Le mouvement populaire algérien, huit mois après

, par Africa is a Country , ROUBAH Brahim

Le 1er novembre 2019, l’Algérie fête le 65ᵉ anniversaire de la guerre de libération contre le colonialisme français. Les manifestations ininterrompues devraient rentrer dans une nouvelle phase, celle de la résistance civile.

En sept semaines après le début de la révolte du peuple (Harak), le 22 février 2019, le mouvement a fait annuler les élections présidentielles prévues à la mi-avril et a renversé l’équilibre des forces, déjà vacillant. Le triptyque militaro-oligarchique composé de la présidence, du Haut Commandement Militaire (HCM), des services de renseignements et de leurs réseaux de financement et de clients respectifs, soigneusement construits durant ces 30 dernières années, a été fortement fragilisé par un mouvement populaire pacifiste mais déterminé. Malgré ces victoires, le mouvement lutte difficilement face à cette entité tri-dimensionnelle contre-révolution cherchant à tuer le mouvement dans l’œuf et à reproduire le même système sous une autre forme.

Révolution algérienne. Photo : Khirani Said (CC BY-SA 4.0)

Le 2 avril, le HCM a profité du mouvement populaire et s’est soulevé contre Abdelaziz Bouteflika, promettant une passation de pouvoir afin d’apaiser le peuple. Le HCM s’en est ensuite pris à Athman Tartag, chef du service de renseignements, pour mettre la main sur ce dispositif de sécurité et assurant ainsi son contrôle total sur tous les organes décisionnels du pays : un coup d’État, en somme, qui ne dit pas son nom.

S’en est suivie une vague d’arrestations dans les semaines suivantes, ciblant d’anciens (premiers) ministres, des hommes d’affaires corrompus, des figures politiques et des officiers militaires ou du service des renseignements en lien avec les disgraciés qui auraient pu nuire au HCM. Ce dernier a misé sur la manière spectaculaire dont cette campagne de règlements de compte a été menée et représentée dans l’espoir d’apaiser le peuple. Cette campagne avait pour but de démontrer que le HCM prenait très au sérieux le combat contre la « corruption » et l’influence des forces « inconstitutionnelles » au sein de l’État. Les Algérien·nes n’ont pourtant pas été dupes face à cette automutilation, à travers laquelle la cabale militaro-oligarchique a tranché certains de ses membres afin de préserver son système nerveux.

La destitution de Bouteflika et l’emprisonnement de son frère Said (soupçonné d’être celui qui tenait effectivement les rênes du pouvoir ces 6 dernières années) ont automatiquement déclenché les mécanismes de transition constitutionnelle appropriés. En particulier, l’article 102 autorise le chef du gouvernement provisoire à organiser des élections présidentielles dans une période de 90 jours. Comprenant l’intention du HCM d’utiliser les élections (prévues le 4 juillet) comme un écran pour asseoir sa suprématie, le Harak a changé ses slogans afin de s’accorder aux nouveaux enjeux. Parmi les nouveaux slogans, on pouvait entendre « Yetnehaw Ga’a » (Ils doivent être virés) « Makach intikhabat maa al-issabat » (Aucune élection n’est possible avec ces cabales), « Dawla Madaniyya, Machi Askariyya » (Un État civil, pas militaire), et « Jumhuriyya machi caserna/thakana » (C’est une république, pas une caserne).

Une fois les élections du 4 juillet annulées, le mouvement populaire a poussé le HCM dans son pire scénario, une crise constitutionnelle. Les tentatives du HCM de transformer une crise politique en une crise constitutionnelle ont été des échecs cuisants. Avec l’expiration de la période de 90 jours début juillet, aucun membre du gouvernement (et la présidence) provisoire n’a pu conserver ne serait-ce qu’une once de légitimité, même aux yeux des membres les plus modérés du mouvement populaire. Pour le mouvement, le pays est entré dans une période de règne de facto du HCM, et ce, même d’après le standard de constitution de la cabale gouvernante. Bien que les Algérien·nes aient toujours eu conscience du rôle central du HCM dans la sphère de pouvoir du pays, ce dernier était parvenu jusqu’à présent à se masquer derrière une façade « civile » afin d’occulter son rôle dans le processus décisionnel. Cependant, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, le HCM est en conflit direct avec le peuple et n’a plus le luxe de rester dans l’ombre.

