier le réinvestissement, aussi bien de la part des acteurs privés que publics. »
D’après Daniel Carrillo, les demandes des militants devraient aller au-delà du désinvestissement des organismes qui tirent profit de l’incarcération, en rappelant qu’il ne suffit pas de solliciter la fermeture d’un centre de détention.
GEO Group et autres sont très impliquées dans les « alternatives » à l’incarcération, comme les systèmes de surveillance électronique (bracelets électroniques et la reconnaissance faciale), qui peuvent étendre le contrôle au-delà des murs d’une prison.
« La recherche du profit continue, de même que la surveillance des communautés », indique Daniel Carrillo.
Le mouvement de désinvestissement du milieu carcéral a certainement bénéficié de l’indignation que suscite l’incarcération de masse des immigrés et, si les institutions financières respectent leurs engagements, le secteur pénitentiaire privé pourrait connaître une situation difficile à long terme. Cela ne mettra pas fin à l’incarcération de masse aux États-Unis, ni aux mauvais traitements dont les migrants font l’objet sous le gouvernement de Donald Trump.
La législation et des modifications systémiques de l’appareil judiciaire sont nécessaires à cet égard. Mais cela prouve que les militants peuvent déclarer les institutions financières responsables d’avoir investi dans les violations des droits humains, et qu’ils peuvent toucher le point sensible des personnes qui profitent du malheur des autres : le portefeuille.