Shell au Nigéria : la lutte pour la responsabilité

Ben Amunwa

, par Pambazuka

 

La version originale de cet article a été publiée en anglais par Pambazuka. Il a été traduit par Abel Page, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Ben Amunwa étudie comment l’issue du procès Wiwa contre Shell affecte la crise en cours dans le Delta du Niger, ainsi que les implications du règlement judiciaire pour les droits humains, la justice environnementale et le contrôle des ressources dans la région.

Le règlement judiciaire du procès emblématique Wiwa contre Shell en juin 2009 a marqué une petite mais importante étape pour la douzaine de plaignants impliqués. Ils accusaient Shell de complicité de violations des droits humains, parmi lesquelles des crimes contre l’humanité, des exécutions sommaires, des tortures et des détentions arbitraires. Les abus ont eu lieu pendant la répression militaire des années 90, lorsque 300 000 personnes de la communauté minoritaire Ogoni se sont mobilisées derrière l’écrivain et activiste Ken Saro-Wiwa pour protester contre les dévastations environnementales et sociales causées par Shell, Chevron et les autres compagnies opérant dans la région pétrolière du Delta du Niger. Ces manifestations furent les plus importantes jamais vues contre les compagnies pétrolières. En conséquence, Shell s’est engagé avec les militaires nigérians dans une campagne de violence aveugle en Ogoniland, culminant dans l’exécution sommaire de Saro-Wiwa et de huit autres activistes le 10 novembre 1995.

Pendant les 12 années suivantes, une bataille juridique s’est engagée au Tribunal du District de New York. Les avocats des plaignants ont rassemblé un dossier substantiel des pièces à conviction, incluant des mémos confidentiels de la compagnie, des emails et des dépositions de témoins, mettant en lumière la complicité de Shell dans les violations des droits humains commises en Ogoniland. Des illustrations vivides de l’étroite relation entre Shell et les militaires ont finalement été rendus publics dans le sillage du procès, dans le cadre duquel Shell a finalement accepté de payer 15,5 millions de dollars US aux plaignants.

Agissant dans les coulisses se trouvait Osamede Okhomina, un cadre du secteur pétrolier défiant les stéréotypes. Il est originaire du Delta du Niger et est titulaire d’un Master de philosophie de l’Université de Cambridge. Son entreprise, Energy Equity Resources, basée sur le papier dans la Marble Arch à Londres et à Victoria Island, Lagos a joué le rôle d’intercesseur dans la négociation du règlement judiciaire à du procès Wiwa. EER a aidé les deux parties à mettre en place le Kiisi Trust, un fonds de 5 millions de dollars US créé grâce avec l’argent du règlement, pour « des initiatives en Ogoniland de dotations éducationnelles, de développement des compétences, de développement agricole, de programmes pour les femmes, de soutien aux petites entreprises et d’alphabétisation des adultes ».

Un court communiqué d’EER publié le jour du règlement indique : « M. Okhomina a insisté … sur l’importance qu’EER accorde à la création d’un fonds en fiducie permettant aux communautés locales de profiter directement des bénéfices de la production pétrolière… EER croit que cette approche offre un avenir meilleur à l’ensemble des personnes concernées, et il espère que sa contribution à la résolution de ce procès sera vue en ce sens. »

C’est probablement une source de soulagement que cette contribution d’EER se soit vite évanouie dans la tempête médiatique qui a englouti Shell. Cependant, l’attitude d’EER, une compagnie de prospection pétrolière et gazière bien moins importante, mérite d’être considérée.

La mise en place de « fonds en fiducie » (trust funds) dans le Delta du Niger est un type de réponse émergent à ce que l’UNDP appelle la « scandaleuse » situation de développement de la région. Malgré leur échelle limitée, ils pourraient avoir davantage de potentiel que les piles de projets de développement communautaires abandonnés qui avaient été initiés par Shell et les autres groupes pétroliers.

Pendand plus d’une décennie, ces compagnies ont utilisé la « philanthropie stratégique » pour acheter le consentement des communautés où elles extraient le pétrole et le gaz. Suite à l’exécution de Saro-Wiwa et au naufrage du Brent Spar (silo flottant de stockage de pétrole (ndt)), Shell a pris conscience du besoin de restaurer son image globale, ce qui a mené à l’invention de la « Responsabilité sociale des entreprises » (RSE). Aujourd’hui, l’échec de la RSE dans le Delta du Niger est un secret de polichinelle. En 2001, une étude des projets communautaires de Shell a montré que sur les 80 initiés, 20 n’existaient pas, 36 étaient partiellement mis en œuvre et seulement 25 fonctionnaient de manière efficace.

