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3 – Le futur de la ville : un terrain, poreux opaque et glissant
Les événements religieux, en tant qu’événements publics importants, sont des moments privilégiés pour comprendre comment la pression populaire impose que les contrôles sur l’usage du sol soient chamboulés et remplacés par une réglementation du foncier sous contrôle municipal. Ceci permet à l’économie de se développer sur tous les districts de la ville et de la transformer en un bazar bouillonnant, avec des modifications substantielles de la circulation routière pour le décollage de ce mammouth. Par exemple, Shivaji Nager à Bangalore connaît chaque automne un mois de célébration de la Fête de Sainte Marie à la Basilique qui lui est dédiée. La foule est immense. Des gens de différentes religions viennent chercher la bénédiction de l’Enfant Jésus pour des soucis du quotidien, matériels ou pas : pour ceux qu’on aime et qui sont malades, pour réussir ses examens ou un entretien d’embauche, pour faire face à un retournement des affaires, et aussi, pour participer à une expérience humaine enthousiasmante. De petits commerçants et des portefaix s’installent là, montent leurs étals, vendent des produits de contrefaçon et de l’électronique qui viennent de Chine orientale (avec pas mal de versions locales) et de la nourriture à emporter. Il y a des relations inter-ethniques complexes : des musulmans locaux engagés dans la finance co-sponsorisent une manifestation catholique et on peut voir là, l’Enfant Jésus et sa mère Marie promenés dans un char à la manière hindoue. Une des principales attractions est une maquette du temple Bhai de Delhi en forme de lotus qui symbolise ce mélange des croyances.
Le changement urbanistique est à son comble lors de la fête de Ste Marie et il est l’expression de négociations subtiles et serrées et d’une détermination politique. Les lobbys locaux du commerce mobilisent les conseillers municipaux pour influencer des niveaux plus élevés du gouvernement. Les planificateurs aimeraient voir là des changements “informels”, mais une promenade à travers ces quartiers en effervescence montrerait bien autre chose. Nous devinons, là, dans ces vastes zones, l’éclatement d’une propriété individuelle pour mettre fin à la conservation exclusive d’un héritage, comme cela a été tenté à Bombay par le secteur privé et à Delhi par l’État. Ce sont tous ces espaces dédiés aux rituels et qui sont si communs dans le Sud, qui défient tout contrôle de la part du capital monopoliste et où un consumérisme acharné gagne sur le Capital en jouant de son érosion. Le changement urbanistique est magique. Évidemment, il y a de la magie dans la fête de Ste Marie dans les soirées du mois d’août chaud et humide de la tropicale Bangalore, avec l’excitation des masses tourbillonnantes et les bannières des célébrations ; mais, ici, je veux parler d’une autre magie, la magie de la bureaucratie (qu’on voit habituellement tout à fait à l’opposé). Ce propos provocant est justifié étant donné la centralité de la conscience politique populaire. Le Plan d’urbanisme, actuellement chéri par les entreprises, continue à séduire la gauche classique et beaucoup d’activistes progressistes. Ils croient que le plan assure la “justice sociale”. Mais le pouvoir des entreprises est privé d’effet par la raison d’être de la réglementation : la bureaucratie. Je ne vise pas les décideurs de haut niveau, ni les techno-managers qui partagent des “visions progressistes”. Non, la “magie”, ici, est celle des bureaucrates des niveaux intermédiaire et inférieur et des politiciens à la petite semaine. Ils savent depuis longtemps utiliser les directives gouvernementales et autres procédures administratives nouvelles, via le conseil municipal, pour ouvrir la voie à l’économie de bazar. Par opposition au langage des “droits” des activistes progressistes — qui est maintenant repris par les grands donateurs internationaux — la magie bureaucratique renvoie à ce que l’élite de l’agglomération considère avec désespoir comme des fenêtres de tir. Ce sont ces ordonnances administratives qui, comme le note Santos de Sousa1, replacent en termes politiques et sociaux le conflit sur le sol et la réglementation avant que le système juridique — maintenant volontairement agressif et élitiste — s’y agrippe. La magie bureaucratique, poussée par les couches populaires est ainsi sur le point de se confronter à l’élite agressive qui se mobilise sur « le plan, la loi et le quadrillage ». Ces espaces de la politique s’ouvrent, quoique inégalement et de manière incertaine, du fait des « contradictions de la politique étatique ». À un certain niveau ces domaines politiques se constituent matériellement : la rente foncière se retrouve dans les divers régimes de propriété et cette rente, absolue, différentielle ou monopolistique, donne la couleur locale de la politique. Mais d’autres types de pratiques bureaucratiques peuvent conduire à l’arrêt d’un urbanisme d’installation. Ceci se produit du fait de “l’individualisation” des conflits collectifs avant la politisation des gens. C’est là que nous pouvons penser que l’agglomération de Bangalore en tant que projet de type haussmannien met en pièce la politique et l’économie de gauche. En s’appuyant sur les arguments néo-libéraux pour justifier une vision moderniste, elles sont entraînées, non pas par des forces supérieures mais par le poids d’un appareil institutionnel nourri par les fonds d’investissement de l’État nation. D’autres projets comme les infrastructures des villes du couloir vers Mysore qui, cinq ans plus tôt, évoluaient à un rythme analogue, se trouvent maintenant pris dans des contradictions bureaucratiques et un bourbier juridique — avec un possible redémarrage du conflit ?
