La santé n’est pas bonne au Chili

Par Christian Palma

, par Carta Maior

Ce texte a initialement été publié en portugais, et il a été traduit par Marie Uteau, traductrice bénévole pour rinoceros.

La santé, l’éducation et la sécurité sociale sont les principaux dysfonctionnements hérités de la dictature d’Augusto Pinochet. Depuis 30 ans, ces secteurs accumulent une série d’inégalités, de discriminations et d’abus qui sont en train d’épuiser la patience des Chiliens.

Peu de temps avant sa mort, l’économiste et sous directeur du budget du gouvernement de l’Unité Populaire (gouvernement de Salvador Allende), Humberto Veja, m’a raconté l’histoire suivante. Une certaine nuit du début de l’année 1973, le président Salvador Allende lui-même l’appela pour lui demander de préparer un projet afin d’affronter la crise économique qui dévastait le pays.

A cette époque, l’inflation avait grimpé de 22,1% en 1971 à 260,5% en 1972. L’année suivante le coût de la vie avait augmenté de 605,1%. L’importante pénurie organisée par la droite économique, qui commença à retirer de la circulation les produits basiques pour la population, engendra un climat de panique, associé à la grève des camionneurs et le boycott des Etats-Unis, qui bloquaient les flux de capitaux. Le tout généra un climat insupportable pour le gouvernement. Les Comités de ravitaillement et de contrôle des prix (Juntas de Abastecimiento y Precios- JAP) ne purent éviter la perception de pénurie. Le modèle économique était en échec.

Après des mois de travail, Humberto Veja remit ses calculs au président Allende. L’économiste raconte : « Je proposai de freiner substantivement les dépenses en éducation, santé et logement pour diminuer le déficit public qui était hors de contrôle et qui était la principale cause de l’inflation et du manque d’approvisionnement. Mais le président ne réagit pas bien à la proposition. C’était une situation pénible. Allende ne pouvait accepter de changer le système de cette manière parce qu’il allait punir le peuple qui avait assuré son élection. Pour lui, diminuer les dépenses en santé équivalait presque sa destruction. »

"-Ecoutez. Il n’y a pas de moyen de financer les dépenses sociales ;"

"-Je suis médecin. J’ai fait le serment d’Hippocrate. Je ne peux réduire la santé de mon peuple."

Tel fut l’échange cet après-midi là.

« Il a conservé ses idéaux qui consistaient à s’orienter vers la justice sociale, la dignité des plus pauvres, la défense de la santé, du logement, de l’éducation. Cela donnait du sens à sa vie. Il n’a jamais trahi ses valeurs et c’est là sa grandeur. » C’est avec ces mots qu’Humberto Vega a dépeint le président Allende et sa vocation de serviteur public.

Quelques années se sont écoulées depuis que l’économiste m’a raconté cet épisode de l’histoire du Chili. Pourtant, la santé, l’éducation et la sécurité sociale sont les principaux dysfonctionnements hérités de la dictature d’Augusto Pinochet qui, depuis 30 ans, accumulent une série d’inégalités, de discriminations et d’abus qui sont en train d’épuiser la patience des Chiliens.

Après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, le régime militaire et les civils de droite opérèrent un processus de décentralisation de la santé qui inclua la gestion municipale des dispensaires publics. Cette mesure prétendait augmenter les possibilités de choix des personnes, reprenant l’idée de la « liberté de choisir », soutenue par le père du néolibéralisme contemporain, Milton Friedman.

Mais le modèle a mal débuté : mauvaise gestion administrative, manque d’infrastructures, inégalités des ressources entre municipalités et création d’un système d’accès à la santé selon le niveau de revenus des personnes. En 1981, la grande privatisation de la santé s’est concrétisée avec la création des Institutions de Santé Prévisionnelle (ISAPRE) qui peuvent capter et administrer le financement de la santé et octroyer le service par le biais de prestataires comme les cliniques et centres de soins privés. Le système fonctionne en faveur de ces entreprises qui établissent des contrats individuels avec la personne qui souhaite intégrer le système privé, en échange d’un prélèvement de 7% de son salaire.

