Paraguay : les défis d’une jeune démocratie

Le Paraguay dont hérite Lugo

, par CDATM

Une embellie économique trompeuse

Durant les 61 ans de pouvoir colorado, le modèle économique paraguayen a continué à dépendre fortement de l’agriculture, de l’élevage extensif et de l’exploitation de la forêt, le secteur industriel demeurant, de son côté, relativement limité.

Durement affecté par la crise argentine de 2001, le Paraguay a subi, en 2002, sa pire récession des 20 dernières années, son PIB enregistrant une chute de 2,3%.

Depuis 2003, l’économie paraguayenne connaît une croissance soutenue : le PIB a progressé de 4,3% en 2006 et de 6,8% en 2007. Cette embellie est principalement le fait du développement rapide de la production de soja en réponse à l’envolée des prix mondiaux. Les exportations de viande se sont également développées rapidement avec plus de 65 pays clients en 2007.
A l’opposé, la production et les exportations de coton, dont la culture est principalement le fait de petits exploitants, ont fortement reculé. La valeur des exportations pour le premier trimestre 2008 a atteint un nouveau record. L’inflation, encore élevée en 2006 (12,5%), a décru en 2007 (7,5%). L’endettement extérieur du pays a fortement diminué et ne représente plus que 19% du PIB en 2008.

Toutefois, dans un pays rongé par la pauvreté, cette embellie économique n’a bénéficié qu’à une petite élite de producteurs de soja, d’éleveurs, de politiciens corrompus et de citadins. Les inégalités demeurent et leur réduction constitue un défi majeur pour le gouvernement de Lugo.

Des inégalités sociales criantes

Le Paraguay, où une toute petite poignée de nantis accapare la quasi-totalité des richesses nationales, occupait en 2005 le troisième rang des pays les plus inégalitaires en Amérique-Latine, derrière le Brésil et le Guatemala.

La période de transition démocratique a vu les inégalités sociales et la pauvreté s’accentuer. En 2007, 35,6% des 6,2 millions d’habitants vivaient dans la pauvreté et la part de ceux vivant dans des conditions d’extrême pauvreté atteignait 19,4% contre 15,5% en 2005. Le taux réel de chômage avoisinerait, pour sa part, les 40% et seuls 30% des salariés percevraient un salaire minimum, lui-même trop faible pour couvrir la moitié des besoins de base.

Face à ces inégalités criantes, Fernando Lugo ambitionne d’allouer les ressources issues de la renégociation des contrats hydroélectriques d’Itaipu et de Yacyreta au programme de développement social et de relance de l’activité économique.

Le programme de l’APC, défendu pendant la campagne électorale, prévoit la création d’emplois pour 100 000 familles, des retraites pour 200 000 personnes âgées, la construction de routes et d’infrastructures publiques, l’embauche de 30 000 professeurs, des investissements dans la santé et la gratuité des soins et le financement de la réforme agraire.

Un monde rural au bord de l’explosion : une réforme agraire urgente !

La structure actuelle de la propriété de la terre au Paraguay repose sur des bases qui remontent à la fin de la guerre de la Triple Alliance. Pour honorer l’immense dette contractée auprès des vainqueurs, les gouvernements successifs paraguayens ont bradé les terres du domaine public, privatisant, entre 1870 et 1914, pas moins de 26 millions d’hectares, principalement au profit d’entreprises brésiliennes et argentines. Plus récemment, ce sont près de 8 millions d’hectares de terre qui ont été attribués de façon irrégulière durant la dictature du général Stroessner et depuis le retour de la démocratie en 1989.

1% de la population contrôlerait aujourd’hui 77% des terres cultivables, et 98% des terres appartiendraient à de riches oligarques ou à des multinationales. Dans un pays principalement agricole, on estime à plus de 300 000, le nombre de paysans sans terre.

Les Brasiguaios (agriculteurs brésiliens) ont commencé à s’installer au Paraguay dans le courant des années 1960, attirés par le faible prix des terres et les facilités accordées par la dictature. Le mouvement d’implantation s’est par la suite intensifié dans la seconde moitié des années 1970. Pratiquant, pour 80% d’entre eux, la culture intensive du soja, les Brasiguaios sont aujourd’hui estimés entre 300 000 et 500 000. Dans certaines régions des départements frontaliers, San Pedro, Itapua, Alto Parana, Concepcion, Amambay et Canindeyu, le portugais et le real brésilien sont devenus langue et monnaie d’usage.

Occupant aujourd’hui la première place du secteur agricole paraguayen, en volume de production et en surface cultivée, la culture du soja s’est accrue à un rythme exponentiel : absent du territoire paraguayen au début des années 1970, le soja occupe près de 3 millions d’hectares en 2007/2008, avec une production de 6,5 millions de tonnes en 2006/2007 et près de 90% des tonnages produits étant destinés à l’exportation.

