La transformation politique de la Thaïlande

Tyrell Haberkorn

, par OpenDemocracy

 

Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy, a été traduit par Andrea Schmidt, du traductrice bénévole pour rinoceros.

 

La violente réponse de l’Etat aux protestations de masse à Bangkok creuse la profonde polarisation de la Thaïlande à un niveau encore plus dangereux. Mais une Thaïlande nouvelle est également en train de naître, dit Tyrell Haberkorn. (Cet article a été publié pour la première fois le 14 avril 2010)

Les semaines de protestations populaires rassemblant des milliers de manifestants en chemises rouges dans le centre de Bangkok ont atteint un niveau critique tard le samedi soir du 10 avril 2010, jour où les forces de sécurité de l’Etat thaïlandais commencèrent à employer des mesures énergiques contre ceux qui s’étaient rassemblés sous la bannière du Front uni pour la démocratie contre la dictature (UDD). Une crise politique de longue date qui a divisé les Thaïs en deux camps farouchement opposés s’est transformée aujourd’hui en tragédie nationale.

La crise immédiate s’était intensifiée depuis la mi-mars 2010, quand une dizaine de milliers de membres de l’association de plus en plus hétérogène UDD commencèrent à prendre le pouvoir dans les rues de Bangkok. Les activistes ornés de rouge venant de toute la Thaïlande transportèrent tentes, tapis de sol et réserves de nourriture vers la zone proche du quartier aisé au carrefour Rajprasong. Les représentants politiques des chemises rouges entamèrent des pourparlers intermittents avec le gouvernement du premier ministre thaïlandais Abhisit Vejjajiva, mais ces derniers échouèrent au début du mois d’avril, et les manifestants décidèrent alors de rester en place jusqu’à ce que le parlement soit dissous et de nouvelles élections annoncées.

La répression fut déclenchée trois jours après qu’Abhisit ait décrété l’état d’urgence, qui donnait au gouvernement de larges pouvoirs d’arrestation, de censure et de suspension de libertés civiles. Une des premières mesures adoptées fut le blocage ou la fermeture des médias indépendants, parmi lesquels 36 sites internet, dont le site journalistique bilingue très populaire Prachatai.

Ceci fut une préparation aux mesures plus drastiques qui furent prises durant la nuit du « bloody Saturday » à Bangkok : utilisation de canons à eau, de gaz lacrymogène et finalement de balles réelles afin de chasser les chemises rouges des rues. Au moment où ces lignes sont écrites, ont été signalé vingt et un morts (seize manifestants, quatre soldats et un journaliste japonais) et plus de 800 blessés. Abhisit Vejjajiva prétend sur le fait que les soldats avaient la permission d’utiliser des balles réelles uniquement pour tirer en l’air ou en légitime défense, alors que l’aspect des morts et des blessures qu’ont subi beaucoup de manifestants mettent cette affirmation en doute.

Ainsi, la paix fragile qui avait prévalu parmi le tumulte populaire dans les rues de Bangkok a été brisée. Et maintenant, la Thaïlande tombe dans l’abîme. Mais peu importe le résultat de l’affrontement entre le peuple et l’Etat, une transformation politique profonde et peu médiatisée continue à se développer.

L’arc de crise

La lecture conventionnelle de la crise thaïlandaise fait remonter ses origines profondes au début des années 2000 avec l’essor, la chute et l’exil de Thaksin Shinawatra, le leader populaire, élu en janvier 2001 et évincé par un coup d’Etat militaire le 19 septembre 2006.

Le gouvernement de Thaksin Thai Rak Thai (TRT) fut considéré par la majorité de l’élite politique thaïlandaise et de la classe moyenne urbaine comme un défi subversif à leur hégémonie politique traditionnelle. Début 2006, Sondhi Limthongkul – comme Thaksin un homme d’affaires millionnaire – commença à mobiliser ses supporters dans une campagne extra-parlementaire afin de faire tomber le premier ministre élu.

La confrontation entre les activistes en chemises jaunes de Sondhi, l’Alliance du peuple pour la démocratie (PAD), et le gouvernement de Thaksin Shinawatra accentua les divisions politiques de la Thaïlande, précipitant le retrait graduel et la perte de légitimité des plus vieux partis politiques du pays. Néanmoins, la prise de pouvoir militaire en septembre 2006 n’a pas empêché la crise. Le gouvernement – nommé par l’armée et quasiment civil – de Surayud Chulanont chercha à gérer la transition vers un gouvernement civil par la dissolution du TRT, mais le parti de Thaksin s’est réinventé comme le Parti du pouvoir du peuple (PPP) et a réussi à regagner le pouvoir lors des premières élections après le coup d’Etat en décembre 2007.

