Introduction
Imaginez un projet d’une entreprise dévastateur sur le plan environnemental ou social – comme une mine toxique, qui pourrait empoisonner vos réserves locales d’eau, ou bien un projet immobilier luxueux qui délogerait des centaines de personnes aux alentours. Vous et votre communauté vous opposez à cette proposition, les tribunaux jugent en votre faveur et le projet tombe à l’eau. Cela ressemble bien à une victoire pour votre communauté, pas vrai ? Mais à ce moment-là, l’entreprise derrière ce projet poursuit votre pays en justice pour avoir interféré dans son profit et demande des millions voire des milliards en dédommagement, y compris des profits futurs. Imaginez que le procès ait lieu dans un pseudo-tribunal biaisé, et dans lequel les décisions ont été si dévastatrices pour les pays que beaucoup réagissent à une affaire, ou même à une simple menace, en faisant d’importantes concessions, comme le fait revenir sur leurs propres lois.
En réalité, vous n’avez pas besoin d’imaginer tout cela. C’est la réalité. La justice parallèle pour les riches et les entreprises du mécanisme de l’arbitrage des différends entre investisseur et Etat permet aux grandes firmes de poursuivre des pays en justice lorsqu’elles considèrent que les décisions du gouvernement ou des tribunaux – même celles dont lesquelles l’objectif est explicitement de préserver l’environnement ou les citoyen·nes – nuisent à leurs profits. Ces jugements contournent les tribunaux locaux et se déroulent devant un tribunal international d’arbitres : essentiellement trois avocat·es spécialisé·es en droit du commerce qui décident ce qui est le plus important entre profits privés et intérêt public.
Par exemple, après que la cour constitutionnelle de Colombie ait interdit les activités minières dans un écosystème sensible qui fournissait de l’eau à des millions de colombien·nes, la compagnie minière canadienne Eco Oro a demandé 764 millions de dollars de dédommagement au pays. Lorsque la justice croate a annulé des permis illégaux délivrés pour la construction d’un complexe de golf de luxe dans la ville de Dubrovnik, la Croatie a dû faire face à une demande de compensation de 500 millions de dollars. La Roumanie se défend contre une réclamation choquante de 5,7 milliards de dollars par la compagnie minière canadienne Gabriel Resources, après que les tribunaux du pays aient déclaré illégal leur projet de mine d’or toxique Rosia Montana.
Ceux-ci sont seulement 3 des dix cas remarquables, mais également représentatifs, des procès d’arbitrages décrits plus en détails dans cet article, classés, menacés ou décidés depuis 2015. Globalement, près de 1000 affaires d’arbitrage des différends entre investisseur et État sont connues à ce jour, pour lesquelles les pays ont été poursuivis en justice pour plus de 623 milliards de dollars au total. Ce chiffre correspond à 90 % de tous les flux d’investissement directs à l’étranger des pays en développement en 2018. Le montant total que les pays ont jusque-là été obligés ou ont accepté de payer, après les jugements de l’arbitrage des différends rendus publics, est de 88 milliards de dollars – un autre chiffre incroyablement important, qui équivaut à tous les investissements directs à l’étranger vers l’Australie, le Japon et d’autres économies développées en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord en 2018.
