Folies pétrolières dans l’Arctique

, par BANERJEE Subhankar, Tomdispatch.com

 

Ce texte, publié originellement en anglais par TomDispatch le 25 mai 2010, a été traduit par Lucille Groult, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Parfois, l’avenir est plein de surprises. Dans d’autres occasions, il peut être tristement prévisible. C’est le cas en ce qui concerne les forages pétroliers dans les confins extrêmes des mers arctiques américaines. La catastrophe de BP dans le Golfe du Mexique, qui semble empirer à chaque heure, est une illustration vivante de ce qui arrivera, tôt ou tard, si les eaux arctiques américaines sont ouvertes aux géants du pétrole. Si leurs plateformes de forage arrivent, vous pouvez être sûrs que la dévastation s’ensuivra ; et, à moins que le Président Obama ou le Secrétaire à l’Intérieur Ken Salazar prennent rapidement les mesures que les représentants au Congrès réclament de manière de plus en plus pressante, vous pouvez être sûrs qu’elles arriveront. Malgré le spectacle peu rassurant offert par le cafouillage monumental de BP dans le Golfe du Mexique, la presse spécialisée rapporte que Shell Oil « fait venir des bateaux et d’autres équipements depuis des endroits éloignés en vue du rassemblement rapide de sa flotte arctique de forage » pour effectuer des forages de test cet été dans les mers arctiques au large de l’Alaska. L’entreprise ne semble pas avoir de doutes sur la question.

La différence entre le Golfe du Mexique et ces mers septentrionales est la suivante : le climat qui y règne est bien moins favorable aux opérations de nettoyage. Si Shell en venait à « BP-iser » l’Arctique alaskien, malgré ses chaudes assurances sur l’absence de risques de ses opérations de forage et ses promesses tout aussi abondantes sur sa capacité à colmater et nettoyer les écoulements de pétrole qui de toute façon ne peuvent pas survenir, les réels moyens d’action seraient très limités, et très éloignés.

Si Shell est autorisée à mettre en application ses projets de forage dans les mers de Beaufort et des Tchouktches et si un problème survient, la base de garde-côtes la plus proche serait à une distance de presque 1500 kilomètres, les bateaux et équipements de nettoyage les plus proches, déjà trop peu nombreux, à 150 kilomètres, tout comme les plus proches aéroports capables de recevoir de grands avions-cargo, et la plus proche « grande ville d’approvisionnement potentiel », Seattle, à plusieurs milliers de kilomètres. Ajoutez à cela les conditions locales extrêmes, et vous obtenez une recette à toute épreuve pour transformer « drill, baby, drill » (« fore, baby, fore », le slogan des Républicains favorables aux forages popularisé par Sarah Palin lors de l’élection de 2008), en « désastre, baby, désastre ».

Subhankar Banerjee est le plus grand photographe de ce qui est sans doute la zone de forage pétrolier la plus belle, la plus diverse écologiquement, la plus extrême climatiquement et la plus avidement désirée en Amérique du Nord : l’Arctic National Wildlife Refuge. Durant les années Bush, il vécut une étrange expérience : une exposition de photographies issues de son livre Arctic National Wildlife Refuge : Seasons of Life and Land devait avoir lieu dans un des lieux principaux du Musée d’histoire naturelle de la Smithsonian Institution, mais en 2003, le Musée transféra soudain l’exposition dans une salle obscure et fit retirer les légendes qui – horreur des horreurs – « incluaient des déclarations plaidant pour la protection du Refuge ». L’Arctic Refuge ne fut finalement jamais ouvert aux compagnies pétrolières. Le reste de l’Arctique pourrait bien ne pas connaître cette chance. Après y avoir photographié durant des années, Banerjee sait exactement ce que signifieraient des forages pétroliers dans les eaux arctiques et les pertes que cela ne manquera pas d’entraîner si l’administration Obama n’agit pas rapidement – un monde d’une richesse et d’une fécondité époustouflantes, qui est aussi, aussi éloigné qu’il soit, notre monde. Tom

L’Arctique à la mode BP : L’administration Obama va-t-elle permettre à Shell Oil de faire aux eaux de l’Arctique ce que BP a fait au Golfe ?

Soyez patients avec moi. J’en arriverai au pétrole. Mais avant tout, vous devez comprendre où j’ai été et où, sans le moindre doute, ne mettrez jamais les pieds, mais où les installations de forage de Shell n’hésiteront pas à aller – à moins qu’on ne les stoppe.