Le HCM a ignoré tous les appels au dialogue et refusé tous les programmes proposés par les acteurs ayant un véritable soutien social et une présence dans le mouvement. Cela comprend la Plateforme pour le Changement en Algérie, proposée en mars par la Coordination Nationale pour le Changement en Algérie, suivie des propositions faites en mai et juin par l’Organisation Nationale des Vétérans, l’Association Nationale d’Ulama, la Conférence Nationale de la Société Civile, les Forces pour une Alternative Démocratique ainsi que de nombreux appels et déclarations de divers groupes composés de personnalités nationales indépendantes.

À partir de juin, se rendant compte que les élections du 4 juillet étaient une chimère, le HCM a débuté une campagne de répression plus poussée, visant cette fois les symboles historiques et les meneurs du mouvement. La contre-révolution s’est dévoilée dans toute sa laideur ; à travers les dispositifs de sécurité dans les rues, mais aussi avec ses attaques toujours plus nombreuses à travers les médias. Presque toute la presse écrite et tous les médias audiovisuels, publics ou privés, ont été bâillonnés. Pas une seule chaîne de télévision algérienne n’a couvert les manifestations ou les exigences de millions d’Algérien·nes dans les rues. Des campagnes sur les réseaux sociaux menées par une armée de trolls (humains et robots), opérant depuis l’Algérie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et d’autres pays, ont travaillé sans relâche à diffuser la désinformation, les fake news et la propagande pro-HCM. Ils étouffent les comptes Twitter et Facebook des opposant·es et entachent la réputation de symboles historiques ou de figures populaires de l’opposition, etc…

Le fil rouge du Harak étant l’unité du peuple, il a, avec humour, accompagné son aile la moins radicale dans la prise de conscience que certains éléments du HCM ne pouvaient décidément pas être sauvés. Il est devenu très clair pour tout le monde que certains généraux, ainsi que leurs associés civils ou du monde des affaires, étaient des causes perdues. Leur allégeance constante et les bons et loyaux services rendus aux putschistes et criminels des années 1990, leur soumission totale et leur complicité active au pillage du pays dans les années 2000 et 2010, leur totale capitulation face à des forces étrangères et leur main-mise sur leurs biens volés, la « trahison » de l’abdication de la souveraineté nationale aux forces néo-colonialistes et impérialistes du continent ; toutes ces raisons et d’autres encore rendent illégitime le HCM à prétendre avoir vocation de « servir le peuple ».

Adoptant la fameuse définition de la folie d’Einstein (répéter la même chose encore et encore et s’attendre à un résultat différent), le HCM a orquestré un simulacre de dialogue avec les acteurs politiques « fantômes » de l’Algérie, liés à l’oligarchie. Le HCM a créé une commission électorale « indépendante », modifiant la loi électorale et choisissant le 12 décembre 2019 comme date des élections présidentielles. Ces provocations ont continué de renforcer le mouvement populaire, mobilisant de nouvelles parties de la société. Mi-octobre, le nombre de personnes dans la rue a atteint le même niveau qu’en mars ou avril. Les slogans ciblant le HCM, et plus spécifiquement le chef des armées (Ahmed Gaid Salah), sont devenus monnaie courante. Par exemple : « Les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante », « Gaid Salah, cireur de pompe des Émirats », « Libérez nos enfants (prisonniers politiques) et emprisonnez les enfants de Gaid ».

L’exercice du pouvoir du Harak a pris la forme d’une négation du pouvoir en place. Il a annulé les deux dernières élections et en fera de même pour celles du 12 décembre 2019. Le mouvement est passé maître dans l’art de conserver son unité et de désamorcer chaque piège tendu par les forces de status quo. Le Harak a toujours affirmé clairement que les seules lignes de division sont horizontales (gouvernants et gouvernés/ceux qui ont et ceux qui n’ont pas) et pas verticales comme veut le faire croire l’oligarchie (Islamiste/laïque, arabophone/berbérophone, homme/femme, etc…). Il est crucial de rendre compte de l’environnement hostile dans lequel la révolution du peuple évolue et la manière dont les forces contre-révolutionnaires travaillent sans relâche pour briser la volonté du peuple algérien.

