C’est aussi notre révolution

Frederick Bowie

, par OpenDemocracy

 

Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy, a été traduit par Chloé Grimaux, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

21 février 2011 - Les leaders occidentaux ont peut-être peur qu’ayant observé comment des peuples peuvent dicter à leurs gouvernements ce que ces derniers devaient faire pour eux, au lieu de l’inverse, nous ne commencions nous aussi à reprendre possession de nos droits, en bloc.

Les Européens ne semblent pas pouvoir chasser l’Islam, ou plus précisément l’islamisme, de leurs pensées. Cela semble particulièrement vrai des Européens qui n’ont pas beaucoup séjourné dans le monde musulman, et dont la conception de l’immersion journalistique se limite à une déambulation d’un après-midi dans un quartier d’immigrants d’une capitale européenne de leur choix, en vue de discuter avec des hommes à la peau basanée autour d’une tasse de thé à la menthe.

Et même des écrivains plus sérieux ont fini par tomber dans le même piège ces dernières semaines. Prenez Timothy Garton Ash par exemple, dont la couverture du déclin de l’Union soviétique en Europe de l’Est dans les années 80 était exemplaire par sa combinaison de recherches de fond et d’expérience personnelle. Dans une série d’articles publiés dans le Guardian, Garton Ash accueillait avec de fortes inquiétudes la vague d’insurrections qui balaie le monde arabe. Dans son papier, du 17 février, une visite de la Rue de Tribulete à Madrid l’a plongé dans de nouvelles angoisses. Bien qu’il ait recueilli quelques formulations en demi-teinte d’un espoir mal défini, il n’a pas fallu longtemps pour que lui et ses interlocuteurs soient rattrapés par les souvenirs du terrorisme. Il a même réussi à croiser un jeune homme à un arrêt de bus qui déclamait des théories conspirationnistes antisémites d’inspiration wahhabite à destination des passants. Il va sans dire que l’effet global était loin d’être encourageant.

« Seul un idiot serait incapable de reconnaître que c’est un moment de danger autant que d’opportunité. », conclut-il. « La voie à suivre pour la Tunisie et l’Égypte est loin d’être aussi claire qu’elle ne l’était pour les pays d’Europe de l’Est –sans la moindre perspective sécuritsante d’adhésion à l’UE à l’horizon.

Le leitmotiv des craintes de Garton Ash est que la menace du fondamentalisme islamique, bien que celle-ci ait pu être instrumentalisée par les démocrates occidentaux et leurs dictateurs de clients, est bien réelle, et que la tâche qui incombe dorénavant à l’Europe est d’agir dans le but d’empêcher que cette menace ne devienne réalité. Sans notre aide et nos conseils, suggère-t-il, le bouleversement actuel qui touche nos voisins arabes conduira probablement à l’instauration de régimes plus autoritaires envers leurs citoyens, et plus dangereux pour nous que ceux qu’ils auront remplacés.

Le problème avec ce scénario n’est pas seulement qu’il repose sur une lecture erronée de l’histoire qui minimise ou ignore le rôle du soutien des forces occidentales dans la montée de l’islamisme, notamment en installant régime théocratique en Iran afin de garantir la « stabilité » et de prévenir une révolution véritablement progressiste [1]. Même si l’histoire donnait raison à Garton Ash, son argument serait encore sapé par la situation actuelle. Il est totalement contredit par tout ce que nous savons sur la situation aujourd’hui en Égypte, la seule de ces révolutions à avoir atteint un point où le rapport de forces semble avoir donné aux révolutionnaires un certain degré de contrôle, du moins provisoirement.