Véritable « rouleau compresseur » économique, social, environnemental et culturel, la sojatisation de l’agriculture paraguayenne ne va pas sans conséquences :

  • dépendance grandissante à l’égard d’une monoculture d’exportation soumise à des aléas peu contrôlables (climat, mouvements spéculatifs, variation des cours mondiaux, variation de la demande mondiale) ;
  • destruction des emplois du fait de l’hypermécanisation des exploitations ;
  • appropriations illégales de terres, au détriment des communautés locales ;
  • multiplication des problèmes de santé au sein des communautés paysannes locales sous l’effet notamment des pulvérisations toxiques ;
  • destruction de l’environnement (déboisement, érosion des sols, contamination des variétés agricoles traditionnelles par les OGM, pollution des nappes phréatiques) ;
  • exode d’environ 1,2 million de paysans (près d’un cinquième de la population totale) depuis 1992.

Contraints soit d’émigrer vers les villes et de vivre dans l’indigence, soit de survivre sur leurs maigres champs contaminés par les herbicides des producteurs de soja, les paysans paraguayens sont de plus en plus nombreux à envahir les terres des domaines public et privé. Les occupations de plantations appartenant à des exploitants brésiliens sont fréquentes, entraînant des interventions violentes de la police. En dix ans, 77 militants paysans ont été tués. Des centaines sont en prison.

En dépit de l’élection de Lugo, la situation demeure explosive dans les campagnes et les occupations de terres se poursuivent. Fin octobre 2008, par exemple, 4000 paysans s’attaquaient aux barbelés des terres du Brasiguaio Tranquilo Favero, propriétaire de 55 000 hectares et de 30 silos dans les départements de l’Alto Parana et d’Amambay.

Porte-voix des paysans sans terre lorsqu’il était évêque de San Pedro, Lugo a fait, lors de sa campagne électorale, de la réforme agraire le pilier de son gouvernement futur, promettant de récupérer les terres acquises illégalement durant la dictature et de redistribuer des milliers d’hectares :
« Le Paraguay doit renouer avec la légalité, explique Lugo : les terres qui ont été acquises illégalement doivent être récupérées et redistribuées… Cette réforme se fera moyennant un dialogue entre les différents secteurs concernés : les paysans sans terre, les organismes publics, les techniciens et les grands propriétaires terriens. ».
Ce dialogue risque, toutefois, de se heurter aux réticences des latifundistes tout-puissants, nationaux et étrangers.

Un pays rongé par la corruption

« La lutte contre la pauvreté passe par la lutte contre la corruption, affirme Fernando Lugo… Nous avons hérité d’un pays dévasté où tout le tissu institutionnel est corrompu. Mon principal objectif est de baisser progressivement l’indice de corruption pour garantir l’institutionnalité de la République, pour que le Paraguay soit à nouveau crédible dans le monde et attire les investisseurs ».

Sous la dictature du général Stroessner, de 1954 à 1989, l’État a enrichi ses proches et a acheté la paix sociale en distribuant les postes de fonctionnaire.

Après 35 ans de dictature et 19 ans de transition démocratique, la corruption et les pratiques mafieuses sont présentes à tous les niveaux de l’appareil d’État et de la société. Les exemples ne manquent pas : 8 millions d’hectares de terres attribués de façon irrégulière entre 1954 et 2008, scandales de contrebande au sein de la douane et de l’administration des ports, blanchiment d’argent, trafics d’armes et de drogue et détournement des aides étrangères.

Une situation politique intérieure compliquée

Malgré sa victoire, Fernando Lugo dispose d’une marge de manœuvre étroite.
Coalition hétérogène, l’APC regroupe plus d’une dizaine de partis politiques de la gauche au centre-droite dont le PLRA (parti traditionnellement lié à une oligarchie dite libérale).

Confortablement élu au poste de président de la République, Lugo devra, toutefois, composer avec un Congrès majoritairement hostile, l’Alliance patriotique pour le changement n’ayant, en effet, obtenu que 31 des 80 sièges de députés et 17 des 45 sièges du Sénat. En net recul, le parti Colorado conserve cependant 30 députés et 15 sénateurs, l’UNACE de Lino Oviedo (un parti populiste qui a fait de la lutte contre la corruption un cheval de bataille) remportant, pour sa part, 15 sièges à la Chambre et 9 au Sénat.
Sur les 31 sièges de députés et les 17 sièges de sénateurs remportés par l’APC, 27 et 14 reviennent respectivement au PLRA.