Défis et alternatives face au changement climatique

Les multinationales sont-elles compatibles avec le climat ?

, par Basta ! , PETITJEAN Olivier

Manifestation devant le siège de Petrobras, Rio de Janeiro, 2014. Crédits : Agencia Brasil Fotografias

À l’approche de la Conférence de Paris sur le climat, on parle beaucoup – négociation intergouvernementale oblige – du rôle et des engagements des différents pays. Les États-Unis et la Chine vont-elles accepter des objectifs contraignants de réduction de leurs émissions ? L’Union européenne (UE) va-t-elle continuer à jouer le rôle de « pionnière » dont elle aime tant se vanter ?

Si ces questions occupent légitimement l’attention, elles sont aussi de nature à fausser quelque peu le tableau. Que reste-t-il de l’image « verte » (d’ailleurs bien diluée) que souhaite entretenir l’UE lorsque l’on sait que la soif de consommation des Européens contribue à augmenter la déforestation et les émissions de gaz à effet de serre (GES) ailleurs dans le monde ? Autrement dit, dans le système économique mondialisé qui est le nôtre, y a-t-il encore un sens à assigner seulement des objectifs d’émission de GES au niveau de chaque pays, alors que certains d’entre eux délocalisent une grande partie de leurs émissions ailleurs ?

Les regards se tournent alors naturellement vers les autres « méchants » tout trouvés de la grande bataille du climat, les autres maîtres de l’ordre économique global : les multinationales. Mais si l’on parle beaucoup, et à juste titre, du rôle central joué dans ce domaine par les géants de l’énergie, du pétrole et du gaz, il vaut aussi la peine de considérer le rôle des grandes entreprises de manière plus globale. En dernière instance, ce n’est pas seulement un secteur particulier, mais tout un système économique qui se trouve remis en cause par la crise climatique. Ou du moins qui devrait l’être.

Les « bad boys » du climat

En décembre 2013, une étude scientifique relayée par le quotidien britannique The Guardian affichait la couleur : 90 entreprises (publiques et privées) seraient responsables de 63 % des émissions de GES dans le monde entre 1751 et 2010, soit environ 914 milliards de tonnes de CO2. Au premier rang de ces coupables historiques du dérèglement climatique : les grandes majors pétrolières comme ExxonMobil, Chevron, BP et Shell. Des entreprises qui sont aussi – ce n’est pas un hasard – les plus importantes du monde en termes de chiffre d’affaires et de bénéfices, bien au-dessus de la plupart des États.

Ces chiffres donnent la mesure de l’enjeu. L’objectif officiel de maintenir le réchauffement climatique global en deçà des 2ºC implique de s’engager sur une trajectoire de réduction drastique de nos émissions, qui obligerait ces entreprises à laisser la plus grande partie de leurs réserves dans le sous-sol et donc, dans bien des cas, à mettre la clé sous la porte. Perspective dont elles ne souhaitent évidemment pas entendre parler. De manière notoire, les majors pétrolières (ou charbonnières), notamment nord-américaines, sont en première ligne des efforts pour saboter les efforts nationaux et internationaux de lutte contre le changement climatique, que cela soit en finançant des lobbies climato-sceptiques, en combattant toute tentative de régulation des GES ou encore en mettant en avant des « solutions » plus ou moins fantasques censées leur permettre de continuer à émettre autant de carbone dans l’atmosphère qu’auparavant.

Dernièrement, les majors européennes ont adopté une stratégie plus subtile de promotion du gaz comme la plus « propre » des énergies fossiles – omettant délibérément de mentionner que le gaz reste fortement émetteur de GES, particulièrement quand il s’agit de gaz non conventionnel comme le gaz de schiste. Mais de toutes façons, qu’elles soient européennes, américaines ou autres, les majors pétrolières et gazières continuent au jour d’aujourd’hui à investir pour développer de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, souvent dans des conditions de plus en plus extrêmes (offshore profond, Arctique) ou de manière de plus en plus polluante (sables bitumineux, gaz de schiste). Aucune d’entre elles n’a même commencé à engager une diminution significative de ses émissions.

