Samir Amin et la déconnexion en tant qu’héritage historique

, par ALAI , SUAZO Javier

Les sciences sociales sont en deuil : Samir Amin est mort. Cet économiste franco-égyptien renommé et penseur en sciences sociales a, plus que quiconque, lutté en faveur du tiers-monde et d’une Amérique latine indépendante, non soumise aux pays hégémoniques du centre, aux multinationales et aux élites économiques et financières.

Samir Amin est l’invité d’une discussion sur le podium du groupe de gauche à Pfefferberg, Berlin. Septembre 2016 @Fraktion DIE LINKE. im Bundestag

Contrairement à Marini, Dos Santos, Banbirra ou encore Gunder Frank, il n’a pas fait partie du groupe de théoriciens latino-américains qui ont élaboré la théorie de la dépendance entre la fin des années 60 et le début des années 70. En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’un grand nombre de ses contributions ont complété et parfois même dépassé leurs postulats.

Comme chacun sait, la théorie de la dépendance, dans sa version marxiste, attribue le sous-développement des pays de ce que l’on nomme « la périphérie », à la dépendance historique et à la subordination de leur économie aux pays du centre, mais surtout à la surexploitation du travail dans ces pays, surexploitation qui permet le transfert de plus-values plus élevées. Pour Amin, cela se passe à l’échelle mondiale et fait partie intégrante d’un système d’accumulation qui reproduit dans certains pays un modèle de dépendance qui les empêche d’aspirer au développement ou de sortir du sous-développement.

Une étude pionnière dans ce domaine est L’accumulation à l’échelle mondiale : critique de la théorie du sous-développement, livre publié en 1970 en français. Amin y décrit la formation et le développement subordonné du capitalisme dans les pays de la périphérie ainsi que les mécanismes de transfert de surplus économique vers les pays du centre, y compris les ajustements spécifiques des comptes extérieurs et le rôle de la périphérie dans le cadre de de l’économie mondiale. Ce travail s’ajoute à celui d’Arghiri Emmanuel L’échange inégal, publié en 1969 en français. Ces recherches sont devenues des références incontournables pour les économistes et autres chercheurs en sciences sociales latino-américains qui tentent d’expliquer la nature de la dépendance à l’échelle mondiale ; et de fait, aujourd’hui, cette nature est globale.

Un des ouvrages les plus remarqués de Samir Amin en Amérique latine fut La question paysanne et le capitalisme, écrit conjointement avec Kostas Vergopoulos en 1974. Cet ouvrage servit de base à l’analyse des problèmes causés par le développement du capitalisme dans le domaine de l’agriculture, aux thèses sur les voies du développement à partir de l’expérience russe et aux formes d’obtention du produit social des économies paysannes dans le cas particulier de la rente de la terre.

Ces apports théoriques et même empiriques ont grandement participé à une meilleure compréhension de la structure agraire des pays du tiers-monde et de ceux d’Amérique latine en particulier, et à la conception de politiques menées par l’État et par le mouvement obrero-campesino (ouvrier-paysan) pour encourager des formes de production non capitalistes capables de résister aux assauts du capitalisme. Il fallait chercher de nouveaux espaces de développement endogènes, allant à l’encontre des modèles d’accumulation traditionnels comme la monoculture et les projets et projets de développement rural, en tant que formes parasitaires de re-création des économies paysannes. Pour lutter en faveur de l’accès à la terre et de l’amélioration des conditions de vie des familles, des alliances entre des acteurs tels que les paysans et les ouvriers se révélaient également indispensables.

À la fin des années 70 et 80, son activité intellectuelle n’a pas ralenti et il est difficile de tenir le compte de tous les livres, revues et articles qui ont été publiés dans des revues africaines, européennes, nord-américaines et latino-américaines. Un autre travail pionnier fut la théorie de la déconnexion, développée dans un livre publié en 1985 quand, au même moment, le FMI, la Banque Mondiale et le Trésor des États-Unis approuvaient le Consensus de Washington, une sorte de décalogue du modèle et des politiques néolibérales appliquées dans les pays du tiers-monde.

La thèse de la déconnexion recherche avant tout à ce que les pays de la périphérie contrôlent le processus d’accumulation interne, ce qui les orienterait vers un développement plus autonome, libéré de la dynamique et des intérêts économiques, sociaux et culturels des pays du centre, et plus encore de ceux des élites économiques et des multinationales. L’effort productif doit être dirigé avant tout vers la production de moyens de production et de biens de consommation courante de la population, et non pas à la production de biens non traditionnels voués à l’exportation ou de biens de luxe pour les pays du centre et leurs alliés internes.

Ce contrôle de la dynamique d’accumulation interne ne doit pas être porté par les élites nationales, alliées du capital transnational, mais par une grande alliance des forces et mouvements populaires. Celle-ci dépasserait les approches traditionnelles du développement et penserait en termes de classe avec un mouvement ouvrier qui serait le leader du processus de changement révolutionnaire, même s’il est vrai que ce mouvement fut largement anéanti par les politiques néolibérales et par le contrôle des organisations et de leurs leaders.

La déconnexion suppose la mise en place d’un modèle de développement de type socialiste toujours d’actualité (envisagé comme un futur à construire), mais qui laisserait place à un large espace de participation politique et sociale tout en reconnaissant les indépendances et les autonomies ancestrales légitimes des peuples et des communautés. De la même manière, il devrait englober des efforts supranationaux et régionaux de plusieurs pays, gouvernements et peuples à la recherche d’une indépendance commerciale, financière, technologique et culturelle. Les initiatives de l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR), de la Communauté d’États Latino-Américains et Caraïbes (CELAC), de la Banque du Sud, de l’Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), des BRICS et du Forum social mondial (dont Amin fut l’un des promoteurs et fondateurs aux côtés de l’ex-président du Brésil Lula), font partie de ces initiatives. On peut y ajouter celles du Forum du Tiers-Monde et du Forum Mondial des Alternatives (FMA), dont il était le président.

Il y a beaucoup à apprendre de Samir Amin, c’est pourquoi ses contributions à la théorie du développement dans le cadre d’un monde globalisé doivent être analysées et discutées au sein des universités et des organisations sociales et populaires les plus diverses. Dans le cas des pays latino-américains, défendre les institutions et les organisations qu’il a créées est le moins que l’on puisse faire pour un penseur qui a offert beaucoup à l’Amérique latine.

Tegucigalpa, Guatemala, le 15 août 2018.
 

Voir l’article original en espagnol sur le site de ALAI

Commentaires

Cet article a été traduit de l’espagnol au français par Charlotte Henry et Irene Estevans, traductrices bénévoles pour Ritimo.