Les rhétoriciens de la Chambre des représentants américaine contre les rennes du Père Noël

, par BANERJEE Subhankar

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Climate Story Tellers, a été traduit par Odile Leclerc, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

En janvier de cette année, les rhétoriciens de la Chambre des représentants du 112e Congrès des États-Unis ont débuté leur travail de déni du changement climatique avec un engouement effréné. Fred Upton, représentant républicain du Michigan et président du Comité sur l’énergie et le commerce, a déclaré à Fox News que la Chambre des représentants, contrôlée par le Parti républicain, n’allait pas « laisser l’administration Obama réglementer ce sur quoi elle a été incapable de légiférer. » Voilà un exemple de rhétorique subtile : d’un côté, Upton se réfère à l’échec du président américain en 2010 à faire accepter le projet de loi sur les conditions climatiques, et de l’autre, il fait allusion à son projet de retirer à l’Agence américaine de protection de l’environnement le pouvoir d’établir des mesures plus strictes d’émissions de gaz à effet de serre pour les centrales électriques et les raffineries de pétrole.

En décembre, l’agence Reuters annonçait que « Upton demandait que commencent les forages de gaz et de pétrole dans l’Arctic National Wildlife Refuge, exigeait la diminution des aides financières gouvernementales pour l’énergie renouvelable, et s’opposait à ce que les services d’électricité soient obligés d’utiliser pour partie des sources alternatives d’énergie pour leur approvisionnement électrique.

Certains rhétoriciens seront peut-être surpris d’apprendre que leurs actions contribuent à la disparition de la plus populaire histoire de Noël qui soit, celle qu’ils ont dû raconter, tout comme leurs amis et leurs familles, à leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrières petits-enfants en décembre dernier durant la période des fêtes.

Le mois dernier, des centaines de millions de parents du monde (pour la plupart chrétiens) ont raconté à leurs tout-petits l’histoire de Rodolphe le petit renne au nez rouge, qui conduit en traîneau le Père Noël pour distribuer des cadeaux aux enfants sages du monde entier.

Malheureusement, la famille de Rodolphe se meurt en grand nombre partout en Arctique pour cause de réchauffement planétaire. Si on permet aux rhétoriciens de la Chambre de mettre en place des mesures au cours de l’année, les jours de Rodolphe comme véhicule du Père Noël seront comptés. Dans cette éventualité, quelle histoire raconteront-ils à leurs enfants ?

Vous pensez peut-être que l’histoire de Rodolphe est imaginaire. Détrompez-vous. Un anthropologue de l’Université de Cambridge, Piers Vitebsky, dans son superbe livre intitulé The Reindeer People : Living With Animals and Spirits in Siberia, théorise que l’histoire prend ses origines en Sibérie. On raconte que les shamans de Sibérie, se tenant parmi leurs troupeaux de rennes, volaient avec les bêtes, surveillant du haut des airs l’état de santé de la harde.

Au cours de l’ère communiste, les Russes ont mené des expériences pour prouver cette hypothèse. Ils ont rassemblé un très large groupe de shamans, les ont fait monter à bord d’un hélicoptère, puis une fois en vol les ont balancés en leur disant : « Vous savez voler, donc vous survivrez. » Aucun n’a survécu, comme les Russes l’avaient prédit et du même coup, ils ont atteint leur objectif – tenter d’éradiquer d’un seul coup toute religion, y compris le shamanisme.

En novembre 2007, j’ai campé sur les Monts de Verkhoyansk en compagnie de gardiens de troupeaux de la communauté évène de Sibérie. Je n’ai vu personne voler avec les rennes, mais chaque matin, quand la température approchait 65 oF sous zéro, j’apercevais Nikolayev Matvey, le chef de camp où je séjournais, enfourchant sans effort un renne et disparaître dans l’immensité blanchâtre. Il s’en fallait de peu pour imaginer qu’il volait, comme Rodolphe et le Père Noël, plutôt qu’il ne montait l’animal.

L’histoire de Rodolphe et de son compagnon se perpétue par la tradition orale, mais aujourd’hui, adaptée « au goût du jour », elle tente de survivre, confrontée à un troublant rapport à la réalité. Le royaume du Père Noël fond sous ses pieds et les membres de la famille de Rodolphe meurent par milliers. Un seul responsable : le réchauffement climatique.