10 cas récents d’arbitrage des différends entre investisseur et État qui ont ébranlé la justice et les droits de l’homme dans le monde entier. Les liens mènent vers les histoires en anglais (pour les lire en français, voir les commentaires) :
1. Gabriel Resources vs Roumanie
2. Novartis vs Colombie
3. Razvoj Golf & Elitech vs Croatie
4. Kingsgate vs Thaïlande
5. Vermilion vs France
6. Border Timbers & von Pezold vs Zimbabwe
7. Copper Mesa vs Equateur
8. ConocoPhillips and Perenco vs Vietnam
9. Rockhopper vs Italie
10. Eco Oro vs Colombie
Ces procès ont lieu à un moment décisif pour le système d’arbitrage. D’un côté, une importante controverse publique à propos des « tribunaux d’entreprises » a continué d’intéresser et de mobiliser les citoyen·nes, les politicien·nes et les médias sur le sujet de façon critique. De plus, un certain nombre de pays a commencé à sortir du système en mettant fin aux accords d’aribtrage. De l’autre côté, de nouveaux accords commerciaux et d’investissement, qui incluent des dispositions d’arbitrage, sont en pleine négociation dans plusieurs régions du monde, et l’Union Européenne projet en réalité d’intensifier les mécanismes d’arbitrage à travers la mise en place d’un Tribunal Mondial des Entreprises (connu sous le nom officiel de Tribunal Multilatéral des Investissements). Ces développements risquent de s’étendre encore, de graver dans le marbre et de relégitimer un système très controversé, qui s’est avéré être dangereux pour les contribuables, la démocratie, la protection sociale et environnementale, le développement économique et la justice climatique.
Dans ce contexte, cet article montre que le mécanisme d’arbitrage des différends entre investisseur et État est encore et toujours utilisé comme une arme contre l’intérêt public et, malgré la polémique continuelle sur le sujet, ces « tribunaux des VIP » continuent de prospérer, et renforcent les injustices partout dans le monde. Ce système juridique parallèle continue de distribuer l’argent des contribuables, des millions ou même des milliards de dollars, à de riches individus et des entreprises. Les affaires d’arbitrage, ou même le risque d’en arriver là, ont régulièrement permis d’intimider des pays, les poussant à vider de leur substance leurs propres lois, et compromettant fortement les principes démocratiques ainsi que l’engagement citoyen dans le monde. De nombreux cas prouvent que l’arbitrage rentre en contradiction et fait obstruction à d’autres domaines juridiques, en particulier les droits humains et le droit de l’environnement.
La dernière approche de l’Union Européenne pour les droits des entreprises ne fait absolument rien pour arrêter cela ni pour répondre aux nombreuses préoccupations et critiques des citoyen·nes de l’UE vis-à-vis de ce système. En réalité, et de façon très préoccupante, son impact a même été à l’opposé : après la réforme du mécanisme d’arbitrage par l’UE (renommée Système Juridictionnel des Investissements) et la proposition du Tribunal Multilatéral des Investissements, des milliers d’entreprises pourraient continuer à contourner les tribunaux locaux et poursuivre les gouvernements dans un système juridique parallèle si des lois ou règlements nationaux interférent avec leur possibilité de réaliser de gros bénéfices. La politique de l’UE vis-à-vis du mécanisme d’arbitrage continue d’ouvrir la voie pour reverser l’argent de millions de la poche des contribuables à de grosses entreprises ou aux riches. Le risque d’obstruction et de sape de l’élaboration de politiques dans l’intérêt public pour protéger les citoyen·nes et la planète, est toujours aussi présent. Cela pourrait toujours mener à des décisions en totale contradiction avec les droits humains et la législation de protection de l’environnement.
Alors que l’UE se lance dans une croisade pour mondialiser son approche des mécanismes d’arbitrage, cela ne devrait pas seulement inquiéter les Européen·nes. Du Mexique au Vietnam, de l’Amérique du Nord à l’Afrique, des États des Caraïbes à ceux du Pacifique, les citoyen·nes et les responsables politiques du monde entier devraient prendre conscience que l’UE n’a pas résolu les problèmes profondément enracinés de l’arbitrage, qui a été si sérieusement critiqué ces dernières années. Au contraire, les dernières propositions de protection des investissements sont aussi dangereuses pour les contribuables, les politiques d’intérêt public et la démocratie que l’ancien système d’arbitrage des différends entre investisseur et État – et sont tout autant à sens unique avec uniquement des droits et des possibilités lucratives, mais aucune obligation pour les investisseurs. Ces tribunaux des VIP pour les entreprises ne devraient avoir leur place dans aucun accord international.