Théoriquement, toute la population a la liberté de choix entre le secteur public et le privé, mais dans la pratique, les catégories aux revenus moyennement élevés et élevés sont ceux qui fréquentent les ISAPRE parce qu’ils peuvent payer les prestations, ils ne sont pas exclus pour haut risque et sont essentiellement citadins (il n’existe pas de service privé dans certaines zones rurales). De sorte que les personnes pauvres avec des revenus insuffisants, qui courent un haut risque et résident dans certaines zones rurales ne peuvent réellement choisir et elles s‘affilient au FONASA (fonds national de santé).

Dans ce contexte, la part de la population couverte par les différents régimes d’assurance maladie est passée de 71% en 1973 à 62% en 1980, l’année qui précède la réforme. Le taux de couverture du FONASA passe de 83% à 59% entre 1984 et 2006 avant de remonter à 70% ; celui des ISAPRE passe de 3% à 26%, puis retombe à 16% ; alors que dans les forces armées, les assurances privées et les personnes non assurées au service public se maintinrent aux alentours de 14 à 15%.

En 2006, près de 92% de la catégorie la plus pauvre de la population était couverte par le FONASA, et 44% de la catégorie la plus riche était affiliée aux ISAPRE. La part d’affiliés au système public diminue proportionnellement à l’augmentation des revenus et, inversement dans le cas des ISAPRE, et des autres assurances privées et du régime des forces armées. Dans toutes les catégories, y compris la plus riche, plus l’âge et les risques de maladies augmentent, plus la proportion de personnes couverte par le système privé diminue, notamment parce que les ISAPRE demandent un taux de participation aux frais plus élevé.

Les gouvernements démocratiques, depuis 1990, ont augmenté considérablement le budget de la santé publique, spécialement pour le financement d’infrastructures et équipements. Un processus croissant de contrôle, supervision et réduction des abus des compagnies d’assurance a débuté avec la réforme de 1995 et, la création de la Superintendance des ISAPRE. Cet organe est devenu un instrument qui a pour objectif d’assurer le respect des normes des contrats et de réglementer les exclusions, d’établir un barème des frais et taux maximaux dans le cas des contrats couvrant les personnes âgées et les femmes enceintes, de réglementer la prise en charge des maladies préexistantes, d’uniformiser l’information pour faciliter la comparaison entre les différents contrats d’assurance maladie et d’arbitrer les conflits entres les ISAPRE et leurs affiliés.

La décennie 90 a été marquée par les abus des ISAPRE aux dépens des usagers, comme les hausses unilatérales des prix, les conflits pour non-remboursement de services de santé bien que les personnes versent leurs cotisations à temps tous les mois. La décision de maintenir ce modèle discriminatoire et inégalitaire été prise par le gouvernement de Ricardo Lagos (2000-2006). Il a en même temps été proposé une réforme du système créant un programme d’accès universel aux soins appelé AUGE (Assistance Universelle de Garanties Explicites), incluant 80 pathologies qui ont fini par bénéficier d’une couverture totale de l’Etat.

En 2002, le président Lagos a déclaré qu’il était nécessaire de faire disparaître les profondes inégalités qui caractérisaient le système de santé chilien : la lourde charge financière pesant sur les familles et l’énorme inégalité quant aux délais de prise en charge et la qualité des soins. Deux propositions de réforme élaborées alors en 2002-2004 n’ont alors pas été approuvées par l’opposition formée par les partis conservateurs, les ISAPRES et l’ordre des Médecins.

Un des axes centraux du débat, alors, était lié au financement de l’AUGE. Le gouvernement avait pour cela décidé d’augmenter l’IVA (Impôt sur la Valeur Ajoutée) et les impôts spécifiques au tabac, à l’essence et aux boisons alcoolisées. Mais la proposition fut rejetée par la droite au Congrès. Cette même droite qui aujourd’hui gouverne le pays avec Sebastian Piñera et qui a organisé la seconde phase du processus de privatisation dans lequel l’Etat distribue des ressources aux ISAPRE et aux cliniques privés. Récemment, la révélation des 100 millions de dollars de bénéfices obtenus par les ISAPRE au cours du premier semestre de l’année n’a pas manqué d’attiser la colère de l’opinion publique qui demande d’ores et déjà une nouvelle réforme du système de santé. En effet, la suprématie de la loi du marché dans la santé est en train d’épuiser la patience des Chiliens, comme c’est le cas pour l’éducation.