Le réchauffement de l’Arctique perturbe le cycle de vie des rennes du Père Noël

Au cours de l’hiver 2001, j’ai campé à plusieurs reprises et pendant de longues périodes dans l’Arctic National Wildlife Refuge avec Robert Thompson, chasseur et défenseur de l’environnement Iñupiat de la ville de Kaktovik en Alaska. Dans les régions très venteuses, Robert frappait le sol du talon de ses bottes et s’exclamait : « Je n’ai jamais rien vu de tel. » La toundra était recouverte d’une glace dure. Plus tard, des biologistes ont affirmé que le réchauffement climatique était la cause de ces cycles inhabituels de gel et de dégel.

La semaine dernière, le Centre national de données climatiques de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) a rédigé un rapport qui démontre que depuis 1880, première année d’enregistrement des données, les températures les plus chaudes à la surface du globe ont été relevées en 2010 et 2005. La journaliste Dole Rice, dans un article publié dans USA Today, rapporte que « les données satellite indiquent que la Terre se réchauffe inégalement, mais que les températures sont de plus en plus élevées à mesure que l’on avance vers le Nord : l’Océan Arctique s’est réchauffé en moyenne de trois degrés au cours des 32 dernières années. »

Historiquement, après la chute des neiges en août et en septembre, l’hiver s’installe en Arctique avec des températures qui restent sous le point de congélation pendant près de huit mois. Cependant, en raison du réchauffement arctique, la neige fond de temps à autre durant cette saison, provoquant des pluies hivernales dispersées suivies de périodes où le mercure descend sous zéro. Le gel qui s’en suit sur la toundra emprisonne les réserves de nourriture de nombreuses espèces. Les caribous, de la même famille que les rennes (Rangifur tarandus), peuvent creuser à travers la neige pour se nourrir, mais leurs sabots ne sont pas assez forts pour briser la glace. Ils sont affamés et meurent en grand nombre.

Durant l’hiver 2005, environ 1 000 caribous ont quitté le lac Teshekpuk pour se rendre dans l’Arctic National Wildlife Refuge, un pèlerinage de 400 km depuis le centre jusqu’à l’Est de l’Alaska, du jamais vu pour les scientifiques et les communautés indigènes du coin. Ces groupes ont présumé que, comme chaque année, les réserves gelées de nourriture étaient emprisonnées dans le sol et que les animaux cherchaient de quoi manger. Mais en même temps, la toundra de l’Arctic National Wildlife Refuge avait gelé elle aussi, condamnant des centaines de caribous à mourir de faim. L’été suivant, Robert et moi avons trouvé un squelette presque parfait de caribou mort sur l’île Barter près de chez lui. On parle beaucoup de « réfugiés du climat » en référence à la migration des peuples, mais ceci est un exemple de migration forcée d’animaux causée par les changements climatiques.

Pour illustrer à quel point les changements climatiques ont un effet néfaste sur les caribous et les rennes, voici une brève explication du cycle de vie des troupeaux en bordure de la rivière Porcupine. Ces caribous vivent dans l’Arctic National Wildlife Refuge en Alaska, et dans le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest au Canada.

Les caribous s’accouplent en octobre et puis s’installent pour l’hiver, se déplaçant peu jusqu’en avril, moment où les femelles enceintes débutent leur migration vers la plaine côtière où elles mettront bas. Et ainsi débute le voyage : une marche éprouvante de plusieurs centaines de kilomètres à travers les rivières gelées et les hautes montagnes. Les femelles enceintes sont sans doute très faibles, n’ayant pas mangé suffisamment à cause du gel de leurs ressources alimentaires. L’Arctique est techniquement un désert, il y tombe annuellement 20 cm de pluie. Mais à cause du réchauffement de la planète, les eaux de l’océan Arctique libérées des glaces se font plus nombreuses, ce qui entraîne une augmentation de l’humidité dans l’air. De surcroît, l’air chaud contient plus d’humidité que l’air froid. En raison de la combinaison de ces facteurs, les chutes de neige en Arctique sont plus abondantes, exacerbant la difficulté du pèlerinage des caribous qui doivent manœuvrer dans des couches de neige beaucoup plus profondes que par le passé ; cela leur demande de déployer une énergie supplémentaire pour se nourrir, les affaiblissant davantage. Certaines années, les femelles enceintes sont incapables d’atteindre un endroit pour mettre bas et sont forcées de donner naissance dans des lieux peu sûrs, où les petits sont vulnérables aux prédateurs.