Malgré cela, Alice Ajeh, la directrice des relations internationales de Shell au Nigéria, basée à La Haye, croit que la RSE est la réponse. Confrontée à une marée d’emails protestant contre les pratiques de Shell au Nigéria, elle insiste sur le fait que Shell a dépensé 242 millions de dollars US l’an dernier pour le développement des communautés – « le plus important investissement communautaire réalisé par Shell dans le monde. » Pendant son séjour à Port Harcourt, un rapport confidentiel de WAC Global Services pour Shell concluait que ces investissements créaient des « inégalités sociales » et augmentaient les conflits et la violence au lieu de bénéficier aux communautés.

Même en supposant qu’une partie des projets de développement communautaire de Shell existe et fonctionne effectivement, ceux-ci ne sauraient compenser les dévastations sociales et environnementales illégales causées par les marées noires récurrentes causées par la compagnie, le torchage du gaz et sa sur-dépendance envers les forces de sécurité nigérianes.

Bien que l’ensemble des problèmes de ces régions ne puisse évidemment pas être attribué à la compagnie, les activités de Shell exacerbent clairement l’insécurité, la corruption et la pauvreté.

Les forces de sécurité gouvernementale sont souvent à la solde des compagnies pétrolières internationales ; or ces mêmes forces sont responsables d’un nombre inconnu d’exécutions sommaires, d’assassinats, de torture et de détentions. D’après une organisation locale de défense de droits, le Centre pour l’Environnement, les Droits de l’Homme et le Développement (CEHRD), pas plus tard qu’en décembre 2009, des soldats armés chargés de surveiller un distributeur de Shell à K-Dere en Ogoni, ont torturé un homme et sa femme, les battant sévèrement avec la crosse de leurs pistolets et des fouets, jusqu’à ce qu’ils vomissent du sang. Ces agissements sont réguliers de la part des forces de sécurité payées, nourries et logées par Shell.

Le Delta du Niger n’est en aucun cas une économie « pauvre ». Des profits abasourdissants sont pompés dans ses criques par Shell, Chevron et les autres compagnies sur une base journalière. Le FMI estime que le Nigéria a gagné 75 milliards de dollars US en revenus pétroliers entre 2004 et 2007. Pourtant, la région du Delta est appauvrie par des décennies d’une corruption battant tous les records à tous les niveaux de l’élite politique nigériane, un vol continu bénéficiant de l’assistance des multinationales pétrolières et des banques occidentales.

Cette semaine, la Police Métropolitaine poursuit les proches de l’ancien gouverneur du Rivers State James Ebori pour l’avoir aidé à blanchir 30 millions de dollars US entre 2005 et 2007. Parmi ses actifs gelés se trouvent des fonds issus d’un contrat lucratif de la compagnie d’Ibori, Mex Engineering, pour la fourniture de péniches aménagées à Chevron et Shell. Scotland Yard suspecte que ce contrat cache une affaire de corruption, mais les entreprises le nient. Malgré l’opposition politique et une tentative du parlementaire conservateur Tony Baldry pour obstruer les poursuites au Royaume-Uni, le procès devrait avoir lieu au tribunal de Southwark Crown à Londres et pourrait révéler des faits préjudiciables liés au contrat.

Avec des compagnies pétrolières et tous les échelons du gouvernement nigérian largement embourbés dans la corruption, il y a besoin de mécanismes plus transparents et indépendants pour contrôler et tracer les revenus pétroliers. Les fonds fiduciaires comme le Kiisi Trust pourraient constituer un moyen pragmatique et temporaire de s’assurer que les communautés des villages bénéficient de leurs ressources.

Cependant, les fonds fiduciaires ne peuvent rien en ce qui concerne l’injustice fondamentale qu’illustre le procès Wiwa – les violations des droits humains par les compagnies pétrolières. La production pétrolière reste intimement liée à de choquantes violations des droits de l’homme. Comme l’a déclaré Saro-Wiwa au jury qui le condamna à mort : « Les militaires n’agissent pas seuls. Ils sont soutenus par un troupeau de politiciens, avocats, juges, universtaires, hommes d’affaires, tous cachés… »

Le procès Wiwa a montré le « pouvoir de la mémoire contre l’oubli ». Tant que les compagnies pétrolières continueront à conduire leurs affaires sur le dos des droits humains, elles seront toujours en dernière instance démasquées, tenues pour responsables et forcées à réparer.

Ben Amunwa est le coordinateur de la campagne Remember Saro-Wiwa de PLATFORM.