Le peuple sri-lankais rêve d’un monde où les gens puissent rire ensemble

, par ALAI , FOUTREL Emilie (trad.), PRASHAD Vijay

Une grande partie de la population sri-lankaise sait qu’elle ne doit pas se laisser piéger dans l’escalade du conflit entre les États-Unis et la Chine, tout comme elle doit prêter attention à guérir les blessures ethniques anciennes -mais toujours ouvertes- de son propre pays.

Colombo, Sri Lanka
Crédits : Bruno Zaffoni via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0)

Le 9 juillet, des images surprenantes de Colombo, la capitale du Sri Lanka ont circulé sur les réseaux sociaux. Des milliers de personnes sont entrées dans le palais présidentiel et en ont expulsé l’ancien président Gotabaya Rajapaksa, le forçant à fuir vers Singapour. Début mai, le frère de Gotabaya, Mahinda, lui aussi ancien président, a démissionné de son poste de premier ministre et s’est enfui avec sa famille vers la base navale de Trincomalee. La colère de l’opinion publique envers la famille Rajapaksa ne pouvait pas être contenue plus longtemps, et les tentacules des Rajapaksa qui s’entremêlaient dans l’état sri-lankais, ont été sectionnés.

Maintenant, près d’un mois après ces évènements, il reste un ressentiment chez les manifestants, mais il n’a pas d’impact significatif. Le nouveau président par intérim du Sri Lanka, Ranil Wickremesinghe, a prolongé l’état d’urgence et ordonné aux forces de l’ordre de démanteler le lieu de protestation de Galle Face Green Park (connu sous le nom de Gotagogama). L’accession de Wickremesinghe à la présidence en dit long sur la faiblesse du mouvement contestataire dans ce pays de 22 millions d’habitants, mais c’est aussi un indicateur de la puissance de la classe dirigeante. Au Parlement, le Parti national uni de Wickremesinghe n’a qu’un siège, le sien, qu’il a perdu en 2020.

Néanmoins, Wickremesinghe a été le Premier ministre de six gouvernements par intermittence de 1993 à nos jours, sans jamais faire un mandat complet, mais en tenant -avec habileté-, les rênes du pouvoir, au service de la classe dirigeante. Cette fois-ci, il est arrivé au gouvernement par l’intermédiaire du Front Populaire du Sri Lanka (Lanka Podujana Peramuna) des Rajapaksas, qui a utilisé ses 114 députés (dans un parlement de 225 personnes au total) pour soutenir son installation au plus haut poste du pays. En d’autres termes, bien que la famille Rajapaksa se soit officiellement retirée de la vie politique, son pouvoir - au nom des propriétaires du pays- reste intact.

Les personnes réunies au Galle Face Green Park et dans d’autres régions du Sri Lanka ont manifesté à cause de la situation économique de l’île, celle-ci est devenue intolérable. La situation est si catastrophique qu’en mars 2022, le gouvernement a dû annuler les examens scolaires faute de papier. Les prix ont explosé et le riz, l’un des aliments de base des sri-lankais·es, est passé de 80 à 500 roupies sri-lankaises (LKR), les difficultés de production, s’expliquent notamment par la pénurie d’électricité, de carburant et d’engrais. La majorité du pays (à l’exception des zones franches) est privée de courant au moins12h par jour.

Depuis son indépendance de la Grande-Bretagne en 1948, la classe dirigeante Sri lankaise a cumulé les crises, ces crises se définissent par une très forte dépendance de l’économie aux exportations agricoles, principalement celles du caoutchouc, du thé et, dans une moindre mesure, des vêtements. Ces crises - notamment en 1953 et 1971- ont provoqué la chute de gouvernements. En 1977, les élites ont libéralisé l’économie : elles ont limité le contrôle des prix, réduit les subventions alimentaires et ont laissé les banques étrangères et les investissements étrangers mener des opérations dans le pays, de façon dérèglementée. La Commission économique du Grand Colombo fut alors fondée en 1978 pour prendre en charge la gestion économique du pays en dehors du contrôle démocratique. L’une des conséquences de ces accords néolibéraux a été l’augmentation de la dette nationale, qui a fluctué mais n’est jamais entrée en territoire sûr. Un faible taux de croissance cumulé à une tendance à émettre des obligations souveraines internationales pour rembourser d’anciens prêts, ont sapé toute perspective de stabilisation économique. En décembre 2020, S&P Global Ratings a abaissé la note du Sri Lanka de B/B à CCC+/C, la notation la plus basse avant D ou « en défaut de paiement ».