Peu importe où elles mettront bas, les femelles ont un à grand besoin d’aller vers la plaine côtière pour y trouver de la linaigrette, une plante riche en nutriments qu’elles doivent manger afin de produire le lait nécessaire pour nourrir leurs petits. Mais une autre raison explique ce parcours de plus en plus ardu : l’augmentation du débit d’eau des rivières causée par la fonte des neiges plus abondante durant l’hiver ; plusieurs petits se noient en tentant de traverser les rivières torrentielles. Sur la toundra, les températures plus clémentes font naître des insectes en grand nombre. Les célèbres moustiques de l’Arctique peuvent sucer jusqu’à 475 ml de sang chez les petits caribous, ce qui augmente leur taux de mortalité.

Les caribous retournent chez eux avec de moins en moins de jeunes dans leur sillage. On constate donc clairement l’impact du réchauffement de la planète sur le cycle de vie des caribous.

Le nombre de caribous qui composent le troupeau de la rivière Porcupine diminue régulièrement de 3,5% par année depuis 1989 – on compte maintenant 123 000 bêtes contre 178 000 en 2001. C’est en 2010, après huit années de tentatives de recensement infructueuses, que les biologistes ont enfin constaté la baisse cette population.

Quiconque en connaît un peu sur les caribous ou les rennes affirmera que le nombre d’individus qui composent un troupeau fluctue d’une année à l’autre. Mais on observe un phénomène étrange à l’heure actuelle : la majorité des hordes de caribous et de rennes à travers l’Arctique sont simultanément victimes d’une baisse féroce de leurs populations. Ed Struzik a écrit sur ce déclin dans Yale Environment 360 l’an dernier : « 34 des 43 plus importants troupeaux qui ont fait l’objet d’une étude à travers le monde au cours de la dernière décennie ont connu une baisse, c.-à-d. que leur nombre a diminué de 57% depuis leurs sommets historiques. » Certains troupeaux sont tellement affectés qu’ils risquent l’extinction. Le caribou Peary, une petite sous-espèce qui niche dans la haute Arctique Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest, comptait 40 000 bêtes en 1961 contre 700 en 2009, une baisse de 98 %.

Les scientifiques ont identifié les responsables de ces affaiblissements très rapides : le réchauffement de l’Arctique et la quantité sans précédent de projets d’exploitation des ressources naturelles telles que le gaz et le pétrole, le charbon et les autres minéraux, et ce en plein cœur de l’habitat des caribous.

Une réédition de l’extermination des bisons ?

Cependant, ce ne serait pas la première fois qu’une espèce animale de la catégorie des grands ongulés est sacrifiée pour assurer le mode de vie de la culture dominante. Lorsque les Européens sont arrivés dans le Nouveau Monde, environ 50 millions de bisons parcouraient le continent du Canada jusqu’au Mexique, de l’Ouest américain jusqu’aux Appalaches à l’Est. Mais en très peu de temps, au cours du XIXe siècle, les Euro-Américains ont abattu ces animaux en masse, réduisant leur population à tout juste 200 bêtes. On les a tués surtout pour leurs peaux, en laissant la chair pourrir derrière.

L’armée américaine a sanctionné et même soutenu un tel massacre. Les spécialistes ont avancé qu’un de ses objectifs principaux était de détruire la culture des Indiens d’Amérique, dont la survie physique, culturelle et spirituelle dépendait des bisons. L’argument était simple – si on tue les bisons, on extermine les Indiens, puisqu’ils mourront de faim et seront forcés d’accepter une vie réglementée dans les réserves, laissant à l’armée américaine la possibilité de les surveiller facilement.

La ruse du gouvernement américain s’est avérée un succès, et cette situation est exprimée avec beaucoup d’émotion par Plenty Coups, le dernier grand chef des Crows. Vers la fin du XIXe siècle, il partage son sentiment avec un étranger : « Lorsque les buffalos ont disparus, le cœur de mon peuple s’est brisé à tout jamais. Après cela, plus rien. » Le philosophe Jonathan Lear de l’Université de Chicago a publié, il y a deux ans, un livre fascinant intitulé Radical Hope : Ethics in the Face of Cultural Devastation. Il débute en citant Plenty Coups, puis tout au long du livre développe le questionnement philosophique qu’amène sa dernière phrase – « Après cela, plus rien » – en termes de stratégies de survie culturelle.