Face à l’impuissance apparente des dirigeants politiques, les mouvements de la société civile tentent de plus en plus souvent de s’attaquer directement aux multinationales du pétrole, du charbon et du gaz. Cela peut être par des actions directes ou des tentatives de blocage de grands projets emblématiques, comme l’oléoduc Keystone XL aux États-Unis ou, plus récemment, les équipements de forage offshore que Shell se prépare à envoyer dans l’océan Arctique. Cela peut aussi être en ciblant les sources de financement de ces entreprises, comme c’est le cas du mouvement mondial de désinvestissement des énergies fossiles, qui appelle tous les investisseurs publics et privés (universités, églises, fonds de pension, etc.) à retirer leur argent des principales entreprises actives dans le secteur du charbon, du pétrole et du gaz.

Les hydrocarbures au cœur de l’économie

L’un des problèmes auquel se heurtent les militants qui ciblent les multinationales de l’énergie fossile est qu’au-delà de leur poids propre – qui est déjà considérable – celles-ci continuent à former la colonne vertébrale de nos économies. Ce qui explique qu’elles bénéficient du soutien sans faille de tous les lobbies patronaux, au niveau national et international.

Il suffit de tirer le fil des énergies fossiles, et on retrouve rapidement tous les autres secteurs de l’économie :

  • Directement lié au secteur des hydrocarbures, les entreprises dites « parapétrolières » (Halliburton, ou Technip et Vallourec en France) sont spécialisées dans le service aux firmes pétrolières. Les entreprises de l’eau et de la gestion des déchets, comme Suez et Veolia, se sont elles aussi positionnées depuis quelques années sur ce marché (traitement des eaux usées, démantèlement, etc.).
  • Les entreprises de production d’électricité et de distribution d’électricité et de gaz sont elles aussi directement dépendantes des majors pour leur approvisionnement, et contribuent à maintenir le règne des hydrocarbures par leurs choix énergétiques.
  • De nombreux secteurs industriels, comme le ciment ou la sidérurgie, sont des consommateurs importants de charbon (coke), ce qui les place aux premiers rangs des émetteurs de GES. Des entreprises comme ArcelorMittal (sidérurgie) ou Lafarge (ciment) possèdent d’ailleurs des mines de charbon.
  • Les autres entreprises minières, quand elles n’ont pas directement des activités dans le charbon ou dans les autres hydrocarbures, requièrent des quantités massives d’énergie.
  • Les entreprises chimiques sont des consommatrices importantes de pétrole et de gaz comme matière première. C’est ce qui explique que ce secteur soit en première ligne pour défendre l’exploitation des gaz de schiste en France et en Europe.
  • Par ricochet, les entreprises liées à l’agroalimentaire dépendent elles aussi du secteur des hydrocarbures pour leur approvisionnement en engrais et en produits phytosanitaires.
  • Les secteurs de l’automobile et du transport aérien ont eux aussi, bien évidemment, un modèle commercial qui repose sur la consommation de combustible fossile, et qui ont a priori tout intérêt à ce que cette consommation ne soit pas contrainte.
  • Sans oublier les banques et les autres établissements financiers, qui ont une activité souvent très lucrative de financement du secteur des hydrocarbures et des grands projets extractifs. La campagne menée avec succès en France contre l’implication des banques tricolores dans les projets de mines de charbon du Bassin de Galilée est une illustration de leur rôle crucial dans ce domaine.

Solutions

Ainsi, on peut dire que virtuellement toutes les multinationales, quel que soit le secteur d’activité concerné, ont au moins un intérêt indirect à ne pas voir remis en cause le système économique actuel et sa consommation intensive de combustibles fossiles. Récemment, on a pourtant assisté à une tendance de plus en plus marquée à faire appel aux grandes entreprises pour qu’elles apportent leur « contribution » à la lutte contre le réchauffement global. Les conférences intergouvernementales sur le climat accordent une place de plus en plus grande aux multinationales. Ce qu’est encore venu illustrer le choix du gouvernement français de faire sponsoriser la COP21 par plusieurs multinationales tricolores, au bilan pourtant contestable en la matière.

L’argumentation habituelle de ceux qui soutiennent l’implication des grandes entreprises est que ces entreprises ont un rôle indispensable à jouer pour favoriser ou non le changement. « Il faut des solutions qui fonctionnent économiquement », nous dit-on. « Ceux qui font partie du problème font aussi partie de la solution. » Le problème est que cela revient généralement à entériner l’idée selon laquelle l’action en matière climatique ne doit surtout pas remettre en cause l’ordre économique établi.