Thaksin lui-même, faisant face à des poursuites légales concernant ses transactions financières, se trouvait à New York au moment du coup d’Etat et resta en dehors du pays ; son représentant auprès du PPP, Samak Sundaravej devint premier ministre de la Thaïlande. Ce manège politique continua quand l’apparition de Samak dans une émission télé de cuisine entraîna sa démission et son remplacement par son collègue du PPP Somchai Wongsawat. Ensuite, l’armée jaune du PAD lança d’autres manifestations de rue et occupa en novembre et décembre 2008 l’aéroport international de Bangkok Suvarnibhumi, en paralysant les voyages à destination de et au départ de la Thaïlande, affectant ainsi fortement l’industrie touristique, secteur vital dans le pays (voir « Thailand : the misrule of law », 1e décembre 2008).

L’élan politique resta du côté du PAD quand, peu après la prise de l’aéroport, la cour constitutionnelle thaïlandaise ordonna la dissolution du PPP. Un réaménagement au sein du parlement donna lieu, en décembre 2008, à l’arrivée au pouvoir d’une coalition menée par le parti démocratique, chapeautée par Abhisit Vejjajiva. Cela apparaissait comme une restauration de l’ordre politique traditionnel de la Thaïlande – dominé par les militaires, la monarchie et la classe moyenne de Bangkok – mais il n’y a pas eu de stabilisation. En avril 2009, une marée rouge de manifestants, dorénavant organisée sous la bannière du Front uni pour la démocratie contre la dictature, demanda la démission d’Abhisit et il fallut faire sortir des chars d’assaut dans les rues afin de forcer le « soulèvement de Songkhran » à se disperser (voir « Thailand’s democratic crisis », 9 avril 2009).

Une nouvelle réalité politique

Le récit qui précède fournit le contexte général de la tragédie du 10 avril 2010. Mais il lui manque une dimension importante et cruciale pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Thaïlande : le changement des consciences – la capacité d’imagination de ce qui est politiquement possible – qui a marqué la période entre 2006-2010.

Dans cette perspective, l’interprétation courante du drame politique de la Thaïlande – présenté simplement comme une confrontation entre républicains en chemises rouges du côté de Thaksin, avec une base politique ancrée chez les pauvres ruraux, contre royalistes conservateurs en chemises jaunes, soutenus par la classe moyenne urbaine et supérieure – manque d’exprimer l’hétérogénéité ayant émergé sous ces bannières d’apparence unie. De telles références abrégées peuvent expliquer le cas de quelques membres dans chaque mouvement, mais elles négligent leur dynamique évolutive : notamment le caractère trans-classe, multidimensionnel et contingent de l’alliance des chemises rouges dans les rue de Bangkok, ainsi que ceux qui écrivent, affichent ou les supportent d’une autre manière en Thaïlande et à l’étranger.

L’enjeu peut être compris si l’on se réfère au mot thaïlandais phrai, qui est devenu un point de référence omniprésent des membres en chemises rouges de l’UDD et plus largement dans le discours politique thaïlandais (ainsi que dans le discours médiatique sur les événements qui ont lieu en Thaïlande). Phrai peut être traduit en français par « roturier » : ce qui représente une référence directe à l’ère féodale qui prit officiellement fin en 1932 avec la transformation de la Thaïlande de monarchie absolue en monarchie constitutionnelle.

Thomas Fuller, correspondant du New York Times à Bangkok, a critiqué un autocollant populaire des chemises rouges qui déclarait : « Le sang des phrai ne vaut rien ». Cela serait « emphatiquement rhétorique », dit Fuller. « Il existe beaucoup d’histoires d’ascension sociale en Thaïlande et malgré la présence d’une dizaine de milliers de manifestants, la colère ne s’est pas exprimée par des attaques personnelles à l’encontre des riches. Le but principale de l’ire des manifestants semble être le système : l’impression que les bureaucrates et les militaires sont au service de l’élite, au détriment des pauvres » (voir « Thai Protesters Shed Culture of Restraint », New York Times, 31 mars 2010).

