Le Chili actuel n’est plus le pays d’Allende, pas plus qu’il n’est celui de Pinochet. En 2006, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique latine, ce pays conservateur a élu une femme au pouvoir, divorcée et athée de surcroît.
Si la segmentation de la société chilienne peut parfois faire penser aux divisions des castes Hindoues, cet état des choses peut s’expliquer par la réalité économique, mais aussi, et avant tout, parce que la réalité historique n’est pas la même pour tous les Chiliens. Le travail de mémoire nécessaire à l’unification des populations, après un traumatisme aussi grand que celui des tortures, assassinats et disparitions forcées vécues sous la dictature, n’a jamais été impulsé par les gouvernements.
Longtemps, la version des vainqueurs a dominé celle des vaincus, mais la situation change, grâce aux nouveaux moyens de communication et au retour des exilés, qui par leurs recherches et quêtes de la Vérité, réussissent lentement à reconstituer le puzzle de leur passé. C’est une nouvelle histoire commune qui est progressivement en train de faire surface, sans être pour autant acceptée par tous. L’immobilisme politique choisi "par peur" du retour des militaires a sans doute fait plus de mal à la société que la dictature en elle-même, en refusant aux victimes d’être considérées comme telles de façon unanime et publique.
La peur d’un retour des militaires et l’omniprésence du général déchu dans les esprits collectifs ont longtemps empêché les Chiliens de faire un bilan des années de dictature et d’en panser les blessures. L’arrivée au pouvoir de gouvernements socialistes pouvait laisser présager des changements, mais c’est l’ouverture aux nouvelles méthodes de communication et l’aide venue de l’étranger par le biais des exilés qui permet, peu à peu, aux Chiliens de faire la lumière sur 17 ans de dictature.
L’arrestation de Pinochet à Londres en 1999 a été un véritable électrochoc pour la population d’exilés chiliens présents dans les différentes villes d’Europe. Alors qu’ils vivaient dans la honte de n’avoir pas vu venir le Coup d’Etat de 1973 et celle d’avoir survécu et refait leur vie ailleurs, alors que beaucoup de leurs "compañeros" étaient morts ou avaient disparu pour le Chili de leurs rêves, les exilés ont vu en l’arrestation du général, l’occasion d’avoir un rôle actif dans la société chilienne pour la première fois en 30 ans. Les langues se sont déliées, les manifestations se sont multipliées et ceux qui s’étaient toujours tus ont accepté de témoigner et de raconter les horreurs subies pour permettre aux nouvelles générations de découvrir la vérité, pour accabler le vieux général et sa dictature sanglante.
Si le "viejo" est finalement mort dans son lit, au Chili, sans aucune condamnation, tous ces combats n’ont pas été menés vainement, car les histoires, les parcours et les combats sont depuis arrivés aux oreilles des Chiliens, par le biais d’Internet, de la circulation de vidéos et de documentaires… Petit à petit, ceux qui le veulent peuvent reconstruire le puzzle de leur Histoire collective, souvent à mille lieux de cette Histoire officielle javellisée qui leur a été vendue malgré le retour de la démocratie. L’Etat n’est pas le grand instigateur de ce travail de mémoire qui fait tant défaut aux Chiliens.
Le chemin à parcourir est encore long, mais nécessaire, afin de retrouver une certaine unité au sein de cette société déjà si divisée par les choix politiques et les réalités économiques. Les nouvelles générations, formées aux nouvelles technologies, qui voyagent et n’ont pas connu la polarisation sociale des années 70, demandent des comptes : ils ont accès à l’information et veulent se faire leur propre opinion, le discours officiel ne leur suffit plus, ils veulent des réponses et ils les veulent maintenant.