L’histoire de David contre Goliath

Saliem Fakir

, par SACSIS

 

Ce texte, publié originellement en anglais par SACSIS, a été traduit par Katia Bruneau, du traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Les organisations de la société civile continuent de faire contrepoids aux méfaits des grandes entreprises.

Des organisations citoyennes et associatives dévouées, luttant contre le manque de temps et le désintérêt du public, se coltinent à des grandes entreprises qui investissent des sommes démesurées dans leurs relations publiques. Ces grandes sociétés mènent une guerre inlassable pour leur image publique, déboursant beaucoup d’argent pour paraître vertueuses et irréprochables.

Étant donné leur pouvoir étendu, ces sociétés, œuvrant avec une malveillance délibérée à l’égard de l’intérêt général, ont tendance à inonder les médias de leur propagande, ce qui contraste fortement avec les maigres ressources des acteurs associatifs, luttant pour un monde meilleur et plus juste.

Mais ces mécaniques bien huilées et bien financées de relations publiques, même si elles induisent une asymétrie de pouvoir entre les entreprises et les ONG, ont aussi leur revers : celui de prédisposer les entreprises à la complaisance. Ainsi, comme BP l’a prouvé récemment, il arrive même aux PDG, en apparence si invincibles, de devenir maladroits et d’enchaîner les bourdes.

Dès qu’ils pensent être couverts, un scandale éclate et les surprend à l’improviste.

Mais lorsque les scandales éclatent, la lutte s’intensifie. L’assaut est lancé non plus seulement par la petite organisation civique menant son grand combat toute seule dans son coin, mais par la horde de tous ceux qui ont eu un quelconque différend avec cette société.

Même les actionnaires perdent confiance, et des entreprises côtés en bourse doivent affronter leur pire cauchemar : une baisse catastrophique de la valeur des actions.

Ceci est la nature même de la guérilla médiatique. Ne soyez jamais trop sûr, tant que vous n’êtes pas vraiment sûr. L’asymétrie de pouvoir est vite corrigée. Lorsque cela arrive, le temps s’écoule vite et semble jouer en défaveur des entreprises.

Alors que la marée noire de BP nous occupait fortement l’esprit, deux cas récents de méfaits commis par de grandes entreprises, révélés par une coalition d’ONG locales et internationales, sont restées relativement inaperçus. Pourtant, comme ils relèvent de la protection de l’intérêt général, ils sont importantes à signaler.

Ces affaires ont mis en lumière les travaux du Centre africain pour la biosécurité (African Centre for Biosafety, ACB) et de Natural Justice, qui ont mis en cause des cas de biopiraterie, dans deux dossiers distincts, de la part de la firme pharmaceutique multinationale Schwabe, basée en Allemagne, et du géant de l’alimentation Nestlé. Dans leurs récentes révélations la biopiraterie dont se rendent coupables les multinationales, ces deux organisations défendaient deux principes fondamentaux de la Convention sur la diversité biologique — celui du “consentement éclairé préalable” et celui du “partage des avantages”.

Les brevets sont importants car ils renforcent la valeur ajoutée d’une entreprise et la confiance de ses investisseurs. D’où la course désespérée des entreprises pour en enregistrer le maximum.

L’ACB, alliée à la Déclaration de Berne, une association sans but lucratif établie en Suisse, a intenté un procès contre l’Office européen des brevets qui a accordé illégalement quatre licences à Schwabe.

Schwabe a déposé une demande de brevet sur deux espèces de plantes pelargonium. ACB a remis en question la déclaration de Schwabe prétendant que son processus pour parvenir aux extraits contenant les propriétés médicinales du pelargonium était « novateur » (une condition pour prétendre à un brevet). ACB affirmait que Schwabe, en réalité, n’aurait pas pu avoir connaissance des propriétés médicinales des plantes sans le savoir apporté par les guérisseurs traditionnels.

Les communautés du Cap-Oriental utilisent la plante depuis très longtemps comme un remède traditionnel contre la toux. Commercialisée sous la marque Umckaloabo, elle est également vendue en Europe en tant que médicament naturel.

Face à l’opposition organisée par ACB et ses alliés, Schwabe a retiré les applications du brevet. Si le brevet avait été déposé, il aurait essentiellement empêché l’utilisation du remède traditionnel, Umckaloabo, en Europe.

Il y a eu une copie conforme de l’affaire Schwabe avec Nestec, une filiale scientifique de Nestlé. Nestec a déposé cinq brevets sur les extraits de rooibos et de honeybush, principalement à des fins de traitement des troubles inflammatoires comme l’arthrite rhumatoïde et à des fins cosmétiques.

