Au Japon, le combat du peuple autochtone Aïnou pour ne pas disparaître

, par Equal Times , GRAU Carmen

Portrait de membres du peuple Aïnou en 1909. Crédit photo : Morton1905 (CC BY-NC-ND 2.0)

Les panneaux lumineux de l’autoroute d’Hokkaido, dans le nord du Japon, ne sont pas là pour informer les automobilistes de la situation routière. Ces affichages publicitaires géants vantent à cor et à cri Upopoy, le nouveau complexe touristique et musée national aïnou. « Chantons à l’unisson pour l’harmonie ethnique » est le slogan retenu par le gouvernement nippon pour ce projet de 20 milliards de yens (164 millions d’euros, 192 millions de dollars US), qui a vocation à redonner vie à la culture aïnou, une des minorités de l’archipel. Le projet expose le patrimoine d’un peuple autochtone originaire des îles Hokkaido, Kouriles et Sakhaline. De jeunes femmes aïnous exécutent des danses traditionnelles, tandis qu’un mémorial controversé surplombant l’océan Pacifique rend hommage aux ancêtres. Le site accueille une suite sans fin d’autocars chargés d’écoliers japonais ; les réservations affichent complet. Il y a quelques années, un manga les a mis à la mode et aujourd’hui ils sont devenus une attraction.

Ce qui n’est pas pour réjouir les anciens. Ce n’est pas un parc à thème qu’ils veulent, mais plutôt la reconquête de leurs droits en tant que peuple natif. « Il est sans âme », a déclaré l’artiste Shizue Ukaji, 87 ans, à propos du complexe. « Si le gouvernement japonais tient à jouer la carte de l’ “harmonie ethnique”, il doit nous présenter des excuses formelles pour les injustices historiques », se plaint-elle. À leurs yeux, la nouvelle loi sur la promotion de politiques aïnous de 2019 est un instrument du gouvernement japonais qui est vide de droits et qui continue à les exploiter comme une ressource touristique.

Satoshi Hatakeyama, 78 ans, président de l’Association des Aïnous de Monbetsu, réclame depuis 2009 le rétablissement du droit de pêche de ses ancêtres. Il veut recevoir le saumon chaque automne, un rituel appelé Kamuy-chep-nomi, et ne plus être poursuivi par la police pour cela, comme c’est arrivé en 2019. Ryoko Tahara, 67 ans, présidente de l’Association des femmes aïnous, dénonce la double discrimination dont elles font l’objet depuis des générations, à l’école comme dans l’accès à l’emploi ou au mariage, du fait de leur double condition de membre d’une minorité autochtone et femme. Elle est née dans un village qui n’existe plus. Enfants, on les insultait et on leur jetait des pierres. Elle a grandi en pensant qu’être indigène revenait à être inférieur.

« De peur, nous nous sommes cachés toute notre vie et notre histoire n’a pas été racontée », confie-t-elle à Equal Times. À présent, elle cherche un moyen d’y parvenir, à travers la redécouverte de la gastronomie aïnou.

« Ils nous ont exploités par le passé, et continuent de le faire », affirme Fumio Kimura, 71 ans, vice-président de l’Association des Aïnous de Biratori. M. Kimura veut rendre à la terre les restes des Aïnous qui ont été exhumés sans autorisation. « Notre histoire est celle de déplacements forcés, même morts. Mes grands-parents ont été forcés de quitter leur lieu d’origine pour travailler dans les fermes impériales japonaises et une fois qu’ils n’étaient plus nécessaires, ils ont de nouveau dû se réinstaller », explique-t-il.

Cela fait 150 ans que le peuple aïnou vit dans l’ombre, depuis que ses territoires ont été occupés par la volonté expansionniste du gouvernement japonais de l’ère Meiji, à la fin du 19e siècle, et ce après des siècles de coexistence et de relations commerciales. L’affrontement colonial a entraîné un douloureux processus d’assimilation qui a effacé les peuples, les noms et la langue. Ils ont été interdits de chasse et de pêche, leurs principaux moyens de subsistance. Les femmes ont été mariées à des Japonais. Ils ont dû se reconvertir à l’agriculture. Ils sont tombés dans la pauvreté. Ils sont devenus l’objet d’études scientifiques, même morts.

Les chefs aïnous sont conscients que leur savoir ancestral est en danger. « Ils sont en train de nous effacer ; dans trente ans, nous serons tous japonais », déplore Fumio Kimura. Mais ils n’oublient pas le passé et connaissent leurs droits, inscrits dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, de 2007. Ils recouvrent leur histoire et étudient l’aïnou, une langue perdue dont il ne reste qu’une poignée de locuteurs natifs et qui s’apprend à travers des enregistrements, des chansons et la tradition orale. Ils sont également la voix de leur peuple aux Nations Unies, où ils dénoncent le manque d’engagement du Japon en faveur de leurs droits.