Les « solutions » mises en avant par les entreprises multinationales sont souvent structurellement limitées par leur modèle commercial et par la nature même du système économique qui est consubstantiel à leur existence. Il s’agit généralement de solutions « basées sur le marché », qui ne font que déplacer les problèmes et/ou sont aisément manipulées. Dans bien des cas, la question climatique est perçue tout simplement comme une nouvelle source potentielle de profits, souvent garantis par les pouvoirs publics (par exemple les marchés de l’éolien offshore en France). La mise en œuvre de « solutions » de ce type depuis quinze ans (comme les marchés carbone) n’a eu aucun impact sur l’évolution des émissions globales de GES, et il y a fort à parier qu’il en ira de même à l’avenir, pour la simple raison qu’elles ne remettent pas en cause les fondamentaux du système : le consumérisme et la logique d’accumulation.

Questions de fond

Au fond, c’est souvent tout le modèle économique de ces entreprises qu’il faudrait remettre en cause. Prenons l’exemple de Suez environnement, l’un des mécènes officiels de la COP21. La « solution » aux enjeux globaux de l’eau est-elle vraiment de développer des technologies coûteuses et énergivores, comme le dessalement, que pourront seulement se permettre les plus riches, et qui sont facteurs de privatisation d’un service essentiel ? Ou bien au contraire de transformer à la racine les usages de l’eau, notamment ceux des industriels, des mines, ou des grandes exploitations agricoles ? La « solution » au problème des déchets est-elle de construire d’immenses incinérateurs ou des unités géantes de méthanisation, ou bien une politique préventive telle qu’elle est défendue par le mouvement Zero Waste ?

La démonstration peut être reproduite dans d’autres secteurs. La « solution » en matière d’habillement est-elle de se contenter d’« optimiser » une modèle commercial comme celui de LVMH (autre sponsor officiel de la COP21), largement fondé sur l’extension mondiale du consumérisme, avec pour corollaire les tours de passe-passe fiscaux et, dans de nombreux cas, les atteintes aux droits des travailleurs ? Passe-t-elle par le renforcement de l’agriculture paysanne et biologique, ou bien par l’amélioration de la « performance environnementale » des chaînes d’approvisionnement de multinationales comme Coca-Cola, Danone ou Carrefour ? Autant de questions qu’il faudrait au moins pouvoir poser dans le cadre de la COP21.

Sans oublier la question fondamentale de la distribution des richesses, quasiment jamais abordée dans le cadre des discussions sur le climat. Toutes ces entreprises, qui distribuent chaque année des milliards de dividendes, ne sont-elles pas les mêmes qui ne cessent de déclarer qu’il faut des mesures adaptées, progressives, « basées sur le marché », et qu’elles ont besoin d’exemptions et d’aides publiques pour pouvoir mener à bien la transition sans nuire à leur viabilité économique ?

Modèle économique

Bref, si les multinationales sont effectivement appelées à jouer un rôle de premier plan dans la Conférence climat de Paris, et plus généralement en matière d’action pour le climat, on peut malheureusement être d’ores et déjà assuré de deux choses. D’une part, les mesures prises ou annoncées en décembre 2015 et après resteront minimales, bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour prévenir les effets les plus dramatiques du dérèglement climatique. D’autre part, ce seront les citoyens, les usagers et les consommateurs, et non pas les entreprises et leurs actionnaires, qui en supporteront les coûts.

Plutôt que de confier le sort du climat aux multinationales, nous et nos dirigeants serions mieux inspirés de réaffirmer le pouvoir et la responsabilité du politique de fixer les règles du jeu dans le cadre desquelles doivent opérer les activités économiques, en fonction d’objectifs d’intérêt général et de sauvegarde du climat. Au-delà, il s’agit aussi de rouvrir grand les portes d’un véritable pluralisme économique, aujourd’hui malmené par l’imposition d’un modèle unique et extrêmement réducteur de « l’entreprise ». Au fond, le dérèglement climatique nous impose un réajustement entre le local et le global, avec des activités économiques reposant, certes, sur des entreprises privées, mais aussi sur des services publics, sur l’économie sociale et solidaire, les biens communs et diverses formes d’échange non monétaires.

Certaines multinationales auront-elles encore leur place dans un tel monde ? C’est la grande question.