La classe dirigeante sri-lankaise n’a pas pu, ou peut-être n’a-t-elle pas voulu, réduire sa dépendance à l’égard des acheteurs étrangers de produits de faible valeur ajoutée, ainsi qu’à l’égard des prêteurs étrangers qui subventionnent la dette. En revanche, au cours des dernières décennies, et plus encore depuis la terrible révolte de Colombo en 1983, la classe dirigeante du Sri Lanka a augmenté ses dépenses militaires, n’hésitant pas à investir ces forces dans un terrible massacre de la minorité tamoule. Pas moins de 12.3% du budget national est destiné à l’armée. Si l’on considère les effectifs militaires par rapport à la population, Le Sri Lanka (1,6%) est second après Israël (2%) en termes de proportion de militaire par habitant, avec un soldat pour six civils dans les provinces du nord et de l’est de l’île. C’est-à-dire aussi, là où réside une importante partie de la communauté tamoule. Cette militarisation de la société sri-lankaise pèse lourdement sur le budget et sur la vie sociale du pays.

Les causes de cette dette nationale considérable sont nombreuses ; il faut toutefois considérer, la part de responsabilité à la fois de la classe dirigeante et du Fond monétaire international (FMI). Depuis 1965, le Sri Lanka a sollicité l’aide du FMI à 16 reprises. Au plus profond de la crise actuelle, en mars 2022, le Conseil exécutif du FMI a répondu au Sri Lanka d’augmenter l’impôt sur le revenu, de vendre des entreprises publiques et de réduire les subventions à l’énergie. Trois mois plus tard, ces bouleversements économiques imposés par le FMI ont provoqué une grave crise politique. Le personnel du FMI s’est rendu à Colombo et a conclu sa visite en appelant à davantage de « réformes », sur la même ligne de conduite, celle de la privatisation. L’ambassadrice américaine, Julie Chang, a rencontré à la fois le président Wickremesinghe et le Premier ministre Dinesh Gunawardena pour aider aux « négociations avec le FMI ». Pour autant, on n’a perçu aucun égard ou signe de préoccupation vis-à-vis de l’état d’urgence et la répression politique...

Ces réunions illustrent le niveau d’implication du Sri Lanka dans la guerre hybride menée par les États-Unis contre la Chine. Cette dernière a augmenté exagérément le niveau de ses investissements dans le pays afin d’écarter toute responsabilité dans la crise de la dette des dirigeants sri-lankais et du FMI. Les données officielles indiquent que seul 10% de la dette extérieure du Sri Lanka est due à des entités chinoises, 47% est détenu par des banques et des sociétés d’investissement occidentales comme Blackrock, JP Morgan Chase et Prudential (États-Unis), ainsi que Ashmore Group et HSBC (Grande-Bretagne) et UBS (Suisse). Malgré cela, le FMI et USAID, parlent un langage similaire, insistant constamment sur le fait que la renégociation de la dette du Sri Lanka avec la Chine est essentielle. On accuse la Chine de mener une « diplomatie du piège de la dette », accusation malveillante qui ne se tient pas, selon une enquête publiée dans The Atlantic.

Wickremasinghe est toujours à la présidence, bien que son programme ait échoué. Il demeure un fervent partisan du projet de Washington, désireux de signer un accord sur le Statut des Forces avec les États-Unis afin de renforcer l’armée, il existe un accord de principes avec le projet de faire intégrer son pays à la « Millennium Challenge Corporation » (MCC) de Washington, ce qui représente une subvention de 480 millions de dollars. Cependant, le parti de Wickremasinghe a perdu les dernières élections, cela s’explique entre autre par une forte résistance de l’électorat à ces deux politiques. Conçues pour attirer le Sri Lanka dans une alliance antichinoise, elles mettraient fin aux investissements chinois nécessaires. Une grande partie de la population sri-lankaise comprend qu’il ne faut pas se laisser entraîner par l’escalade du conflit entre les États-Unis et la Chine, tout comme il faut soigner les vieilles blessures ethniques encore douloureuses dans le pays.

Il y a dix ans, mon amie Malathi De Alwis (1963-2021), professeur à l’Université de Colombo, a recueilli des poèmes écrits par des femmes sri-lankaises. En lisant ce recueil, j’ai été frappé par les paroles de Seetha Ranjani, en 1987. En mémoire de Malathi, et en m’associant aux espoirs de Ranjani, je partage ici un extrait du poème « Le rêve de paix » :

Peut-être que nos terres ravagées par le feu reprendront leur valeur
Peut-être que nos maisons aujourd’hui en ruines seront reconstruites à neuf ou mieux encore,
Peut-être aussi qu’on pourrait importer la paix, comme un colis

Mais, peut-on effacé les douleurs provoquées par la guerre ?
Regarde entre les ruines, brique après brique
Les mains humaines ont travaillé pour construire ce foyer
Relève les débris, par ton regard curieux,
C’est ici qu’a brulé, l’avenir de nos enfants.

Peut-on quantifier le travail gaspillé ?
Peut-on ressusciter les vies détruites ?
Peut-on recoller les membres arrachés ?
Peut-on remodeler les esprits des enfants qui sont nés, et de ceux qui ne sont pas nés ?

Nous mourrons,
Et en mourant,
Nous naissons à nouveau.
Nous pleurons,
Et en pleurant,
Nous apprenons à sourire de nouveau.
Et maintenant,
Nous ne cherchons plus la compagnie des amis
Qui pleurent avec nous.
Nous cherchons, en revanche, un monde
Dans lequel nous pourrons rire ensemble

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