« C’est le combat de la dernière chance. Les jeunes, Japonais ou Aïnous, se détournent de la politique. Ils ne s’intéressent pas aux droits humains », déclare Hiroshi Maruyama, directeur du Centre for Environment and Minority Policy Studies (CEMiPoS), organisme voué à la défense des droits du peuple Aïnou. Pour cet expert japonais de l’environnement et des politiques autochtones, « Upopoy ne reflète pas le point de vue aïnou. Il s’agit d’une mercantilisation culturelle. Il a été annoncé dans la foulée de l’annonce des Jeux Olympiques [Tokyo 2020]. Sous prétexte d’aider les minorités, le projet visait en réalité à attirer le tourisme. Le nationalisme japonais d’une seule race, une seule langue et une seule nation prévaut. »

Cela fait des décennies que des associations gouvernementales promeuvent la culture aïnou et gèrent l’aide publique en matière d’éducation et de lutte contre la pauvreté. C’est notamment le cas de l’association aïnou d’Hokkaido, qui a participé aux processus législatifs, ainsi qu’à l’ouverture d’Upopoy. Cependant, 80 % des Aïnous ne s’y sentent pas représentés et voient cette organisation avec suspicion, comme l’ont confirmé à ce média de nombreuses voix aïnous consultées. Cela s’explique peut-être par le fait que ce n’est qu’en 2008 que le Japon les a officiellement reconnus en tant que peuple autochtone.

Les morts qui leur sont dus

Combien y a-t-il d’Aïnous aujourd’hui ? Personne ne le sait exactement. Le chiffre officiel pour Hokkaido, en 2017, était de 13.000. Ce chiffre ne tient pas compte des milliers d’Aïnous résidents de Tokyo et des environs, de ceux qui ont renié leurs racines au terme d’un siècle et demi de politiques d’assimilation agressives, voire de ceux qui font profil bas pour ne plus subir de discrim,ination. On ignore également combien se trouvent dans la diaspora. En revanche, ils comptent les morts qui leur sont dus, et ne se lassent pas de le répéter : il s’agit des restes de quelque 1.600 personnes qu’ils réclament au gouvernement et aux douze universités japonaises impliquées dans des vols sur des tombes aïnous entre la fin des années 1880 à 1972.

M. Kimura récite de mémoire les noms de tous les scientifiques qui ont participé à ce qu’il décrit comme une spoliation. Il est le dernier chef de communauté, ekasi, à contribuer au retour des restes humains. Né à Biratori, un bourg de 5.300 habitants majoritairement aïnous, situé au sud d’Hokkaido, son activisme est relativement récent. En 2015, il est tombé sur un monument commémorant une « ancienne école aborigène » à Niikappucho Anesaru (près de Biratori).

Il dit avoir ressenti comme une décharge dans la tête : « Le dieu de la foudre, Kanna Kamuy, m’a réveillé au militantisme et j’ai décidé de rendre sa dignité au peuple aïnou. »

En 2016, M. Kimura et trente autres personnes ont fondé l’association de réflexion sur les restes humains. En 2018, conformément au guide officiel du gouvernement, ils ont introduit une demande de restitution des restes appartenant à leur communauté, et l’ont obtenue. En octobre, les restes de 34 Aïnous (dont six ont pu être identifiés) ont été ramenés des universités d’Hokkaido, de Tokyo et de Niigata en vue de leur inhumation. « Nous naissons dans la terre et nous devons y retourner. Nous sommes la seule communauté à y être parvenue sans avoir dû recourir à la justice », dit-il, en évoquant le parcours bureaucratique et juridique fastidieux qu’ont dû entreprendre depuis 1980 d’autres dirigeants aïnous pour obtenir la restitution de leurs ancêtres. La bataille des militants a abouti à un procès contre l’université d’Hokkaido, mais ce n’est qu’en 2016 qu’ils ont obtenu la première restitution. Érigée sur une ancienne enclave aïnou, l’université a conservé pendant des décennies les restes de plus de 1.000 Aïnous dans un entrepôt situé à l’extérieur du campus.