En opérant la dé-concentration de la propriété individuelle par l’intermédiaire de divers régimes fonciers on s’oriente, au-delà des contingences immédiates, vers ce que Blomley désigne comme un ensemble dense et fort de symboles sociaux, d’histoires et de significations2. Ce ne sont des domaines ni faciles ni très transparents. En effet, la transformation de Shivaji Nager pour accueillir les fêtes de Ste Marie relève de la politique et pas seulement du régime foncier et du commerce. La politique populaire est incluse dans de nouvelles procédures administratives, des lacunes de plus en plus nombreuses pour autoriser un usage mixte de la terre pour rendre possible le commerce local, l’industrie, en dehors de l’extension des infrastructures et des services dans les zones “illégales”.
L’obsession de la planification à contrôler et subvertir l’esprit humain va à l’encontre de la nature des villes et de leur transformation dynamique. Les différentes formes d’urbanisme vont à l’encontre de ce qui peut être appelé des processus de planification menés “sous l’emprise de la peur”. Ici, la dynamique populaire de l’urbanisation est posée en termes négatifs : comme la “croissance démographique” se manifeste dans des “bas-quartiers non planifiés” tout comme “l’économie informelle” alimente des politiques régressives, comme les spectres de la peur, du terrorisme et de la fin du monde sont aujourd’hui renforcés par le changement climatique.
Il est à peine surprenant de constater que ce sont des périodes pendant lesquelles s’établit une convergence entre les lobbys néo-libéraux et les activistes progressistes. Les uns comme les autres poussent à des réformes et à des procédures institutionnelles qui soutiennent leurs politiques et cherchent à se mettre à l’abri derrière l’appareil d’État : faire les schémas, analyser, trouver des “bénéficiaires” et les localiser à travers une planification cartésienne grâce à une localisation s’appuyant sur la géographie et les systèmes d’information. On peut voir ces efforts suivant des perspectives idéologiques et on peut les considérer comme des efforts pour dominer les habitants de la ville considérés comme déviants par rapport aux promesses d’un capitalisme mondialisé et homogénéisé et aux promesses du Plan. Il y a aussi des périodes où les villes sont accablées par des organismes comme la Banque mondiale qui les contraignent à être “globalement compétitives ” ou de périr. De telles craintes sont utilisées pour justifier, d’une part, que c’est la réglementation néo-libérale qui ouvre la voie vers un marché “libre”, homogène (et global), ou d’autre part, que c’est un État-nation répressif qui maintenant utilise les pouvoirs de l’État, au nom du bien public pour consolider le pouvoir des grandes entreprises. En cela, l’obsession courante d’une “politique” n’est également pas surprenante. Une analyse critique joue sur les mots “politique” et “police”. Elle est illustrée dans les villes socialement fracturées d’Amérique du Nord et d’Europe par la peur et le racisme qui sous-tendent le besoin de contrôler et de diriger la “croissance” urbaine3.