Au cours de la dernière décennie, j’en suis venu à connaître l’Alaska arctique presque aussi intimement qu’un photographe le peut. Je m’y suis rendu de nombreuses fois, à commencer par les 14 mois que j’ai passé en 2001-2002 à sillonner l’Arctic National Wildlife Refuge – 4 000 miles [environ 6440 km], en toute saison, à pieds, en radeau, en kayak et en motoneige, régulièrement accompagné par un chasseur Inupiat et le défenseur de l’environnement Robert Thompson de Kaktovik, une communauté d’environs 300 personnes sur la côte arctique, ou par des chasseurs-environnemtnalistes Gwich’in Charlie Swaney et Jimmy John d’Arctic Village, une communauté de 150 résidents environs sur le flanc sud des Brooks Range Mountains.

Durant l’hiver 2002, Robert et moi avons campés 29 jours au delta de la rivière Canning le long de la côte de la mer de Beaufort pour observer la tanière d’un ours polaire. Il est difficile de décrire le monde que nous avons rencontré. Quatre jours de calme sur près d’un mois. Le reste du temps, un blizzard soufflait sans interruption, avec des vents atteignant 65 miles/heure [environ 105 km/h] alors que la température restait dans les -40°C, donnant un facteur de refroidissement éolien plus faible que ce que vous ne pourriez jamais entendre dans vos prévisions météo locales : -110°C environ.

Si c’est trop froid pour vous, croyez-moi, c’était bien trop froid pour quelqu’un qui a grandi à Calcutta, en Inde, bien que nous ayons réussi à observer une ourse et ces deux petits jouant hors de la tanière.

Pendant les mois d’été, vous ne pouvez probablement pas imaginer la difficulté que j’ai eu à dormir dans la toundra arctique d’Alaska. Le soleil est levé 24 heures sur 24 et on ne cesse d’entendre jour et « nuit » une cacophonie de cris provenant de plus de 180 espèces d’oiseaux qui convergent à cet endroit pour nicher et élever leurs petits. Ces oiseaux viennent des 49 autres États américains et de 6 continents. Et ce qu’ils célèbrent au cours de ces brefs mois est une fête planétaire à une échelle épique inimaginable, connectant l’Arctic National Wildlife Refuge à ni plus ni moins que l’ensemble de la Terre.

Lorsque vous entendez le cliquetis des sabots de dizaines de milliers de caribous qui se rassemblent sur cette grande plaine côtière arctique pour donner naissance à leurs descendants – certains proches du lieu où j’avais planté ma tente – vous savez que vous êtes dans un lieu qui est une ressource mondiale et qui ne mérite pas d’être pillé.

Des millions d’Américains ont fini par connaître l’Arctic National Wildlife Refuge, même à une telle distance, grâce à la couverture médiatique massive qui suivit l’annonce que l’administration Bush considérait comme une de ses principales priorités en matière énergétique l’ouverture de cette vaste réserve naturelle au développement pétrolier et gazier. Grâce aux efforts des organisations environnementales, au comité d’organisation Gwich’in et aux activistes du monde entier, George W. Bush échoua fort heureusement dans sa tentative de transformer le Refuge en décharge industrielle.

Alors qu’un nombre significatif d’Américains ont effectivement fini par s’intéresser au devenir du refuge arctique, ils connaissent très peu de choses sur les régions de l’Océan Arctique au large de l’Alaska – la mer des Tchouktches et la mer de Beaufort (attenant au Refuge).

J’ai appris à connaître ces zones proches des côtes des années après, et j’ai découvert ce que les Inupiats locaux savent depuis de millénaires : ces deux mers arctiques sont des habitats écologiques luxuriants pour un nombre remarquable d’espèces marines, y compris les baleines boréales en voie de disparition et les ours polaires menacés d’extinction, les bélougas, les morses, un certains nombre de phoques et de nombreuses espèces de poissons et d’oiseaux, sans parler d’un large éventails de créatures marines « non charismatiques » que l’on ne peut voir, comme le krill – un minuscule invertébré marin types crevettes – qui fournit l’alimentation qui rend une grande partie de cette vie possible.

