Lorsqu’elle a dénoncé sur le réseau social Snapchat le problème rencontré avec un homme qui l’avait harcelé au volant alors qu’elle-même conduisait, la célèbre blogueuse Ascia Al-Faraj n’imaginait sans doute pas qu’elle allait impulser un mouvement inédit de libération de la parole des femmes au Koweït. Bénéficiant d’une large notoriété sur les réseaux sociaux avec plus de 2,6 millions d’abonnés, elle a rapidement fait mouche, relayée notamment par le compte Instagram@lan.asket (Je ne me tairai pas). Créé le 28 janvier 2021 par la médecin koweïtienne Shayma Shamo, ce compte recueille rapidement plus de 60 témoignages et 17 700 abonnés.
Ce mouvement a pris de l’ampleur après l’assassinat de Farah Akbar. Le 19 avril 2021, alors qu’elle se trouve avec sa sœur en voiture, la jeune femme est kidnappée par un homme qui jette quelques heures plus tard son corps poignardé devant l’hôpital Al-Adan. La victime avait porté plainte contre lui dix jours auparavant pour menaces de mort et harcèlement. En attendant son procès, l’homme qui a avoué le meurtre de la jeune femme a été relâché sous caution.
« Nous avons besoin d’un moyen de signaler le harcèlement sexuel dont nous sommes victimes. C’est une étape nécessaire pour ce pays », explique Ascia Al-Faraj. Bien que tout acte de violence soit criminalisé par le Code pénal koweïtien, plusieurs témoignages sur les réseaux sociaux déplorent une prise en charge insuffisante des cas de harcèlement sexuel par les autorités, qui décourageraient la victime à porter plainte — cette dernière pouvant « ternir le nom de sa famille ».
La culpabilisation des victimes
Les témoignages sous le hashtag #lan_asket indiquent que la dénonciation du harcèlement sexuel est rendue difficile par une omniprésente culpabilisation des victimes. Pour celles qui osent en parler à leurs proches, l’attention ne se porte pas sur l’agresseur, mais sur l’agressée. On leur demande des choses comme « Que portais-tu ? » ; « Pourquoi étais-tu dehors à cette heure-ci ? » ; « Quel comportement avais-tu vis-à-vis de ton agresseur ? ». L’une d’elles raconte que son père lui a conseillé de porter un hijab après s’être fait harceler sexuellement.
Ce processus de victimisation et d’inversion de la culpabilité prégnant dans de nombreux pays est mis à mal par la diversité des profils des victimes, de toutes nationalités et de tous âges, qui portent pour certaines des jeans, pour d’autres des hijabs et des burqas. Les situations varient elles aussi : de jour comme de nuit, les victimes se font poursuivre en voiture, agresser verbalement aux feux de signalisation ou encercler dans les parkings. Le harcèlement sexuel dans les centres commerciaux est aussi dénoncé, rompant avec cette idée de victimes seules « allant vers le danger » dans des lieux isolés. Ces témoignages révèlent un problème systémique de harcèlement sexuel au Koweït.
Selon Shayma Shamo, la créatrice du compte Instagram @lan.asket, la notion de eib (honte) avec laquelle grandissent les jeunes filles au Proche-Orient empêche la prise au sérieux de telles situations. Les femmes sont aussi garantes de l’honneur de leur famille, et responsables d’une certaine reproduction sociale, car elles donnent naissance aux futurs citoyens. Ce rôle symbolique les contraint souvent au silence, leurs difficultés personnelles affectant finalement, dans l’imaginaire collectif, l’ensemble de la société. Bien qu’égales aux hommes selon la Constitution koweïtienne, et bénéficiant d’un cadre législatif progressiste, les jugements à leur encontre semblent régis par des pratiques conservatrices solidement ancrées. Le divorce, discrétionnaire pour les hommes, doit répondre à des critères spécifiques pour les femmes, comme l’abandon ou la différence de religion.
La loi offre aussi une sentence plus « clémente » aux hommes qui tuent une femme pour « relations sexuelles illégales », selon l’article 153 du Code pénal (« crimes d’honneur »). Ces différences de traitement participent aussi d’une construction sociale particulièrement forte de la virilité. Parmi les témoignages de la page Instagram, un seul homme décrit cette pression masculine après avoir été victime de harcèlement sexuel : « Je ne savais pas comment le dire à ma propre famille parce que j’étais un homme harcelé par d’autres hommes ».
Le retard à l’allumage des politiques
Le Koweït fait pourtant figure d’exception politique dans la péninsule Arabique, où il est considéré comme le pays le plus ouvert et libéral. L’essentiel du pouvoir est détenu par la famille royale Al-Sabah, mais la création de l’Assemblée nationale (majlis al-umma) en 1960 donne un réel poids à l’opposition. Historiquement détenu par les élites traditionnelles et urbaines, ce pouvoir élu s’est « popularisé » pour toucher les classes moyennes du pays, ce qui permet le dynamisme de la société civile. Cette liberté est d’ailleurs visible avec le succès de l’application Club House, où des personnalités animent des discussions avec les internautes.
