Non-lieu annulé dans le dossier Bisesero

, par Survie , DORIDANT Raphaël

La cour d’appel de Paris a annulé l’ordonnance de non-lieu rendue en septembre 2022 dans le dossier Bisesero. Dans ce dossier concernant l’abandon de deux mille Tutsis à leurs tueurs par l’armée française, fin juin 1994, la cour d’appel a constaté que l’ordonnance n’avait pas été rendue dans les formes prévues par la loi. Elle ne s’est pas prononcée sur les demandes de renvoi devant la cour d’assises de quatre officiers français.

Mémorial du génocide de Bisesero
Kigali Genocide Memorial CC-BY-ND

Fin juin 1994, les soldats français de l’opération Turquoise commencent à pénétrer dans le sud-ouest du Rwanda, notamment dans la région de Kibuye. Présentée officiellement comme une opération humanitaire visant à mettre fin aux massacres, Turquoise poursuivait aussi un autre but : empêcher l’avancée du Front Patriotique Rwandais (FPR) et préserver le « pays hutu ». C’est le 26 juin que des journalistes informent des militaires français que le génocide se poursuit non loin de là, à Bisesero. Le 27 juin, un détachement aux ordres du capitaine de frégate Marin Gillier prend position à Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de Bisesero. En fin de matinée, Gillier observe le départ d’une centaine d’hommes armés, la plupart en civil, vers Bisesero, puis l’attaque qu’ils mènent à cet endroit. Dans son compte rendu quotidien à son supérieur, le colonel Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, Gillier parle de « combats » et non de massacres, malgré les informations reçues la veille de la part des reporters.

Au début de l’après-midi du 27 juin, une patrouille commandée par le lieutenant-colonel Duval se rend à Bisesero, apparemment sans en informer Gillier. Un survivant tutsi, Éric Nzabihimana, force les Français à s’arrêter. Une centaine de Tutsis dans un état de dénuement extrême, certains blessés, viennent alors à leur rencontre. Ils disent être deux mille, disséminés sur les collines. Duval repart en les laissant sans protection, leur conseillant de retourner se cacher en attendant le retour des Français « dans deux ou trois jours ». Le soir, il rend compte au colonel Rosier, par téléphone et par fax. Plus tard, ce même 27 juin, le général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise, envoie un compte-rendu à l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, dans lequel il décrit les Tutsis de Bisesero non comme des « éléments FPR infiltrés » mais comme des « Tutsis ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place ». Cela n’empêche pas le général Lafourcade de prendre le risque de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos [1] ». Durant trois jours, rien n’est mis en œuvre pour secourir ces survivants tutsis dont la situation est pourtant relatée de manière répétée dans les documents militaires français [2] et dans la presse (RFI le 28 juin, Le Figaro et Libération le 29 juin).

Le 30 juin, les commandos de marine de Gillier traversent Bisesero pour se rendre 20 km au-delà, sans instructions de porter secours aux Tutsis. C’est l’élément de queue de ce détachement, formé de militaires du 13ème Régiment de Dragons Parachutistes et de gendarmes du GIGN – dont l’adjudant-chef Thierry Prungnaud - qui, averti par des journalistes, prend l’initiative d’aller à leur rencontre. Cette fois, les militaires français restent avec les survivants et préviennent Gillier, qui revient sur les lieux et découvre la réalité du génocide. Il avertit alors le colonel Rosier, qui déclenche les secours.

La procédure pénale malmenée

Ouverte en 2005, l’instruction vise à déterminer si des militaires français se sont rendus coupables de complicité de génocide par abstention. Mandatés par l’Organisation des Nations Unies pour mettre fin aux massacres, si besoin en utilisant la force, et informés à partir du 27 juin 1994 sans discontinuer de la poursuite du génocide à Bisesero, les militaires français n’ont pourtant pas porté secours aux Tutsis. Si cette abstention est volontaire, elle constitue une complicité de génocide et non une simple non-assistance à personne en péril.