Une contre-révolution en 3D

Les efforts de la constellation globale-régionale-locale des forces contre-révolutionnaires cherchant à détruire la révolte du peuple en Algérie sont presque les mêmes que celles qui œuvrent aux mêmes fins sur le continent et partout dans le monde. Ces efforts s’inscrivent dans un projet bien plus large cherchant à vider le processus de décolonisation globale, en cours depuis le milieu du 20ème siècle, de son contenu libératoire et émancipateur, et cherchant à créer les fondations d’un ordre mondial néocolonialiste/impérialiste/racial-capitaliste.

Ces trente dernières années, les études sur l’Algérie qui s’intéressent à la longue décennie (1988-1999) ont bien montré l’importance fondamentale de cette période. Toutefois les tentatives de compréhension de ces développements à travers les catégories d’États ratés, de guerres civiles, de conflits ethniques, sectaires et religieux (les portraits hégémoniques post-guerre froide de violences politiques de la globalité des pays du Sud) ont plus souvent déformé le panorama qu’elles ne l’ont clarifié. Cette tendance a, intentionnellement ou non, servi de base pour les récits officiels de cette période charnière dans l’histoire de l’Algérie et du monde. Elles ont contribué à réifier ces récits au détriment de rapports plus holistiques qui comprendraient les tendances et dynamiques sociales, économiques et politiques, tant au niveau local que régional et mondial.

Comme nous l’avions déjà soutenu, elles abordent cette période charnière comme un processus d’enfermement, une forme (primitive) d’accumulation par la dépossession et au final une conjoncture que le projet néocolonialiste a su capitaliser afin de créer des incursions dans des espaces qui avaient été libérés au cours du processus de lutte anticoloniale, par la thérapie du choc. Une telle approche nous permet de mieux saisir les enjeux et les acteurs influents sur la scène, et offre une meilleure compréhension des causes profondes de la révolte populaire actuelle et une plus grande intelligibilité des développements récents et des trajectoires à venir.
Les trois dernières décennies et l’expérience régionale post-2011 nous ont appris que si les soulèvements populaires terrifient les puissances impérialistes et le capital transnational, ce dernier les voit aussi comme des conjonctures offrant de grandes opportunités d’obtenir davantage de concessions de leurs vassaux militaro-oligarchiques locaux. Le calcul du pouvoir et la priorisation des intérêts des acteurs impérialistes est triple : approfondissement, préservation, voire limitation des dégâts dans le pire des cas. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si l’accord commercial que l’UE tente de faire avaler à la Tunisie depuis la révolution de 2010/2011 est intitulé « Accord de libre-échange complet et approfondi ».

La campagne contre-révolutionnaire actuellement en cours en Algérie est menée par une constellation d’acteurs étatiques et corporatifs locaux, régionaux et internationaux/transnationaux. Localement, des éléments du HCM et de leurs mandataires nationaux, des sections de l’élite des affaires qui avaient perdu leurs mécènes des renseignements et du domaine militaire, mais qui avaient réussi à les remplacer par un patronage étranger, et des sections mécontentes des deux qui avaient été contraintes à l’exil, restent, malgré leurs différences, fermement opposées à tout changement véritable. À l’échelle mondiale, les États-Unis, le Canada et la France ainsi que les grandes sociétés pétrolières, médiatiques et technologiques ont joué un rôle particulièrement néfaste. Au niveau régional, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte, en tant que sous-traitants de l’impérialisme et du sionisme, ont pesé de tout leur poids pour écraser toute impulsion libératrice et émancipatrice dans de vastes régions d’Afrique et d’Asie occidentale.

En outre, la contre-révolution cherche à briser le mouvement, à consolider et à approfondir, dans la mesure du possible, son influence, ou au moins à créer des « faits sur le terrain » qui entraveraient et empêcheraient un potentiel gouvernement révolutionnaire prenant le pouvoir d’agir avec une souveraineté réelle. Les deux stratégies sont employées de façon concomitante et fonctionnent aussi bien sur le plan matériel que sur le plan idéel.