Au lieu de cela, nous voyons une opposition forte à un tel terrorisme idéologique et une preuve souveraine que les villes s’organisent elles-mêmes, qu’elles croissent, et, dans le cas de l’Inde, qu’elles corrodent le Plan d’urbanisme et les grandes infrastructures. Cela soulève d’importantes questions, parmi lesquelles on peut énumérer :
– Poussés par la crise financière mondiale, sommes-nous en train de constater une ouverture de l’espace politique pour un urbanisme qui s’appuie sur le réel et qui inciterait une transformation de la conscience politique ?
– Ce processus de transformation est-il enraciné dans la réalité quotidienne de l’occupation du sol, de l’économie, et, tout particulièrement, des institutions politiques anarchiques ?
– Voyons-nous dans les villes du Nord de l’Europe et de l’Amérique l’émergence récente d’espaces semblables à ceux qui sont apparus beaucoup plus tôt dans les villes du Sud mondialisé ?
– Étant donnée la configuration de la croissance urbaine dans le Sud mondialisé au cours des deux décennies à venir et le probable emballement à la fois des mouvements de population et de la fixation des quartiers de réfugiés, les villes du Nord mondialisé seraient-elles aussi radicalement transformées ?
– Dans quelle mesure les lieux communs qui considèrent que les villes du Nord comme du Sud voient leur salut dans des politiques de “villes compétitives”, de développementalisme ou de la croissance qui va de pair, sont-ils utiles ?
Tandis que l’essentiel de la croissance des villes se situe dans le “Sud mondialisé” et déborde dans la réalité la ville “planifiée”, l’occupation de l’espace redéfinit les emplacements de la ville et des cultures, et souligne une prise de conscience politique. Ainsi, il se peut que la ville du Nord ne soit pas très différente puisque les immigrants donnent leur forme aux quartiers et que certains de ceux-la montrent des paysages urbains qui, rapidement, rappellent leur histoire, mais aussi, manifestent des liens mondiaux à travers l’économie et la culture.
Le domaine politique des villes existe toujours, dont nous ne pouvons avoir qu’un simple aperçu, et qui se situait dans des façons de faire populaires, constituant sa porosité de terrain ou sa légalité, mais aussi l’opacité des structures. La question est de savoir si ce point de vue remet en question nos conceptions des politiques urbaines, à travers les notions de planification, de développementalisme, mais aussi l’influence du grand capital ? Nous en avons une illustration particulièrement horrible dans la description que fait Weitzman de la stratégie brutale de l’armée israélienne : « avancer à travers les murs de Naplouse ». Il soutient que ce qui rendit la chose possible était une conception de la ville n’étant pas seulement un lieu passif, mais aussi un moyen de redéfinir le dedans et le dehors et les logements comme des lieux de passages — provisoires, c’est-à-dire toujours précaires1. Quand on pense à l’impact de la crise financière mondiale sur les villes, on retrouve une conscience politique nécessairement incertaine et instable. il est intéressant de noter qu’une telle “conscience politique” arrive au moment où la production de masse est remise en question, pour ne pas dire en crise. Cette conscience politique se manifeste aussi quand il y a une crise des villes “organisées” comme des “espaces de droit” pour permettre au capitalisme international dominant de re-localiser les nouveaux surplus coloniaux et de maintenir les hégémonies passées. Si l’on rend peut-être la propriété incertaine, alors s’ouvriraient de nouvelles possibilités par la remise en cause des grandes marques à travers une reproduction souple des biens. Le rêve de Rachiere pour les travailleurs prend vie lorsqu’ils s’approprient ces espaces de production comme étant leur territoire et que la possession des institutions montre un nouveau pluralisme juridique.
1 Bonaventura Santos de Sousa « Law, State, and Urban Struggles in Recife, Brazil », Social Legal Studies, n° 1, 1992, pp. 235-255.
2 Nicholas K. Blomley, « Law, Property, and the Geography of Violence : The Frontier, the Survey, and the Grid », art. cit., p. 122.
3 Mustafa Dikeç, Badlands of the Republic : Space, Politics and Urban Policy, Blackwell Publishing, Oxford, 2007.
Benjamin Solomon est professeur associé, Programme de recherches urbaines et de politiques, National institute of Advanced Studies.
Cet article est en partie basé sur un précédent travail de l’auteur rédigé en anglais et publié dans International Journal of Urban and Regional Research.
Aimablement traduit par Huguette Bertrand.