Toutes les informations qui nous parviennent s’accordent sur le fait qu’une fois s’être libérée elle-même, la première réaction de cette rue arabe n’a pas consisté à revenir à une sorte d’Age d’or autoritaire et moraliste, parc à thème médiéval de l’imagination orientaliste, mais plutôt à créer une forme de société totalement nouvelle, symbolisée et incarnée par l’occupation de la place Tahrir. Le résultat, ainsi que l’a décrit Yasmine El-Rashidi, s’est plus traduit par un croisement entre une fête religieuse locale (le type de carnaval joyeusement désordonné que les apprentis islamistes ne peuvent généralement pas supporter), et une communauté anarchiste. Un espace qui était autogéré, auto-protégé, avec un maintien de l’ordre et un recyclage auto-organisés, et où les citoyens se déléguaient constamment le pouvoir les uns les autres – des musulmans aux catholiques ou à la jeunesse « sans dieu » [2], des leaders potentiels ou dépassés à la masse de citoyens, et des soldats (jusqu’au rang d’officiers supérieurs) aux civils.

En d’autres termes, en l’absence de toute intervention extérieure, positive ou négative, l’évolution la plus probable des révolutions arabes qui se déroulent actuellement sera de générer des formes créatives d’organisation politique et de convivialité sociale : même enracinées dans leurs longs passés culturels, superposés à des traditions civilisationnelles plus récentes, elles sont aussi inédites pour ceux qui les vivent de l’intérieur qu’imprévisibles pour les observateurs extérieurs.

Le problème n’est pas dès lors que l’Europe ne puisse pas les aider, mais comment nous, Européens, pouvons tenir nos gouvernements éloignés de leur chemin, en nous assurant que nos élites politiques et financières ne tentent pas de subvertir ces mouvements pour leurs propres fins. (C’est un problème pratique qui requiert des solutions pratiques – ce sont des choses que nous devons faire, pas seulement des choses que nous devons demander aux autres de faire.) Le plus grand problème auquel l’Égypte est aujourd’hui confronté n’est pas les Frères musulmans, ou le fort taux de pauvreté et d’illettrisme, mais l’interdépendance vicieuse qui existe entre les plus hauts gradés de l’armée égyptienne, le complexe militaro-politique israélien et l’establishment bi-partisan américain, dont le symbole le plus obscène a été les douilles américaines qui jonchaient les rues du Caire après les jours les plus noirs de l’insurrection [3].

« Les amis de la famille »

Mené par les Égyptiens et les Tunisiens, le monde arabe est sur le point d’inventer de nouvelles formes de démocratie et de participation qui devraient non seulement détruire une bonne fois pour toutes l’image dominante orientaliste de la région, mais aussi apprendre beaucoup aux citoyens américains et européens. Ce qui n’est pas clair est de savoir si les dirigeants occidentaux et leurs courtiers paranoïaques des médias sont prêts à nous laisser profiter de cette inspiration.

Cependant, la bonne nouvelle est qu’il est probablement déjà trop tard pour eux de nous arrêter. Les citoyens occidentaux ont déjà largement eu l’opportunité depuis le mois dernier de voir à quoi ressemble une véritable démocratie en action – à quoi cela ressemble lorsque les citoyens affirment leurs propres droits eux-mêmes, plutôt que de les convertir volontairement en « privilèges » accordés par une plus haute autorité – et comment nos dirigeants soi-disant démocratiques réagissent lorsqu’ils sont confrontés à un tel comportement. Depuis la description par Tony Blair de Mubarak comme « une force de bien » jusqu’à l’aveu d’Hillary Clinton sur ses liens avec le dictateur égyptien et sa femme, qui comptaient parmi les « amis de la famille », en passant par les révélations selon lesquelles la moitié des ministres français comptaient sur les tyrans nord-africains pour des vacances à prix réduits et des plans voyage de dernière minute, ils nous ont rappelé quelque chose qui aurait dû nous être évident depuis le début. L’attitude de nos dirigeants élus envers les tyrans, les tortionnaires et les voleurs qui continuent de contrôler une grande partie de l’injustement nommé « monde en développement » ne relève pas seulement d’une tolérance forcée. Ils sont leurs amis, leurs alliés, leurs complices. Bien que les voies choisies pour accéder au pouvoir puissent différer, la culture que le pouvoir leur confère est fondamentalement la même.