La répression militaire croissante du mouvement s’est accompagnée d’une campagne de diffamation, tant contre des martyrs de la guerre de libération comme Ali la Pointe qu’à l’encontre de héros encore en vie, tels Djamila Bouhired et Lakhdar Bouragaa. Ce dernier est en détention depuis quatre mois pour «  outrage à un organe constitutionnel [l’armée] et atteinte au moral de l’armée », une accusation élastique qui a été appliquée généreusement pour faire taire l’opposition au régime militaire. À l’aide de « fermes de trolls » locales exploitées par les services de renseignements et de leurs homologues égyptiens et du Golfe, des campagnes massives de désinformation ont saturé les médias sociaux, visant à créer des divisions idéologiques et culturelles au sein du mouvement, à promouvoir le programme électoral du HCM et à cracher sans cesse de la propagande pro-militaire. Facebook, avec son siège régional aux Émirats arabes unis, a fermé des centaines de comptes et de pages appartenant à des militant·es politiques et à des figures de l’opposition engagé·es dans le mouvement. Les liens entre les oligarchies militaires de la région, les États du Golfe et la capitale, les géants des médias sociaux et les armées occidentales ont largement été établis.

Les médias par satellite du Golfe et d’Égypte ainsi que leurs homologues algériens n’ont pas (correctement) couvert le mouvement et n’ont pas permis aux voix dissidentes de se faire entendre. Il y a eu un silence tout aussi pesant au Canada, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France. Contrairement à la couverture incessante du mouvement de protestation à Hong Kong, c’était pratiquement le silence radio sur les luttes en Algérie ou en Haïti, sans aucun doute à cause de leurs orientations anti-impérialistes.

Il y a également eu une complicité européenne pour faire taire les voix alternatives dans la sphère médiatique algérienne. Pas plus tard que la semaine dernière, en l’espace de deux jours, le fournisseur européen de satellites Eutelsat, basé à Paris, a coupé deux chaînes de télévision algériennes indépendantes (Al Magharibia et Hirak TV), qui assuraient la couverture complète du mouvement populaire, à la demande du gouvernement algérien. C’est le même Eutelsat qui, en juin 2011, avait coupé Al-Asr TV, favorable à l’opposition, quelques heures avant une diffusion en direct. Les militant·es du mouvement populaire sont convaincu·es qu’une telle décision n’aurait pas pu être prise sans la complicité du milieu politique français.

Le soutien officiel de la France à la junte militaro-oligarchique algérienne remonte à plusieurs décennies. Le soutien à Bouteflika n’a pas faibli depuis le début de son règne, à tel point que l’ancien président français a regardé les Algérien·nes et le reste du monde droit dans les yeux à la mi-juin 2015 et a témoigné de la (fausse) bonne santé de Bouteflika. La France a apporté son soutien au cinquième mandat de Bouteflika, a pesé de tout son poids pour soutenir le projet d’ajouter une année supplémentaire à son quatrième mandat et a depuis manifesté son soutien et celui de l’UE au programme du HCM pour sortir de la crise actuelle en organisant des élections qui sont catégoriquement rejetées par des millions de personnes dans la rue.

Le géant pétrolier français Total a profité de l’occasion pour annoncer sa prise de contrôle du portefeuille américain Anadarko en Afrique, y compris ses actifs en Algérie. Un rachat qui lui donne le contrôle effectif d’une grande partie de la production pétrolière nationale. Le moment et la manière dont l’acquisition a été réalisée, au mépris total des lois du pays régissant de telles transactions, sont des signes clairs que le rachat est destiné à accroître l’influence française sur les processus de décision dans le pays pendant cette période extrêmement sensible.

Total n’a pas été le seul à tenter d’asseoir son influence alors que les Algérien·nes se concentraient sur d’autres sujets. Le ministre illégitime de l’énergie a récemment déclaré que le projet de loi sur les hydrocarbures avait été élaboré après « des négociations directes avec les cinq compagnies pétrolières majeures », dont ExxonMobil et Chevron. La loi permettra aux sociétés pétrolières d’obtenir des concessions à long terme, d’expatrier leurs bénéfices et de s’exonérer de toute responsabilité fiscale et transferts de technologie. Le mouvement s’est unanimement opposé à ce projet de loi et a qualifié les dirigeants illégitimes actuels de traîtres lors des manifestations qui ont suivi cette annonce.