En 2019, les restes humains ont été transférés vers le nouveau mémorial d’Upopoy. M. Kimura s’est indigné de ne trouver aucun témoignage écrit et de ne pas pouvoir accéder au mémorial où étaient entreposés les restes : « Pourquoi consacrent-ils un bâtiment pour abriter les restes de nos ancêtres et de nos familles si c’est pour nous en interdire l’entrée ? » Ils en ont fait la demande au gouvernement à Tokyo, mais ont reçu des excuses techniques. Après des mois d’insistance, ils pourront bientôt y avoir accès. Ce n’est pourtant pas l’issue qu’ils souhaitent : « Ils ne voient en nous que de simples objets d’étude. Et lorsque nous leur demandons s’ils poursuivent leur enquête, ils se montrent évasifs. Il faut les rendre à leur terre, le pays doit nous soutenir car c’est ce que stipule expressément l’article 12 de la déclaration. Nous attendons des excuses. Nous sommes les victimes. »

Pendant plusieurs jours, M. Kimura a appelé le ministère japonais des Terres, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (responsable du site d’Upopoy) pour insister sur la nécessité d’une plaque commémorative. Celle-ci a finalement été posée en octobre. Cependant, les experts du CEMiPoS considèrent le texte biaisé en raison de son ambiguïté quant aux responsabilités historiques : « Dans certains cas, la volonté des Aïnous a pu ne pas être prise en considération lors des fouilles de ces vestiges », indique la plaque. M. Kimura insiste : « Il est de la responsabilité du Japon de restituer les restes. Je ne renoncerai pas jusqu’à mon dernier souffle. » D’autres Aïnous préfèrent ne pas se tourner vers le passé. C’est un sujet traumatisant, tabou. « D’aucuns m’ont demandé de laisser tomber. Je finirai tôt ou tard par être entendu, j’en suis certain », confie-t-il.

Ultime bastion aïnou

Nibutani est une vallée sacrée, fière de ses origines. Ici, Aïnous et Japonais cohabitent dans l’un des rares endroits d’Hokkaido où les Aïnous sont majoritaires. À défaut de chiffres officiels, les habitants de cette vallée rattachée à Biratori affirment qu’ils représentent 80 % des 500 habitants. C’est ici qu’est née une légende, Shigeru Kayano (1926-2006), le premier Aïnou à accéder à la haute fonction publique. Autodidacte, il a fait des recherches sur sa culture, a redonné vie aux traditions de son ethnie et a publié plusieurs ouvrages. Après avoir siégé au conseil municipal de Biratori, il a entrepris de changer le cours de l’histoire en faisant son entrée au parlement japonais.

Tel un oracle, sa mémoire est présente dans tous les esprits. Dans le village, son nom est sur toutes les lèvres. Comme cette personne qu’il a aidée à construire sa maison. Ou cette autre à laquelle il a appris à travailler le bois. Il a fondé un musée local. Il a enseigné la langue aïnou.

Son fils l’enseigne encore aujourd’hui dans la bibliothèque municipale. La moitié des enfants l’étudient, ainsi que les adultes. Son petit-fils, Kimihiro Kayano, gère un foyer où l’identité et la langue aïnous sont toujours bien vivantes :

« Mon grand-père a eu une influence considérable. Ici, nous sommes majoritaires et cela nous rend forts. Pour les jeunes, il est plus facile d’être Aïnou aujourd’hui, même si l’on trouve toujours des messages haineux sur Internet. »

À ses côtés, Rie Kayano chante et compose en aïnou. Le célèbre artiste local, Toru Kaizawa, a également son studio-boutique dans la vallée.

En 1993, le paradis a été transfiguré suite à la construction sur ordre du gouvernement d’un barrage sur le fleuve Saru, adossé aux montagnes sacrées et au cœur de la communauté aïnou. Désignant un ensemble de ruines isolées, la sociologue Masumi Tanakaet explique qu’il s’agit d’un site unique à Hokkaido, « mais qui n’a pas été suffisamment mis en valeur ». Contraints de renoncer à la pêche et à la chasse, il y a longtemps qu’ils ont été privés de fait de l’exercice de leurs rituels. En guise de compensation pour la construction du barrage, un espace culturel a été aménagé comprenant des musées ainsi qu’un kotan, ou village traditionnel aïnou, où des artisans exhibent aux touristes leurs matériaux et créations uniques.

L’espace culturel de la vallée bénéficie de fonds publics et de subventions supplémentaires octroyées en vertu de la nouvelle loi sur la culture aïnou. Selon le bureau du cabinet japonais, 2,17 milliards de yens (soit approximativement 17 millions d’euros ou 21 millions de dollars) seront investis sur une période de cinq ans dans le village de Biratori, dans le cadre de programmes culturels, de reforestation et de tourisme.

Ces mesures incluent la pêche qui restera, toutefois, réglementée : la pêche sera limitée à 50 saumons entre septembre et novembre, et la participation sera limitée à 20 personnes et à des fins rituelles exclusivement. Quant à la chasse, elle n’est même pas mentionnée. Tout un savoir ancestral transformé en une vaste transaction commerciale et touristique. Telle est désormais la réalité et la subsistance de bien des peuples indigènes et autochtones.

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