Nestlé joue également un rôle prépondérant dans le secteur cosmétique. Il détient 30,5 % de L’Oréal, dont la part de marché s’élève à 18 milliards de dollars américains. Les brevets sur le rooibos et l’honeybush correspondaient à une stratégie de création de nouvelles gammes de produits pour le marché en plein essor des remèdes naturels.

Comme Schwabe, Nestlé a revendiqué la découverte d’un extrait « novateur » grâce à l’invention d’un nouveau processus pour le dériver, d’où la demande de brevet.

Mais le rooibos est endémique en Afrique du Sud, au sens où pousse uniquement dans les montagnes du Cederberg dans le Cap-Occidental, et ses bienfaits sont de notoriété publique depuis de longues années.

Natural Justice a remis en question la véracité des déclarations de Nestlé quant à son innovation. Les propriétés médicinales et cosmétiques du rooibos, au moins, sont connues depuis des lustres : d’abord par le peuple des Khoisans, et plus tard par les colons européens eux-mêmes, qui consommaient le rooibos, entre autres raisons, comme alternative au thé noir.

Natural Justice pense que Nestlé, contrairement à Schwabe, ignorait totalement les lois nationales, déléguant à son fournisseur la responsabilité de s’assurer du respect du droit national.

Cela va à l’encontre des propres codes de bonne gouvernance de Nestlé et de son engagement vis-à-vis du public que l’entreprise vérifie l’honnêteté de ses fournisseurs. Avant d’obtenir un brevet, tout processus doit avoir au moins l’autorisation du pays d’origine et un contrat pour en faire bénéficier la population locale.

Contrairement à la marée noire de BP, qui est publiquement visible (impossible d’ignorer les cadavres d’oiseaux et de poissons), la biopiraterie s’accomplit clandestinement dans de lointains laboratoires, à l’insu du grand public. Sa détection nécessite un engagement passionné et des talents d’investigation.

Ce rôle est joué par des organisations civiques aussi petites que déterminées. Souvent animées par deux ou trois personnes, elles font pourtant partie d’un réseau d’ONG nationales et mondiales travaillant de concert, parfois comme une toile d’araignée et à d’autres moments comme un essaim de guêpes prêtes à piquer.

Peut-être l’ancrage populaire de ces organisations est-il superficiel en raison de leurs modestes revenus, mais elles défendent l’intérêt général et s’appuient sur les médias et sur Internet pour diffuser leurs recherches et faire entendre leurs opinions.

Elles sont souvent accusées de manquer de représentativité. Elles l’admettent volontiers. Ce ne sont pas des partis politiques, mais plutôt des défenseurs de l’intérêt général.
Dans le cas de BP également, c’est le journalisme d’investigation d’une ONG des USA, ProPublica, qui a pu mettre en évidence que l’incident du golfe du Mexique n’était pas un cas isolé, même si BP cherchait à le dépeindre ainsi.

Depuis au moins dix ans, BP négligeait ouvertement les risques et se moquait des normes de sécurité, causant la mort de plusieurs employés dans divers accidents aux USA. Le principe était de réduire les coûts de l’entreprise afin de doper le bilan.

Qu’arriverait-il si des organisations à l’esprit civique n’existaient pas, comme le souhaiteraient certaines entreprises ?

Eh bien, il y aurait une énorme lacune dans la conscience et la compréhension du grand public. Leur savoir est un bien commun, dont la valeur collective dépasse largement ce que nous sommes souvent en mesure de comprendre. Sans ces biens communs, certains intérêts généraux d’équité, de justice et de moralité seraient une denrée rare et pour cette raison, nous serions bien plus pauvres.

Ce fait, à lui seul, éclaire les raisons qui poussent les entreprises à dépenser de telles sommes dans leurs relations publiques, pour gérer leur image, bloquer la publicité défavorable, se défendre contre les plaintes ou tenter d’affaiblir les organisations civiques en les poursuivant en justice.

Et quand bien même nous manquons de ressources, de temps, ou d’expertise pour défendre la moralité publique, soyons sûrs que les entreprises ont un autre frein dissuasif : la population tourne le dos aux marques qui se comportent mal.

La sensibilité morale, ancrée en chacun de nous, suscite toujours l’espoir qu’il nous est possible de créer un monde meilleur.

Fakir est un écrivain indépendant résidant à Cape Town.