Le problème de Blair et Clinton n’est pas qu’ils soient prêts à compromettre leurs valeurs issues des Lumières par opportunité politique – dans le but de protéger Israël, de se garantir un accès à des ressources énergétiques bon marché, ou de profiter d’une force de police complaisante prête à torturer leurs prisonniers afin qu’ils puissent garder leurs mains propres. Le vrai problème avec « nos » dirigeants est qu’ils ont plus en commun avec « leurs » dirigeants qu’avec la majorité des citoyens qu’ils sont communément tenu, aussi invraisemblable que ce soit soit, pour « représenter ». Et c’est pourquoi en dernière instance nous avons besoin de lois : non pas pour nous gouverner, mais pour restreindre leurs pouvoirs.

Bien sûr, l’interdépendance étroite qui relie les États policiers violents et corrompus à l’intérieur, qui continuent de diriger la plupart des zones du monde riches en ressources naturelles, et les oligarchies-par-consentement violentes et corrompues à l’extérieur de leurs frontières, qui apparaissent davantage comme les marionnettes (mais guère plus) de ces zones où la consommation est la forme dominante de l’oppression, est structurelle aussi bien que personnelle. Elle ne s’arrête pas aux verres que partagent Tony et Hillary avec Hosni et Suzanne au bord de la piscine. Nos gouvernements et nos entreprises vendent à leurs armées et à leurs forces de police des armes « non létales », puis les entraînent à les utiliser pour mieux terroriser leurs populations. Et nous faisons cela, non par bonté de cœur, mais précisément pour qu’ils nous vendent en retour les ressources naturelles de leurs pays à un prix inférieur à celui qui devrait être appliqué si ces ressources avaient été reconnues comme appartenant à l’ensemble des citoyens, de manière collective et indivisible, et pas seulement à une petite minorité tyrannique qui s’est arrangée pour se saisir des leviers de l’ancienne puissance coloniale, et les réemployer à son profit durant la période postcoloniale.

Dans ce contexte, la décision de David Cameron de surfer sur la vague du pouvoir du peuple en faisant escale en Égypte lundi dernier semble particulièrement opportuniste, de la part d’un homme dont le gouvernement a réussi en l’espace de quelques mois à autoriser la vente de gaz lacrymogène au Bahreïn, des munitions de contrôle des foules à la Libye, des hélicoptères de combat à l’Algérie et des véhicules blindés à l’Arabie saoudite. Partout où nous n’aurions pas dû vendre des armes cet hiver, nous l’avons fait. Et notre rôle dans l’équipement des dictateurs et de leurs hommes de main semble destiné à se perpétuer cette semaine lors du Salon international de la défense (IDEX), le plus grand salon de vente d’armes au Moyen-Orient, qui s’est ouvert dimanche à Abu Dhabi. Le Moyen-Orient reste le « marché prioritaire » pour l’industrie britannique, soutenue par UKTI ; et un dixième des exposants à l’IDEX sont des sociétés basées au Royaume-Uni [4].

Amener Tahrir à Kensington

Une des affirmations les plus invraisemblables de Garton Ash est la suivante : l’Europe a le devoir d’aider les nations arabes à déterminer la voie à suivre, en raison de notre expérience particulièrement riche dans les transitions réussies de la dictature à la démocratie. Cependant, on pourrait tout autant dire que nos élites au pouvoir ont une expérience particulièrement riche pour s’assurer que la transition des pays d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Amérique latine et d’une large partie de l’Asie de l’état de colonies à celui d’États indépendants demeure totalement compatible avec la poursuite et l’intensification des circuits d’exploitation et d’oppression de l’époque coloniale.