Outre la nouvelle loi sur l’énergie, il y a la loi budgétaire de 2020, qui devrait rouvrir la porte aux emprunts internationaux et instaurer des mesures d’austérité sévères en supprimant les subventions sur l’électricité et le diesel et en soumettant les consommateurs aux prix du marché international. Celaaugmenterait les taxes pour les classes les plus vulnérables tout en exonérant de taxes et de droits de douane. S’ajoutent ensuite une multitude de projets de loi, qui ont été déposés et que l’on essaie de faire adopter de force, conçus afin de continuer d’administrer une thérapie de choc à un peuple en révolte. Ces projets de loi visent à approfondir et accélérer le processus de libéralisation entamé il y a trois décennies. S’ils sont approuvés, ils hypothéqueront les ressources naturelles du pays et réduiront encore davantage la souveraineté du peuple, prix à payer à leurs protecteurs étrangers, au nom de la création de conditions propices aux investissements et aux affaires.

Les modifications proposées au code de procédure pénale visent à renforcer la sécurité de l’État en conférant à la « police judiciaire » de larges pouvoirs et en la libérant des entraves (mandats judiciaires) du système judiciaire. Cette même police judiciaire avait été annexée au Ministère de la Défense à la mi-juin et a joué un rôle déterminant dans la campagne de répression que le pays a connue depuis lors. Inutile de mentionner les vastes campagnes internes de terreur, sous couvert de « purifications », visant les officiers de l’armée et de la police, ainsi que les membres de l’appareil judiciaire, pour maintenir leur loyauté envers le HCM.

Le gouvernement illégitime actuel a également mis en place des commissions pour réformer le système de retraite. Ces commissions sont chargées d’étudier la faisabilité de faire passer l’âge de la retraite de 60 à 65 ans, de réduire les taux de pension de 80 % à 60 %, de réduire l’indice de calcul des pensions de 2,5 à 2,3 et d’élargir la base de calcul des pensions pour couvrir les 10 dernières années de service au lieu des 5 années actuelles. En bref, la junte est prête à conforter et approfondir son rôle de tapis roulant des transferts de richesse vers le nord, de dépossession des Algérien·nes et de mise en danger de la sécurité nationale et de la stabilité régionale.

Pendant ce temps, l’exode des richesses que représente le blanchiment d’argent international partant d’Algérie se poursuit avec la même intensité. Les statistiques du gouvernement canadien indiquent que le premier semestre de 2019 a vu une augmentation de 50 % des transferts de capitaux de l’Algérie vers le Canada, ce qui témoigne de la crainte qu’inspire la révolte populaire à l’oligarchie au pouvoir et de la complicité du gouvernement canadien. Ce n’est pas une surprise, étant donné que ce même gouvernement a continué à fournir des armes et des munitions à l’Algérie cinq mois après le début de la révolte populaire, les derniers accords ayant été conclus en juin et juillet de cette année. Le capital canadien ne fait pas exception à la règle. Les antécédents criminels de SNC-Lavalin en Libye, en Tunisie et en Algérie ont récemment incité des membres de la communauté algérienne du Québec à manifester devant son siège social.

Les États-Unis ont également manifesté leur soutien à ce régime militaire de facto et ont utilisé la conjoncture actuelle pour obtenir le maximum de concessions possibles. Au cours des trois derniers mois (août à octobre), les Etats-Unis se sont démenés en Algérie. Le débarquement d’une délégation militaire de haut niveau début août a été suivie de la réception à Washington DC par le département d’état de l’illégitime ministre de la culture et de la signature d’un memorandum de compréhension sur la protection de la propriété culturelle. Un geste qui ne montre pas seulement la volonté des Etats-Unis de traiter avec un gouvernement illégitime, mais également d’œuvrer à une plus grande intégration du pays dans un système de propriété intellectuelle toujours plus mondialisé, sans le consentement du peuple algérien.

Le mois de septembre a été dédié aux intérêts économiques. Des représentant·es de Chevron sont venu·es à Alger pour explorer des « domaines potentiels de partenariat » avec l’opaque agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures (ALNAFT). La même semaine, l’ALNAFT signait un contrat de partenariat avec ExxonMobil pour « l’évaluation du potentiel hydrocarbures dans le bassin du Sahara », faisant de ExxonMobil la quatrième multinationale pétrolière à placer son pion dans le jeu, à la suite de l’Italienne ENI, de la française Total et de la norvégienne Equinor. La présence de ces géants de l’industrie pétrolière dans le pays est étroitement liée aux négociations sur les lois hydrocarbures, comme l’a déclaré le ministre de l’énergie du HCM.