Le Koweït apparaît aussi comme précurseur de l’émancipation féminine dans la région. Dès les années 1950, l’éducation des femmes est fortement soutenue. Les plus méritantes sont envoyées dans des universités au Caire ou à Beyrouth, avant la création de l’université du Koweït en 1966. Hautement qualifiées, elles s’illustrent ensuite dans des postes à responsabilités. Les Koweïtiennes profitent aussi d’une représentation de la femme très moderne et indépendante dans l’art, les séries télévisées et les médias.
Cependant, le champ politique paraît, lui, encore en retard. Le pays accorde en 2005 le droit de vote et d’éligibilité aux femmes, et en 2009 quatre premières députées sont élues à l’Assemblée nationale. Malgré ce changement novateur dans la région, les femmes ne s’engagent que peu sur un agenda politique féministe. Comme dans la plupart des sociétés, elles essaient avant tout de se calquer sur le travail de leurs collègues hommes, afin de bénéficier d’une légitimité et d’une crédibilité suffisantes. Comme l’explique la professeure et spécialiste du Proche-Orient Mary Ann Tétreault, le fossé entre les genres reste extrêmement visible dans le pays, et pour se faire entendre, « les femmes en politique se comportent comme les hommes […], se retirant du rôle de représentantes de leur genre » [1].
Les dernières élections législatives de décembre 2020 confirment une certaine impuissance des femmes en politique, puisqu’aucune députée n’a été élue ou réélue, malgré un nombre record de 29 candidates. À cela s’ajoute l’hétérogénéité du mouvement d’émancipation des femmes au Koweït qui émerge dès les années 1950. Les conflits générationnels et les multiples courants (universel, islamique, postcolonial…) témoignent de la difficulté d’une unité sur la question des droits des femmes. Enfin, la montée en puissance du Mouvement constitutionnel islamique d’obédience frériste lors des mêmes élections de décembre 2020, ainsi que le socle électoral tribal d’autres forces politiques n’ont pas permis d’évolution concrète en matière de libertés individuelles des femmes.
Cependant, l’assassinat de Farah Akbar a fait bouger les lignes. Cinq députés ont demandé la création d’une commission d’enquête parlementaire, afin d’éclairer puis de sanctionner les négligences des autorités compétentes dans la protection de la victime. Mieux encore, les députés Osama Al-Shaheen, Al-Saqabi, Al-Mutairi et Al-Matar ont émis une proposition de loi visant à abolir l’article 153 du Code pénal qui, selon Al-Shaheen « est mal utilisé par certains criminels ».
Cet article vise à alléger les peines des coupables de ces actes, puisque le comportement supposé de la victime justifierait presque son propre meurtre. Cette demande des députés fait écho à la campagne « Abolish article 153 », lancée dès 2015. Enfin, l’Office national des droits humains s’est saisi d’une l’enquête, et assure vouloir endiguer ce phénomène de violence qui touche aujourd’hui la société koweïtienne.
Une manifestation devant l’Assemblée nationale
Montrant l’ampleur de leur mouvement, des dizaines de femmes se sont rassemblées le 21 avril 2021 devant l’Assemblée nationale pour réclamer plus de protection. La récente création de l’Alliance des femmes apporte un vent d’unité. Le 28 avril 2021, le compte Instagram @lan.asket précise, au nom de cette Alliance, représenter « l’entièreté de la nation koweïtienne ». Composée d’une vingtaine d’organisations diverses et autrefois divisées, elle réclame la création d’une hotline pour faciliter le dépôt de plaintes, le recrutement massif de femmes policières, ou encore le renforcement des peines pour les auteurs de violences envers les femmes.
Ce #MeToo koweïtien émergent est à replacer dans un mouvement de libération de la femme qui a démarré il y a près de 70 ans. Il lui apporte une nouvelle impulsion via le « féminisme électronique », mais se situe dans la lignée du travail préalable de grandes associations comme Women’s Cultural and Social Society (WCSS) ou The Girls Club. Il participe aussi à une prise de conscience de la jeunesse koweïtienne, plus attentive et plus engagée sur ces enjeux sociétaux, qui pourrait opérer un véritable changement politique, d’autant plus que les députés élus sont de plus en plus jeunes.
Comme d’autres pays de la région, le Koweït semble être en contradiction entre une image de soutien à l’émancipation des femmes et la réalité des violences qu’elles subissent. Cependant, c’est le seul pays de la région à connaître un mouvement de dénonciation du harcèlement sexuel, qui témoigne de la force et de la liberté de la société civile. En investissant l’espace public comme elle le fait, elle laisse espérer un réel changement politique pour faire évoluer la société.