En fait, même au sein de l’Europe elle-même, nos dirigeants ont toujours tenté de s’assurer que toute transition de l’autoritarisme à la démocratie, dont ils se félicitaient ouvertement, était dans les faits vidée de toute substance. Dans ce processus, la « démocratie », d’une réelle participation active dans la gestion quotidienne du gouvernement, se transformait en un pur spectacle – un système de propagande qui existe principalement pour rendre l’injustice et l’inégalité bien plus supportables que ne le pourrait aucun régime autoritaire (comme Saroj Giri l’a récemment suggéré, en comparant les événements en Égypte et la situation en Inde). De ce point de vue, le monde arabe voudra sans doute éviter les conseils de nos gouvernements sur la façon de gérer la transition vers la démocratie.

Mais cela ne signifie pas que l’Europe et le monde arabe n’ont rien à apprendre l’un de l’autre. Au contraire. Si les révolutions en cours à travers la région sont en effet en mesure de remplir leurs promesses de reprise du pouvoir par leurs peuples, sans être subverties par le pouvoir économico-militaire des États-Unis, de l’Europe, d’Israël et de l’Arabie Saoudite, alors il est possible que les nouvelles nations arabes qui vont émerger de ce processus aient besoin et veuillent partager leur expérience avec nous. En effet, il pourrait, dans leur propre intérêt, leur apparaître vital de nous aider, nous peuples d’Europe, à reprendre le contrôle de nos propres économies et sociétés. Pas simplement dans le but d’exporter leur révolution, mais, comme condition minimale, pour nous transformer en bon voisin pour la région, nous qui sommes pour eux une source d’instabilité et d’insécurité chronique depuis plusieurs siècles.

Les manifestations et les actions en cours, depuis Madison, Wisconsin jusqu’au centre de Londres se sont déjà réclamés de l’expérience égyptienne, de manière à la fois explicite et symbolique. Les fonctionnaires américains ont brandi la semaine dernière des drapeaux égyptiens pour exprimer leur rejet des tentatives de l’État de les priver de leurs droits syndicaux, tandis que les activistes britanniques ont appelé à une journée d’action en mars pour « faire venir la place Tahrir à Hyde Park ». Bien que la nature de chaque acte de révolte de l’homme soit spécifique, et, à un certain point, intransposable, l’énergie qu’il dégage est par sa nature contagieuse et transgressive. Combien de temps avant qu’ici, en Occident, les programmes politiques d’« austérité » de nos gouvernements créent les conditions favorables à l’éclosion de milliers de Tahrir Squares ? En observant les récents événements en France et en Grèce, on peut penser que ce jour n’est peut-être pas si loin.

Noam Chomsky a récemment déclaré que ce que les dirigeants occidentaux craignent réellement n’est pas une prise de pouvoir islamiste dans le monde arabe, mais l’émergence de vrais États arabes démocratiques et indépendants qui ne s’inclineront plus devant Washington pour satisfaire toutes ses volontés. C’est indéniable. Mais je crois qu’ils ne craignent pas seulement l’émergence de démocraties dans le monde arabe. Autant inconfortables et embarrassantes soient-elles, ils savent qu’ils peuvent vivre avec. Ils craignent davantage que leurs citoyens/sujets, endormis depuis 60 ans de démocratie, soient sur le point de s’éveiller à le propre pouvoir : ayant observé comment le peuple dicte à son gouvernement ce qu’il doit faire pour eux, plutôt que l’inverse, nous devrions commencer à reprendre possession de nos propres droits, en bloc, au lieu d’attendre que nos dirigeants nous les accordent à doses homéopathiques – ou nous refilent des placebos.

La victoire des révolutionnaires de la place Tahrir, bien que partielle et provisoire, nous rappelle que nous avons déjà commencé notre propre révolution, et que nous avons échoué à l’achever. Notre moment est peut-être également arrivé.

Frederick Bowie est un journaliste indépendant. Il a vécu et travaillé plusieurs années au Moyen-Orient, et a été un contributeur régulier à l’hebdomadaire cairote Al-Ahram Weekly.