La révolution du transfert mobile d’argent au Kenya

, par Africa is a Country , BATEMAN Milford, DUVENDACK Maren, LOUBERE Nicholas

Le système de paiement et de transfert d’argent de personne à personne par la téléphonie mobile est novateur, mais cela contribue-t-il à la réduction de la pauvreté et au développement ?

Un petit magasin propose les services de M-Pesa à Iringa, Tanzanie. Photo de Brian Harries (CC BY 2.0)

Actuellement, l’une des questions de développement les plus débattues au niveau de la communauté internationale et de beaucoup de gouvernements africains est celle de la Fintech (technologie financière), définie comme "des programmes informatiques et technologiques utilisés pour soutenir ou faciliter les services bancaires et financiers". L’Afrique est devenue une cible mondiale de l’industrie de la Fintech, avec des quantités massives d’investissements étrangers affluant sur le continent par de nouvelles gammes d’institutions et d’initiatives de technologie financière. Une grande partie de cet engouement provient de l’idée selon laquelle la technologie financière pourrait améliorer considérablement les conditions de vie des pauvres.

Le nouveau rôle de l’Afrique dans le développement de l’industrie de la Fintech mondiale peut être attribué à un prétendu exemple de ‘meilleure pratique’. Au Kenya, M-Pesa, le système de transfert monétaire de personne à personne par la téléphonie mobile, est à la fois très apprécié dans le monde des affaires pour sa capacité démontrée à réaliser des bénéfices considérables et à favoriser le développement et la réduction de la pauvreté dans les pays du Sud.

L’enthousiasme croissant qui entoure M-Pesa a sans aucun doute été stimulé par le travail hautement remarquable des économistes américains Tavneet Suri et William Jack. Se basant sur leur longue expérience, Suri et Jack considèrent que le modèle de Fintech M-Pesa pourrait contribuer largement à la lutte contre la pauvreté et à la promotion d’un développement économique local durable au Kenya. Ils ont spécifiquement revendiqué dans la prestigieuse revue Science, que "l’accès au système de tranfert d’argent mobile au Kenya par M-Pesa a augmenté le taux de consommation par habitant et a sorti de la pauvreté 194 000 ménages, soit 2% des ménages kényans". Cette affirmation est devenue virale et a nourri la perception de M-Pesa comme un miracle du développement. M- Pesa est maintenant largement considéré comme un modèle à imiter et a même été honoré par le projet états-unien Management Institute comme l’un des dix projets les plus influents à avoir vu le jour dans le monde dans ces 50 dernières années.

Bien que la raison pour laquelle la communauté mondiale des investisseurs apprécie autant M-Pesa soit le potentiel de profit qui l’accompagne. (plus de détails ci-dessous), nous pouvons affirmer que les déclarations de réduction de la pauvreté et de développement attribuées à M-Pesa sont discutables.

Il ne fait aucun doute que M-Pesa a joué un rôle dans la stimulation des micro-entrepreneurs modestes au Kenya - en particulier les micro-entreprises dirigées par des femmes - mais une grande partie, voire la majeure partie, de cette activité a été regrettablement improductive et en grande partie non durable. Dans un environnement d’affaires où les petits commerces, les détaillants, les revendeurs, les petits restaurants rapides et les commerçants ambulants abondent les rues depuis de nombreuses années, il n’est pas surprenant que le taux d’échec des micro-entreprises soit très élevé, avec la moitié des nouvelles entreprises échouant dans la première année. Promouvoir la création d’autres unités de ce type est donc sérieusement discutable. En toute probabilité, cela n’aurait qu’un impact négatif sur le fonctionnement de l’économie locale, ainsi que sur les moyens de subsistance des micro-entrepreneurs.

Par exemple, beaucoup de personnes que M-Pesa a aidées à se lancer en affaire échoueront ou bien commenceront à s’enfoncer dans l’endettement alors qu’ils et elles tentent désespérément de maintenir une activité non rentable. De plus, la concurrence supplémentaire créée dans l’économie locale contribuera inévitablement à faire baisser les bénéfices et salaires dans les micro-entreprises existantes, augmentant ainsi la pauvreté. Enfin, la création de nouvelles micro-entreprises conduit à une forme de concurrence destructrice avec le secteur beaucoup plus productif des petites et moyennes entreprises (PME).
S’appuyant sur les « avantages » de l’informalité (tels que le payement de peu d’impôts, moins de réglementations en matière de santé, de sécurité et d’environnement, les salaires moins élevés, etc.), les micro-entreprises pourraient souvent supplanter (même temporairement) les PME formelles. Comme la croissance rapide des mauvaises herbes qui absorbent la lumière du soleil et la nutrition nécessaires aux cultures à croissance plus lente qui les entourent, un secteur informel des micro-entreprises freine généralement la croissance du secteur des PME formelles et beaucoup plus précieuses.