La lagune Kasegaluk, où j’ai passé beaucoup de temps à me documenter en tant que photographe, le long de la mer des Tchouktches, est l’un des patrimoines côtiers les plus importants de tout le Nord circumpolaire. Il fait 125 miles de long [200 km] et est séparé de la mer uniquement par un fin tronçon d’îles barrières. Cinq rivières glacés se jètent dans le lagon, créant un habitant riche en nutriment pour une multitude d’espèces. On estime à 4 000 le nombre de bélougas mettant bas le long de sa bordure Sud, et plus de 2 000 phoques ont été repérés utilisant la barrière d’îles comme échoueries en fin d’été, alors que 40 000 oies de Brant noires se servent de la partie Nord comme aire d’alimentation à l’automne.

En juillet 2006, au cours d’une promenade du soir tardive, le biologiste de la faune Robert Suydam et moi-même avons même repérés un couple de bergeronnettes jaunes – non pas d’imposantes baleines, mais de petits oiseaux chanteurs. Une fois encore, cette vue m’émut. « Saviez-vous, racontais-je à mon compagnon, que certains d’entre eux migrent en Arctique depuis mon pays, l’Inde ? »

Le pétrole peut-il être nettoyé sous la glace de l’Arctique ?

Malheureusement, comme vous l’avez déjà deviné, je ne suis pas là pour vous raconter uniquement les gloires – et les extrémités – de l’Alaska arctique, qui se trouve être le quart de cercle le plus divers biologiquement parlant de tout le cercle polaire Nord. J’écris cet article à cause du pétrole, car sous toute cette vie et cette beauté dans ce creuset arctique se trouve quelque chose que notre civilisation industrielle souhaite, quelque chose sur lequel les compagnies pétrolières lorgnent depuis assez longtemps maintenant.

Si vous avez suivi le déroulement de la catastrophe écologique grandissante qui se développe sous nos yeux dans le Golfe du Mexique depuis que la plateforme de forage et de prospection Deepwater Horizon loué par BP a disparu en flammes (et ensuite, sous les vagues), alors vous devez connaître – et dénoncer – les projets de Shell de démarrer des forages de prospection pétrolière dans les mers de Beaufort et des Tchouktches cet été.

Le 31 mars, se tenant debout face à un F-18 jet de combat « Green Hornet » (« Frelon vert ») et un large drapeau américain, dans la base de l’armée de l’air Andrews, le président Obama annonça une nouvelle politique énergétique, ouvrant de vastes étendues des côtes américaines, y compris les mers de Beaufort et des Tchouktches, au développement du pétrole et du gaz. Ensuite, le 13 mai, la Cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit concéda une victoire à Shell Oil. Elle rejeta les revendications d’un groupe d’organisations environnementales et des communautés Inupiat qui avaient poursuivi Shell et l’administration du Minerals Management Service (MMS) du Département de l’Intérieur afin d’arrêter le forage d’exploration pétrolière dans les mers arctiques.

Heureusement, Shell a encore besoin d’obtenir les permis de qualité de l’air de l’Agence de Protection de l’environnement des Etats-Unis (Environmental Protection Agency) ainsi que l’autorisation finale du Secrétaire de l’Intérieur Ken Salazar avant de pouvoir envoyer son navire de forage de 514 pieds de long [157 m], le Frontier Discoverer, dans le Nord cet été pour forer trois puits exploratoires dans la mer des Tchouktches et deux dans la mer de Beaufort. Etant donné ce qui devrait désormais être évident pour tous sur les dangers de tels forages en eau profonde, même sous des climats bien moins extrêmes, espérons qu’ils ne recevront ni le permis, ni l’autorisation.

Le 14 mai, j’ai appelé Robert Thompson, l’actuel président du conseil de l’organisation Resisting Environmental Destruction on Indigenous Lands (REDOIL). « Je suis très stressé en ce moment, m’explique-t-il, nous avons surveillé le développement de la nappe de pétrole de BP dans le Golfe à la télévision. Nous prions pour les animaux et les personnes là-bas. Nous ne voulons pas que Shell fore dans nos eaux de l’Arctique cet été. »

Par pur hasard, j’étais là-bas en août 2006 lorsque le premier navire de petite taille de Shell est arrivé dans la mer du Beaufort. Jane, la femme de Robert, l’a observé avec ses jumelles depuis la fenêtre de son salon et je l’ai photographié alors qu’il parcourait le fond de la mer près des côtes au large de Kaktovik. Son travail était de préparer le passage pour un navire séismique plus grand prévu plus tard le même mois.

