Les profits de la pandémie : comment les avocat·es se préparent à poursuivre les États en justice contre les mesures prises en réponse au Covid-19

, par Corporate Europe Observatory

Cet article est une synthèse, en français, d’un article en anglais plus long et plus détaillé à consulter ici : https://corporateeurope.org/en/2020/05/cashing-pandemic-how-lawyers-are-preparing-sue-states-over-covid-19-response-measures

Alors que les gouvernements agissent pour combattre le Covid-19 et éviter l’effondrement économique, les grands cabinets d’avocat·es aussi s’intéressent de près au virus. Cependant, leur intérêt principal n’est pas de sauver des vies ou l’économie. Ceux-ci appellent plutôt les grands groupes à remettre en question les mesures d’urgence afin de protéger leurs profits. Dans le cadre d’un système de justice parallèle spécialement conçu pour les multinationales, appelé « mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États » (ISDS en anglais, « Investor-state dispute settlement »), les États pourraient faire face à des poursuites pour des millions de dollars.

Montage graphique de Corporate Europe Observatory relatif au rapport sur les poursuites en justice contre les mesures gouvernementales pour combattre la pandémie. Source : Corporate Europe Observatory

Au niveau international, des milliers d’accords commerciaux incluent un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, qui donnent aux investisseurs étrangers un pouvoir considérable : ils peuvent exiger des compensations immenses pour des mesures prises par des autorités publiques qui auraient porté préjudice à leurs investissements, soit par une expropriation directe soit par le biais de toutes sortes de régulations. Ces mécanismes, fortement décriés par des experts légaux, des syndicats, des activistes de l’environnement, des groupements de consommateur·rices et de la société civile, sont en pleine expansion depuis dix ans. En effet, cela permet aux investisseurs étrangers de court-circuiter le système légal national et d’obtenir des compensations en argent public. Il s’agit d’un système légal spécialement pour les « riches », puisque contrairement aux entreprises nationales, aux citoyen·nes et aux organisations qui n’y ont pas accès, ce mécanisme offre des compensations pour la perte de futurs profits escomptés, hypothétiques, et ce en l’absence de contrepoids aux droits des investisseurs (par d’autres intérêts sociaux, par exemple).

Alors qu’une crise sans précédent frappe le monde, l’ "industrie" juridique se prépare pour lancer des poursuites onéreuses contre des gouvernements en réponse aux conséquences de la pandémie de coronavirus sur l’économie et le secteur de la santé. Pour les multinationales, ces poursuites pourraient être un moyen de récupérer ou d’éviter les pertes de profits liées aux interdictions de voyager, aux limitations imposées au fonctionnement des usines, etc. Certains spécialistes prévoient une « vague de litiges » dont les enjeux se comptent en millions, voire dizaines de millions de dollars – une aubaine pour ces cabinets d’avocat·es.

De fait, au cours des 25 dernières années, plus de 1000 de ces poursuites ont été engagées, parfois dans des circonstances économiques nationales délétères. Les investisseurs (entreprises et ses actionnaires) ont gagné la plupart de ces cas, les tribunaux d’arbitrage estimant qu’il est illégal d’interférer avec les prix de produits de première nécessité, de réguler les exportations ou de revenir sur des mesures d’incitation aux investissements. Ce qui signifie une charge financière considérable pour les États qui luttent contre la pandémie : certaines mesures prises pour la protection de l’intérêt public en temps de crise sanitaire pourraient les exposer à devoir payer des fortunes aux investisseurs étrangers.

Aucun cas de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États n’a encore été enregistré dans le contexte de la pandémie actuelle. Cependant, l’analyse des différents topos et webinaires proposés par les plus grands cabinets d’avocat·es présentent de nombreux scénarios possibles ; en voici dix, parmi les plus odieux.

Scénario 1 : des mécanismes de règlement des différends contre les États qui prennent des mesures pour fournir de l’eau propre pour se laver les mains.

Scénario 2 : Des attaques en justice contre des mesures pour soulager les systèmes de santé publique surchargés.

Scénario 3 : Des poursuites contre les mesures qui rendent les médicaments, les tests et les vaccins abordables.

Scénario 4 : Des investisseurs s’attaquent aux restrictions gouvernementales sur les activités commerciales qui risquent de répandre le virus.

Scénario 5 : Des mécanismes de règlement des différends sont lancés contre la réduction des loyers et la suspension des factures d’énergie pour ceux qui en ont le plus besoin.

Scénario 6 : Des litiges autour des suspensions de dette pour les foyers et les entreprises.

Scénario 7 : Des actions en justice contre des mesures de prévention de crises économiques.

Scénario 8 : Des procès contre la justice fiscale.

Scénario 9 : Des poursuites en justice contre les gouvernements qui ne parviendraient pas à prévenir l’agitation sociale.

Scénario 10 : Des affaires florissantes pour ceux qui financent les procès.

Cependant, les États ne se trouvent pas totalement démunis face à ces poursuites en justice. Ils peuvent justifier de la nécessité de leurs actions en invoquant des exceptions d’intérêt général ou encore en se basant sur une jurisprudence du droit international dans des cas d’urgence. Ils devront néanmoins prouver que c’était la seule mesure possible pour faire face à ces urgences, ce qui peut toujours être débattu devant les tribunaux.

Alors que la crise sanitaire globale se double d’une crise économique sans précédent, il est plus urgent que jamais d’éviter les poursuites sur la base de ces mécanismes de règlement des différends. Les expert·es appellent à une restriction permanente de la possibilité d’engager de telles procédures dans les secteurs de la santé, de l’économie et liés aux effets sociaux du Covid-19. On pourrait également songer à un retrait des accords commerciaux bilatéraux qui incluent de tels mécanismes, à l’image de ce qu’ont fait l’Afrique du Sud, l’Indonésie et l’Inde. Si certains accords bilatéraux ont été levés, certain·es proposent une approche plus globale et un rejet de tout type de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. En effet, il n’y a aucune justification au fait que les acteurs économiques les plus riches du monde jouissent de privilèges spéciaux et de plus de protection que les secteurs qui souffrent le plus des conséquences de la crise actuelle.

Il n’y a pas de place pour un système de justice parallèle pour les multinationales. Ces mécanismes doivent être abolis.

Lire l’article complet en anglais sur le site de Corporate Europe Observatory