Néanmoins, il serait faux de considérer le choix des chemises rouges du terme phrai comme une mauvaise interprétation de la réalité. Du côté de l’UDD, on ne cherche pas simplement à réarranger la rhétorique politique de la Thaïlande, mais à redéfinir sa réalité politique. Pour réaliser cela, l’UDD positionne les phrai en opposition aux amatya (l’élite bureaucratique) – et les rapproche des jao (les seigneurs) que les phrai ne peuvent ni par tradition ni par définition devenir ou même contester (voir « The class divide fuels red-shirt anger against the established elite », The Nation, 26 mars 2010).

Il est vrai que les images médiatisées de ces semaines dramatiques – telles que l’ubiquitaire lueur rouge émise par les manifestants et reflétée dans les fenêtres des magasins de luxe de l’élite de Bangkok – peuvent sembler confirmer l’image d’une insurrection populaire de la part des pauvres ruraux de la Thaïlande contre ses riches urbains. Mais les faits sont tellement plus intéressants et compliqués que cela. Alors que les protestations continuaient, les liens des manifestants rouges avec Thaksin Shinawatra sont devenus de moins en moins pertinents. Au lieu de cela, ce qui a émergé, ce sont de nouveaux formes et acteurs de la politique en Thaïlande.

L’ancien et le nouveau

La dimension de classe est certainement un élément clé de ces événements. Nattawut Saikua, un des leaders de l’UDD, a déclaré, quand les chemises rouges affluèrent vers Bangkok à partir de toutes directions le 18 mars 2010, que la protestation était le début d’une « guerre de classes ». Ceci fut répété par Thanet Aphornsuvan, de l’université Thammasat, quand la violence de l’État fut déclenchée le soir du 10 avril : « La bataille a lieu entre l’armée qui supporte l’ordre établi, le gouvernement et l’élite urbaine de Bangkok à l’encontre des personnes des provinces… C’est une véritable guerre de classes. L’acte de répression de samedi confirme cela. »

Pourtant, les événements dans et au-delà des rues de Bangkok étendent la signification traditionnelle de « guerre de classes » et en effet peut-être même de « révolution ». Le mouvement des chemises rouges en Thaïlande est en train de redéfinir le terrain politique d’une manière qui fait penser aux luttes autonomes dans l’Italie de la fin des années 1970 et aux Zapatistes au Mexique à la fin des années 1990. Ainsi, tout comme ces mouvements antérieurs, l’UDD cherche à la fois à contester un ancien régime (et en termes thaïlandais les amatya et jao qui l’habitent) et à changer les termes mêmes dans lesquels la politique se mène et se débat.

Les chemises rouges recherchent, en fin de compte, beaucoup plus qu’un siège à la table des décisions pour la majorité marginalisée. Par leurs refus, manifestations et revendications de refondation politique, ils deviennent les agents d’une transformation plus profonde de la Thaïlande.

L’emploi de la violence par l’État afin de réprimer les chemises rouges n’a pas eu de succès ; ils restent dans des lieux clés à travers Bangkok, en résistant à la demande d’Abhisit Vejjajiva d’évacuer les rues de la ville. Les chemises rouges continuent à revendiquer la démission immédiate du premier ministre, la dissolution du parlement et planifient de nouvelles élections. De plus, les tentatives officielles de contraindre les médias indépendants – qui datent de bien avant l’état d’urgence – ont elles-mêmes été largement rapportées grâce à de nouveaux médias proliférants ; et des spécialistes et des activistes élèvent leurs voix en faveur d’efforts renouvelés pour rétablir la paix.

Durant le soulèvement de Songkhran en avril 2009, j’ai écrit un article pour openDemocracy dans lequel j’ai cité la célèbre phrase d’Antonio Gramsci dans les Cahiers de Prison : « La crise consiste exactement dans le fait que le vieux est en train de mourir et le nouveau n’est pas capable de naître ; durant cet interrègne une grande variété de symptômes morbides apparaît. » Un an plus tard, la violence contre-révolutionnaire du 10 avril 2010 cherche à repousser le nouveau et pourrait potentiellement causer des pertes humaines encore plus importantes. La crise de la Thaïlande continue.

Tyrell Haberkorn est chercheur au département de changements politiques et sociaux à l’université nationale d’Australie (Australian National University).