Début octobre, une délégation du congrès états-unien, avec à sa tête le sénateur républicain du 8ᵉ district du Massachussetts Stephen F. Lynch, était en visite en Algérie pour discuter des « efforts pour promouvoir la coopération économique, combattre le terrorisme et améliorer la sécurité dans la région, ainsi que d’autres domaines de coopération bilatérale. » Étant donné le passif d’agressions impérialistes des faucons états-uniens en Afghanistan, en Irak et ailleurs, ainsi que le choix de ce moment délicat pour cette visite, les Algérien·nes perçoivent ces initiatives comme des interventions directes dans la politique intérieure du pays. Les slogans du mouvement ont démontré son unanimité à refuser et à condamner toute forme d’ingérence étrangère.

Le discours contre-révolutionnaire

Les aspects économiques, stratégiques et militaires de la contre-révolution s’accompagnent d’interventions culturelles et discursives, éléments de la superstructure de leur projet. À ce niveau, la stratégie semble être double : 1) Réaffirmer la version officielle de l’histoire récente de l’Algérie, et mettre le traumatique au service du status quo politique. 2) Intensifier le prosélytisme libéral et dépeindre la doctrine libérale comme la solution et le but ultime à poursuivre.

En pleine intensification de ses programmes culturels et d’échanges, l’ambassade des Etats-Unis à Alger a annoncé au mois d’août dernier qu’elle allait sponsoriser une émission de divertissement télévisé du type The Apprentice, ironiquement appelé I Have A Dream, où des oligarques jouent le rôle de juges, et où de jeunes entrepreneur·ses sont en compétition pour un prix de $ 5000. L’émission sera diffusée sur Echourouk TV, chaîne porte-parole du chef de l’état-major militaire, qui passe sous silence le mouvement populaire depuis le mois d’avril. Les liens du propriétaire actuel de la chaîne avec le milieu des médias dans la Tunisie de Ben Ali sont notoires.

L’intervention des pays européens en ce qui concerne la formation des perceptions et des discours a également mis l’accent sur la banalisation de l’éthique néolibérale et la mise en avant d’une vision raciale et coloniale. ARTE, le réseau de télévision culturel franco-allemand, a diffusé une émission intitulée Algérie : le grand gâchis expliquant les raisons historiques et politiques de la stagnation du pays et de ses évolutions possibles. Les connotations colonialistes du titre et son inscription dans la tradition lockienne d’un discours sur le sous-emploi et l’amélioration des ressources sont significatives. Sous couvert d’expertise scientifique, l’émission affirme qu’entre autre causes essentielles de cette stagnation il faut citer la trop forte intervention de l’état sur le plan économique, un climat peu accueillant pour les investissements étrangers et un régime de visas restrictif pour les étranger·es - comprenez les Européen·nes ou blanc·hes. Les solutions proposées à ce « grand gâchis » sont, évidemment : moins d’Etat et un marché plus ouvert, une libéralisation du code des investissements pour les capitaux étrangers, surtout dans le secteur du tourisme, et l’abandon du principe de réciprocité diplomatique qui sous-tend le régime de visas de façon à autoriser une plus libre circulation (Européenne et blanche) dans le pays. En bref, dit-on aux téléspectateur·rices, pour réaliser son potentiel, l’Algérie doit imiter les régimes tunisiens et marocains d’avant 2011.

En octobre, ARTE diffusait un autre reportage intitulé Algérie : la révolte de la jeunesse, qui décrivait en substance comment le mouvement avait pris fin une fois Bouteflika mis dehors. Ignorant les exigences claires des millions d’Algérien·nes toujours dans la rue semaines après semaine, et le refus du mouvement de toute élection organisée par le HCM dans les conditions actuelles, le reportage présentait la feuille de route électorale du HCM pour le 12/12/2019 comme un fait accompli. Il se terminait par une véritable distorsion de la volonté du peuple, affirmant que la jeunesse place beaucoup d’espoir dans ces élections. De telles positions font l’impasse sur les slogans des manifestant·es, y compris le dernier : « Dégage Gaid Salah, hedh el’am mach el vote » (... il n’y aura pas d’élection cette année), et leur refus explicite de voir ces élections servir d’excuse à la répression du mouvement.