Un autre problème préoccupant auquel M-Pesa a contribué est le surendettement massif des particuliers, ce que de plus en plus d’analystes reconnaissent comme un problème majeur. Les niveaux actuels extrêmement élevés de surendettement au Kenya, comme dans toute l’Afrique de l’Est, était une conséquence tout à fait prévisible. En effet, accéder au financement informel à partir d’un réseau familial M-Pesa est très facile. Avec la récente introduction de l’application de demande de prêt de son partenaire, M-Shwari, M-Pesa facilite désormais les formalités d’accès aux prêts formels en juste quelques clics. Tout cela crée un élan supplémentaire et significatif de surendettement individuel dans le pays.

En outre, l’inquiétante augmentation des paris sportifs facilitée par M-Pesa est particulièrement préoccupante. A travers cette activité, sa société mère, Safaricom, a pendant longtemps été en mesure de générer une proportion non négligeable de ses énormes profits. M-Pesa agit comme une "rampe d’accès" efficace au jeu d’argent, contribuant au final à créer un problème de jeu au Kenya ayant des proportions épidémiques, en particulier chez les jeunes. Le problème était si grave que le gouvernement kenyan a été contraint d’interdire à M-Pesa de travailler avec les plus grandes plates-formes de jeu au Kenya, et qui ont presque toutes fermé leurs portes. Les défenseurs dévoués de M-Pesa luttent maintenant pour atténuer les dommages inévitables qu’ils ont participé à créer. Il semble de plus en plus évident que lier le prêt à des marchés non régulés et à la recherche du profit cause trop souvent de grands dommages aux pauvres et à la société dans son ensemble.

Potentiellement, l’aspect le plus dommageable de M-Pesa, et de la Fintech en général, est sa propension à faciliter un processus d’extraction de richesse à long terme que nous que appelons "extraction digitale". M-Pesa a perfectionné un processus de retenue de petits intérêts sur presque toutes les transactions financières effectuées par les pauvres. Même si on le souhaite, il devient de plus en plus difficile d’éviter de se faire prendre dans le ‘filet’ de la Fintech qui recouvre progressivement tous les aspects de la vie quotidienne. Une des indications évidentes de la valeur des extorsions des communautés les plus pauvres du Kenya est celle des bénéfices enregistrés ces dernières années par Safaricom. En 2018, la société a réalisé 63,4 milliards de shillings (soit 620 millions de dollars). Ce qui constituerait un résultat impressionnant, même dans les pays les plus riches du nord.

Safaricom étant détenue majoritairement par la multinationale britannique Vodafone (par le biais de ses 60 pour cent du sud-africain Vodacom), une grande partie de la valeur générée par M-Pesa est immédiatement rapatriée à l’étranger sous forme de dividendes et de redevances. Cette sortie de fonds prive effectivement les économies locales du Kenya d’un montant global extrêmement précieux au pouvoir d’achat local. Ces fonds sont plutôt principalement appropriés par des personnes fortunées et des institutions situées à Londres, à Johannesburg et certaines allant jusqu’aux paradis fiscaux basés dans les Caraïbes. Nous savons tou-tes depuis longtemps que la demande croissante chez les citoyen-nes locales-aux crée et développe une impulsion à l’émergence des entreprises locales, à la coopération et à la diversification. Cette importante trajectoire de croissance locale endogène est donc compromise au Kenya grâce à M-Pesa.

En fait, il est plus pertinent de considérer M-Pesa, et l’organisation actuelle de l’industrie de la Fintech dans son ensemble, comme une version révisée du paradigme de l’extraction des ressources naturelles, largement responsable du sous-développement de l’Afrique et de certains pays colonisés au cours des quatre derniers siècles. Alors que dans ce cas, la "ressource" extraite de l’Afrique n’est pas une ressource physique – par exemple : le diamant, l’or, le platine ou l’argent - et ne nécessite pas d’esclavage, de travailleur-ses exploité-es ou d’horribles conditions de travail ; l’issue négative finale pourrait très bien être la pérennisation du sous-développement sur le continent. M-Pesa nous fournit donc un précieux cas d’étude sur la manière dont le modèle de la Fintech opère sous la couverture séduisante d’une aide à son développement et à sa croissance à court terme.

M-Pesa et la configuration actuelle de l’industrie des technologies financières au Kenya non seulement ne parviennent pas à réduire la pauvreté annoncée, mais a aussi le potentiel de saper activement des formes de développement plus durables. Il existe de plus en plus de preuves montrant que le modèle de la Fintech crée un grand nombre de problèmes inquiétants au Kenya et d’inconvénients pour les pauvres du pays, dont notamment le surendettement croissant et l’intégration d’une économie informelle primitive ‘sans croissance’, qui occultent tous les avantages individuels associés au passage rapide à la finance numérique.

Cela ne veut pas dire que le développement de la technologie pour faciliter les transactions financières est intrinsèquement préjudiciable ou devrait être évité, mais plutôt que le modèle actuel de Fintech d’extorsion doit être fondamentalement réinventé s’il y a un espoir pour que cela soit bénéfique aux pauvres.

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Cet article, initalement paru en anglais sur le site de Africa is a Country le 29 octobre 2019 sous licence Creative Common (CC BY 4.0), a été traduit vers le francais par Eric Bamouni, traducteur bénévole pour ritimo.