En juillet 2018, les juges d’instruction indiquaient aux plaignants rwandais et aux associations parties civiles leur intention de clore le dossier, avant de refuser, en novembre 2018, les ultimes demandes d’actes déposées. La balle est alors dans le camp du parquet de Paris, qui tarde à rendre son réquisitoire définitif. Lorsque le rapport Duclert est rendu public, en mars 2021, les plaignants rwandais et les parties civiles demandent le 22 avril 2021 son versement au dossier. Six jours plus tard, le 28 avril, le parquet rend son réquisitoire aux fins de non-lieu. Le lendemain, il indique que la demande de versement du rapport Duclert au dossier est irrecevable car intervenant plus de trois mois après la signification de la cloture de l’instruction intervenue le 27 juillet 2018 (art. 175 du code de procédure pénale).

Face à l’insistance des plaignants rwandais, de Survie, de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et de la Fédération internationale des droits humains (FIDH), les juges d’instruction décident finalement d’exploiter le rapport Duclert. Un assistant spécialisé rend une note de synthèse du rapport le 23 juin 2022. Les plaignants et les associations parties civiles saluent alors la réouverture de l’instruction, avant de recevoir comme une douche froide, début septembre 2022, l’ordonnance de non-lieu des juges d’instruction.

C’est sur la régularité de cette ordonnance de non-lieu que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris s’est prononcée dans son arrêt du 21 juin 2023. Elle a jugé que les magistrats instructeurs avaient bel et bien rouvert le dossier en décidant d’exploiter le rapport Duclert, et qu’ils ne pouvaient par conséquent pas rendre d’ordonnance de cloture sans signifier préalablement et à nouveau aux parties leur intention de clore. Ce non respect de l’article 175 du code de procédure pénale entraine la nullité de l’ordonnance rendue le 6 septembre 2022. Le dossier est donc renvoyé aux juges d’instruction.

Les faits sont têtus

Selon les magistrats instructeurs, l’exploitation du rapport Duclert n’a pas produit de résultat significatif, argument supplémentaire en faveur du non-lieu. Or la commission d’historiens confirme au contraire deux faits majeurs, déjà établis par le dossier d’instruction, qui montrent que des responsabilités pénales sont à rechercher à Paris. Tout d’abord, le rapport Duclert établit clairement que le général Lafourcade ne bénéficiait pas de l’autonomie de décision opérationnelle dont les juges le créditent, mais suivait au contraire les instructions précises du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, et de son adjoint, le général Germanos. L’audition de ces deux officiers généraux, demandée en 2017, avait été refusée par les juges au motif que les ordres concernant Bisesero ne remontaient pas au-delà du commandant de la Force Turquoise.

Le rapport Duclert souligne ensuite le rôle majeur de l’état-major particulier du président Mitterrand tout au long de la crise rwandaise. Ce service a, selon la commission d’historiens, endossé « des responsabilités non seulement de conseil du président, mais aussi opérationnelles ». Tout laisse penser que le général Quesnot, chef de l’état-major particulier en 1994, est intervenu au moment de Bisesero. Le général Lafourcade a en effet déclaré aux magistrats instructeurs que, le 29 juin 1994, le chef des forces spéciales de Turquoise, le colonel « Rosier a une lourde responsabilité politico-diplomatique et militaire. Il a le président de la République sur le dos ».

Par ailleurs, et surtout, le rapport Duclert ne fait à aucun moment mention d’un ordre de porter secours aux Tutsis de Bisesero. L’ordre donné pour le 30 juin au capitaine de frégate Giller est de se rendre au-delà de Bisesero à la rencontre d’un prêtre français, pas de secourir les Tutsis. Cette absence d’ordre de porter secours alors qu’à la date du 30 juin, l’extermination en cours à Bisesero est parfaitement connue de la hiérarchie militaire a conduit les plaignants rwandais, Survie, la LDH et la FIDH à demander le renvoi devant la cour d’assises de quatre officiers français pour complicité de génocide par abstention.

Renvoi devant la cour d’assises

Il apparaît en effet démontré, au vu du dossier d’instruction, que Jean-Rémi Duval a, le 27 juin 1994, abandonné une centaine de Tutsis qui lui demandaient de les protéger ou de les emmener avec lui, en leur disant de se cacher pendant deux ou trois jours en attendant le retour des Français. Pourquoi cette phrase ? Pourquoi Duval n’a-t-il pas rendu compte par radio alors qu’il était sur place à Bisesero afin de déclencher l’opération de sauvetage ? Pourquoi n’a-t-il pas conduit les Tutsis à Gishyita où le détachement Gillier était cantonné ? Ces questions font partie des zones d’ombre du dossier. Même si, de retour à Kibuye, Duval, très certainement bouleversé par ce qu’il avait vu, a alerté son supérieur le colonel Rosier, son abstention initiale de porter secours a eu des conséquences tragiques.