L’implication de l’establishment culturel français ne s’en tient pas cependant au prosélytisme pro-libéral. En cohérence avec ses principes racistes et islamophobes, il continue à évoquer la « menace islamiste ». C’est là une pièce maîtresse de la guerre psychologique que la junte militaro-oligarchique mène contre les Algérien·nes depuis les années 90, et l’État français, les cercles médiatiques, intellectuels, artistiques et culturels se sont rendus complices en relayant ce discours depuis trois décennies. Cette dernière émission d’ARTE par exemple ne reconnaît pas le coup d’état de 1992 comme tel. Il avance, tout comme le discours officiel l’a toujours fait, que la cause des souffrances du peuple algérien, ce sont d’autres Algériens (religieux) que la nation avait un jour, par erreur, choisis pour les représenter, et non pas en une oligarchie militaire qui les a dépossédé·es et massacré·es. De la même façon, une autre émission du même réseau intitulée Algérie : les promesses de l’aube, diffusée début juin, exhorte à la vigilance face à la menace islamiste qui se dissimulerait derrière le mouvement populaire, et dépeint le mouvement comme étant misogyne sur la base d’un incident isolé, œuvre de provocateurs selon la plupart des observateurs.

Le festival de Cannes n’a pas été le dernier à reprendre ces thèmes. La sélection de deux films franco-algériens, Abu Leila et Papicha, situés tous deux dans les années 1990, et réifiant le discours officiel sur la guerre civile, n’est pas une coïncidence. Le premier a reçu deux nominations à Cannes et le prix du meilleur film fantastique européen au festival de Neuchâtel. Papicha a, lui, reçu quatre nominations internationales, une récompense, et une très large couverture médiatique. Le refus officiel de diffusion du film sur les écrans algérois est une façon indirecte d’appuyer la légitimité du film suite aux critiques émises par les non-francophones dénonçant l’argumentaire du film « vaguement inspiré de faits réels » comme étant une « manipulation manifeste ».

Regardons plus loin...

Malgré tous ces vents contraires, le mouvement continue de se renforcer et fait entrer de nouvelles composantes de la société dans l’équation. Le mouvement a encore de beaux jours devant lui car les avocat·es entrent en jeu, les syndicats indépendants se préparent à lancer une grève générale pour la fin octobre, les juges sont en grève générale, et des déclarations de prisonniers politiques tels que Bouregaa recentrent le débat.

Le 65ᵉ anniversaire de la déclaration de la guerre de libération contre le colonialisme français, le 1er novembre, tombe un vendredi cette année. Au vu de l’inébranlable résolution et de la détermination d’airain du mouvement, la mobilisation promet d’être mémorable. Le 1er novembre 2019 sera un tournant décisif pour le mouvement. Le Harak (mouvement) entrera dans la phase de résistance civile.

Le dédain et le mépris ont changé de camp au cours de ces derniers mois. Les Algérien·nes savent que le pillage des ressources naturelles du pays a atteint des proportions mythiques, ils et elles sont conscient·es de la complicité du HCM et de son chef dans la recolonisation du Mali par la France, de l’ouverture de l’espace aérien algérien aux drones français et états-uniens pour collecter des informations, et en ce qui concerne ce dernier, pour utiliser les installations militaires algériennes. Le mépris des Algérien·nes pour les dirigeants actuels n’a d’égal que leur dédain pour les Harkis au temps du colonialisme. L’abandon de la souveraineté nationale à des gouvernements étrangers et à des multinationales plutôt que de la remettre au peuple algérien en révolte a balayé toute illusion que pouvaient encore se faire les Algérien·nes sur la traîtrise de leurs dirigeants, et la nécessité absolue de les destituer.

En dépit de l’évidence historique, le HCM semble incapable de comprendre que les Algérien·nes ne supporteront plus, quelles que soient les circonstances, la domination du commandement militaire sur les civil·es dans la vie politique. Si la thèse de la domination coloniale militaire a donné naissance à son antithèse de la lutte armée de libération, résultant à son tour en une synthèse de colonialité « postcoloniale », alors le mouvement populaire, de par son pacifisme et son sens civique, est la parfaite antithèse de cette thèse néocolonialiste. Il est temps que ces cabales militaro-oligarchiques et leurs soutiens étrangers comprennent que le combat qu’ils mènent n’est pas seulement contre le peuple algérien, mais contre l’Histoire.

Lire l’article original en anglais sur le site de Africa is a Country