De telles méditations philosophiques nous permettent de réfléchir au sort des communautés indigènes du grand Nord qui dépendent du caribou pour leur survie. Certaines d’entre elles ont explicitement comparé le massacre des bisons à la probable extinction du caribou et à celle de leur propre culture. Depuis 1988, le Comité directeur gwich’in (GSC) se bat pour protéger la plaine côtière de l’Arctic National Wildlife Refuge (l’aire de mise bas des caribous) contre le forage de gaz et de pétrole, en plaçant les droits de l’homme au cœur de son argumentation. Il y a quelques années, le GSC a publié une affiche sur laquelle on lisait : « Le sort des caribous sera-t-il le même que celui des bisons ? Ou allez-vous sauver notre mode de vie arctique ? »

Sarah James, qui compte parmi les membres fondateurs du GSC, écrit dans son anthologie intitulée Arctic Refuge : A Circle of Testimony : « Nous sommes un peuple de caribous. Le caribou n’est pas seulement notre nourriture, mais il est l’essence de ce que nous sommes. Il est notre histoire et nos chansons et notre vision du monde. Il est notre vie. Sans lui, nous n’existerions pas. » Les mots de Sarah rejoignent ceux de Plenty Coups, et il est un élément clé commun à leurs deux stratégies de survie : la collaboration. Plenty Coups a coopéré avec le gouvernement américain pour la survie de son peuple, ce que Lear appelle « l’espoir d’un changement radical ». Sarah et le GSC ont travaillé à forger des alliances avec des groupes environnementalistes, dont l’Alaska Wilderness League et la Wilderness Society, et avec des groupes religieux, en particulier l’Église épiscopale.

La militante Gwich’in Sarah James parle dans cette vidéo du caribou, du changement climatique et de la culture Gwich’in. Cette vidéo fait partie d’une installation photo-vidéo de Subhankar Banerjee montrée initialement à Copenhague en 2009.

Le travail du GSC, exemplaire durant la présidence de George W. Bush, a permis d’éviter l’exploitation du pétrole dans l’Arctic National Wildlife Refuge. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’en sauvant les aires de mise bas des caribous, on permet aux à l’histoire de Rodolphe de se perpétuer.

Quelle histoire allons-nous raconter à Noël ?

Maintenant que nous savons que la famille de Rodolphe est en grand danger, la question est : qu’allons-nous faire ?

À la fin du XIXe siècle, des défenseurs de l’environnement ont travaillé d’arrache-pied et avec dévouement pour sauver les bisons de l’extinction. Leurs efforts ont porté leurs fruits puisque les animaux ont survécu – mais à peine.

Où est aujourd’hui l’enthousiasme de sauver les rennes et les caribous, emblèmes du grand Nord et du temps de Noël ?

Le 18 janvier dernier, le président Obama a signé un décret et a publié dans le Wall Street Journal une tribune intitulée « Vers un système de régulation pour le XXIe siècle ». Il écrit : « Nous allons également nous débarrasser de formalités administratives qui font perdre temps et argent. Nous allons revoir le système dans son ensemble pour s’assurer d’éviter les règlementations excessives, incohérentes et redondantes. » On ne sait quelles actions seront prises à la suite de cette déclaration, mais on peut s’interroger : Obama est-il en train de se diriger vers ce que le philosophe Avishai Margalit appelle « des compromis pourris » avec les rhétoriciens de la Chambre des représentants ?

Aujourd’hui, nous devons répondre à deux questions :

Lorsque viendra Noël, est-ce que le président Obama racontera à ses filles, Malia et Sasha, l’histoire du petit renne au nez rouge, ou leur racontera-t-il une autre histoire ?

Entreprendrons-nous des actions sérieuses cette année dans le domaine des changements climatiques pour que chacun – y compris les rhétoriciens de la Chambre des représentants et les foyers chrétiens du monde entier – puisse continuer à raconter l’histoire de Rodolphe en toute conscience, ayant pris les mesures nécessaires pour permettre aux membres de la famille du petit renne au nez rouge de survivre, et dans le même élan, permettre à tous les enfants de continuer à rêver ?

Notes : j’aimerais remercier Christine Clifton-Thornton, éditrice du site ClimateStoryTellers.org, pour sa relecture critique et judicieuse de cet article. Pour visionner l’album de photos des communautés gwich’in et évène, et celui des caribous et rennes des régions arctiques de l’Alaska (É.-U.), de la Sibérie (Russie) et du Yukon (Canada), cliquez ici. Cet album a été préparé spécialement aux fins du présent reportage. J’aimerais aussi remercier nos collègues de d’autres médias alternatifs pour l’avoir également publié : Counter Currents / Huffington Post / Humanitarian News / Times of India / Truthout / et YubaNet.