Le « non » n’a pas créé la surprise, le dimanche 16 avril, lors du référendum portant sur le renforcement des pouvoirs présidentiels en Turquie. Pourtant, le score – 51,4 % contre 48,6 % –, permettant de ratifier cette révision constitutionnelle, adoptée par le Parlement en janvier dernier, est plutôt étriqué, et prive de fait Recep Tayyip Erdoğan du plébiscite dont il avait rêvé.
La cause de cette victoire étroite tient probablement à la défection de l’électorat nationaliste, qui a peu suivi, semble-t-il, les consignes de son leader, Devlet Bahçeli, auquel il était reproché un ralliement trop opportuniste à la réforme. On observe toutefois que, de son côté, l’AKP n’a pas toujours pu compter, lors de ce scrutin, sur le soutien de son propre électorat.
Le « oui » l’emporte certes dans les zones urbaines et rurales d’Anatolie continentale et sur l’essentiel du littoral de la mer Noire, qui sont des terres d’implantation traditionnelle du parti au pouvoir. Mais le « non », majoritaire en Turquie d’Europe, dans le Sud-Est kurde ainsi que sur l’essentiel des côtes égéenne et méditerranéenne, peut se targuer d’être arrivé en tête dans les deux plus grandes métropoles du pays – Ankara et Istanbul – pourtant administrées par des municipalités AKP.
Hache de guerre
Cette performance a mis un peu de baume sur le cœur des opposants à la réforme, qui contestent par ailleurs la validité du scrutin. L’autorité en charge du bon déroulement des opérations électorales (YSK) a en effet validé, dimanche,des bulletins non revêtus du cachet officiel, qui doit normalement être utilisé par chaque électeur pour indiquer son choix.
Les observateurs de l’OSCE et du Conseil de l’Europe ont émis de fortes réserves sur la légalité de cette décision – ce qui a conduit le CHP, principal parti d’opposition, à demander l’annulation du référendum, et l’AKP à fustiger les critiques émises par les scrutateurs internationaux les jugeant « biaisées » et « inacceptables ».
Ce différend postélectoral risque ainsi d’entretenir un conflit turco-européen qui n’a cessé de se raviver depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Recep Tayyip Erdoğan reproche aux dirigeants européens leur manque d’empathie à l’égard de son gouvernement au moment du soulèvement militaire, l’interdiction des meetings électoraux des partisans du oui aux Pays-Bas ou en Allemagne, et pour tout dire l’hostilité marquée de Bruxelles envers sa réforme.
Beaucoup pensaient que les propos très durs qu’il a pu tenir pendant la campagne à l’égard de l’Union européenne, la qualifiant de « continent pourri », ayant tourné le dos à ses propres valeurs, s’apaiseraient avec la fin du référendum. Or, au lendemain de celui-ci, le Président turc a montré qu’il n’entendait pas enterrer de sitôt la hache de guerre, en relançant l’idée du rétablissement de la peine de mort. Un projet qui, s’il devait être mis à exécution, signifierait la fin de la candidature européenne de la Turquie et probablement l’exclusion de celle-ci du Conseil de l’Europe.
Un chef de l’État surpuissant
En attendant, nombreux sont ceux qui s’interrogent en Turquie sur la mise en œuvre de la révision adoptée le 16 avril. Si certaines mesures peuvent entrer immédiatement en application – faculté pour le Président d’adhérer à un parti politique, réforme de la composition du Conseil supérieur des juges et des procureurs, suppression des tribunaux militaires –, l’essentiel de la réforme ne sera mis en vigueur qu’après les prochaines présidentielles et législatives, qui doivent se tenir en 2019.
Le Président deviendra alors la seule instance de l’exécutif, après la disparition du premier ministre et de son gouvernement. Il choisira seul ses ministres, qui ne seront plus responsables devant le Parlement. Le mandat parlementaire sera aligné sur celui du Président (passant de 4 à 5 ans) et le nombre des députés sera augmenté (de 550 à 600).
Il est vrai que le Parlement pourra déclencher une procédure d’impeachment, permettant de mettre en jeu la responsabilité pénale du Président. Mais cette faculté restera toutefois difficile à appliquer et entamera peu la position d’un chef de l’État surpuissant, pouvant gouverner par décrets, prendre à sa guise les pleins pouvoirs, forcer l’adoption du budget, et surtout dissoudre le Parlement – une faculté rarement reconnue au chef de l’État en régime présidentiel.
Erdoğan attendra-t-il 2019 ?
Le principal intéressé sera-t-il assez patient pour attendre deux ans, avant de jouir complètement de cette débauche de prérogatives nouvelles ? Alors que le scrutin du 16 avril a montré que l’influence de l’AKP n’était pas extensible à l’infini et qu’elle pouvait même plafonner, voire se rétrécir, Recep Tayyip Erdoğan pourrait être tenté de réduire la durée d’une transition post-référendaire qui risque de lui devenir insupportable dans un pays, de surcroît très polarisé et soumis à des tensions intérieures ou extérieures permanentes.
Pour le parti au pouvoir depuis 2002, ce n’est en effet qu’à l’issue des prochaines présidentielle et législative que la réforme du système sera vraiment acquise. Dès lors, pourquoi laisserait-il à ses principaux adversaires le temps de fourbir leurs armes pour tenter une dernière fois de lui barrer la route ?
Une opposition divisée et désarmée
En dépit de son score honorable du 16 avril, l’opposition aura du mal à rebondir, car elle est composée de formations difficilement conciliables et incapables de s’unir. Les nationalistes du MHP refusent toute alliance avec les Kurdes du HDP, et acceptent encore moins l’idée d’une décentralisation ou d’une fédéralisation de la Turquie. En outre, ce parti connaît une grave crise interne, bien illustrée par ses divisions, lors du référendum.
Pour sa part, bien qu’il demeure une formation légale, le HDP a vu ses deux leaders arrêtés et durablement maintenus en prison. Une dizaine de ses députés sont, eux aussi, sous les verrous, et nombre de ses maires, dans le sud-est du pays, ont été suspendus ou font l’objet de poursuites judiciaires. Dès lors le CHP, principal parti d’opposition, hésite à envisager une alliance durable avec cette formation kurde, stigmatisée et ostracisée en permanence.
Il faut dire que ce parti d’inspiration kémaliste n’est jamais parvenu à se renouveler de façon convaincante, et à se trouver un leader, capable de rivaliser Recep Tayyip Erdoğan. Dans l’immédiat, il risque surtout de lui être difficile d’entrer dans une logique de mobilisation politique présidentialiste, alors même qu’en soutenant le non au dernier référendum, il s’est posé en défenseur du régime parlementaire.
Si, à l’occasion du référendum du 16 avril, il a entrevu les limites de son influence et de sa stratégie, l’AKP qui gouverne la Turquie depuis 2002 l’a ainsi une fois de plus emporté, déclarant acquise l’ouverture d’une nouvelle ère constitutionnelle. Dans ces conditions, l’opposition aura bien du mal à tirer parti de la résistance qu’elle a su opposer lors de ce scrutin.