Marin Gillier, pour sa part, observait sans intervenir les attaques sur Bisesero depuis Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Selon des témoins rwandais, les tueurs qui partaient de Gishyita pour Bisesero passaient sans encombre les points de contrôle des militaires français, pendant que Gillier expliquait à la presse que les massacres en cours à Bisesero étaient des combats entre des éléments FPR infiltrés, d’une part, les forces gouvernementales et les milices, d’autre part.

Jacques Rosier, supérieur de Duval et Gillier, a lui aussi alimenté cette désinformation à destination des journalistes dès le soir du 27 juin, parlant de 1 000 à 2 000 hommes du FPR présents sur les hauteurs de Bisesero. En outre, bien qu’informé dès le 27 juin de l’extermination en cours à Bisesero, il n’a donné aucun ordre de secourir les survivants tutsis avant le 30 juin.

Enfin, Jean-Claude Lafourcade, commandant la Force Turquoise, a indiqué à l’amiral Lanxade dès le 27 juin dans la soirée qu’étaient selon lui présents à Bisesero des Tutsis ayant fui les tueries, réfugiés là pour se défendre. Lafourcade n’a pas pour autant donné l’ordre de leur venir en aide, et ce alors qu’il était conscient du risque de laisser se perpétrer des massacres dans le dos des Français.

Et maintenant ?

Il est vraisemblable que les juges d’instruction, à qui le dossier a été renvoyé par la cour d’appel, se contenteront de le fermer dans les formes, sans réaliser de nouveaux actes d’enquête. Il est donc à prévoir que le dossier restera en l’état jusqu’à une nouvelle audience devant la cour d’appel, dans quelques mois, pour contester le non-lieu, cette fois sur le fond.

Pourtant, au-delà des charges suffisantes pour renvoyer dès maintenant MM. Duval, Gillier, Rosier et Lafourcade devant la cour d’assises, des questions lourdes subsistent, notamment quant aux responsabilités éventuelles des décideurs parisiens. L’audition de MM. Lanxade, Quesnot et Germanos s’impose donc. En outre, des documents militaires dont la déclassification a été refusée aux juges d’instruction ont pu être consultés par la commission Duclert. Certains d’entre eux concernent les forces spéciales de Turquoise, qui sont les protagonistes directs de l’abandon des Tutsis de Bisesero. Ces documents apporteraient-ils des informations nouvelles s’ils étaient versés au dossier ?

Lire l’article original sur le site de Survie

Notes

[1Le général Lafourcade écrit dans son fax à l’amiral Lanxade : « Il se confirme, à la suite de l’accrochage de ce matin, qu’il y aurait un nombre assez élevé d’hommes en armes (1000 ?) dans le triangle Gishyita – Mont Karongi 2995 mètres) – Gisovu. Les milices Hutu et les militaires FAR de la région ouest semblent s’intéresser de très près à ce problème et annoncent l’arrivée du FPR. Il pourrait s’agir : - soit d’éléments FPR infiltrés de nuit à partir de Gitarama qui pourraient chercher à couper la zone en deux ; - soit de Tutsi ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place. Je penche pour la seconde hypothèse. Dans ce cas, les risques sont les suivants : - effectuer des reconnaissances avec des « guides » hutu et être taxés de collaboration avec les FAR ; - effectuer des reconnaissances seuls, avec le risque de tomber sur le FPR ; - ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos. Mon intention, pour les deux jours qui viennent, est d’essayer de préciser par ailleurs ce renseignement sans m’aventurer dans la zone (visite Ministre Mercredi). » Le ministre de la défense, François Léotard, était en effet attendu au Rwanda deux jours plus tard, le mercredi 29 juin 1994.

[2Cf. Benoît Collombat, « Rwanda : les documents qui accusent la France », France Inter, 30 novembre 2015. https://www.franceinter.fr/monde/rwanda-les-documents-qui-accusent-la-france