Depuis lors, Robert a soulevé une simple question : s’il devait y avoir un désastre similaire à celui du Golfe, le pétrole déversé dans l’Océan Arctique pourrait-il même être réellement nettoyé ?

Il posa cette question en de nombreux lieux – à l’Assemblée générale annuelle de Shell à La Haye en 2008 par exemple, et à la Conférence des frontières arctiques à Trømso, en Norvège, la même année. A Trømso, Larry Persily – à l’époque le directeur associé du bureau de Washington du gouverneur de l’Alaska Sarah Palin, et depuis décembre 2009, le coordinateur du réseau de gaz naturel fédéral de l’administration Obama – donna un discours de 20 minutes sur le rôle que les recettes du pétrole jouent dans l’économie d’Alaska.

Au cours de l’échange de questions et de réponses qui suivit, Robert posa la question habituelle : « Le pétrole peut-il être nettoyé dans l’Océan Arctique ? Et si vous ne pouvez répondre affirmativement, ou s’il ne peut pas être nettoyé, pourquoi êtes-vous impliqués dans la concession de cette terre ? Et j’aimerais également savoir s’il y a des études sur la toxicité du pétrole dans l’Océan Arctique, et combien de temps le pétrole met à se dégrader pour devenir inoffensif vis-à-vis de nos environnements marins. »

Persily répondit : « Je pense que tout un chacun sait qu’il n’y a pas de bonne manière de nettoyer le pétrole après une marée noire dans la glace maritime cassée. Je n’ai jamais entendu personne qui contestait ce fait, vous avez raison sur ce point. Sur les raisons pour lesquelles le gouvernement fédéral et le gouvernement de l’Etat veulent attribuer des concessions offshore, je ne suis pas préparé à répondre. Pour être honnête, ce ne sont pas mes concessions. »

Un mois après cette conférence, Shell paya la somme sans précédent de 2,1 milliards de dollars au MMS pour des concessions de pétrole dans la mer des Tchouktches. En octobre et décembre 2009, le MMS approuva le programme de Shell visant à forer cinq puits exploratoires. Dans le permis attribué, le MMS concluait qu’une marée noire significative « représentait un événement trop éloigné et spéculatif » pour justifier une analyse, bien que l’agence ait connaissance qu’un tel écoulement de pétrole pourrait avoir des conséquences dévastatrices dans les eaux glaciales Arctiques et serait difficile à nettoyer.

Ce serait un coup du sort ironique si la catastrophe actuelle dans le Golfe du Mexique devenait le seul obstacle empêchant l’administration Obama de s’acheminer vers le désastre en préparation dans les eaux arctiques.

La première ruée vers l’énergie dans les eaux de l’Arctique

Ce n’est pas la première fois que les eaux américaines de l’Arctique sont exploitées pour leurs sources d’énergie. Si vous souhaitez en savoir plus sur le sujet, consultez le livre de John Bockstoce, Whales, Ice, and Men : The History of Whaling in the Western Union. Au cours de la dernière partie du XIXe siècle, les baleiniers commerciaux s’aventuraient régulièrement dans ces mers afin de tuer les baleines boréales pour leur huile, utilisée comme combustible dans les lampes et comme cire à bougie. C’était également l’huile de graissage la plus raffinée alors disponible pour les montres, horloges, chronomètres et autres mécanismes. Plus tard, après la découverte du pétrole, les fanons de baleine devinrent un matériau utilisé pour produire des corsets de femme.

En 1848, lorsque le premier baleinier de Nouvelle-Angleterre arrive en Alaska, une population estimée à 30 000 baleines boréales vivait dans ces mers arctiques. Deux ans après seulement, il y avait déjà 200 baleiniers naviguant sur ces eaux, qui avaient déjà tué 1700 baleines boréales.

On estime que 20 000 baleines boréales ont été massacrées en 50 ans. Vers 1921, le commerce de baleines boréales se termina, l’huile de baleine n’étant plus nécessaire et la population mondiale de baleines boréales ayant, de toute façon, décliné à 3000 – ce qui mettait en danger la survie même de l’espèce.

Après coup, la population de baleines boréales recommença à augmenter. Aujourd’hui, plus de 10 000 baleines boréales et 60 000 bélugas migrent à travers les mers des Tchouktches et de Beaufort. On estime que la baleine boréale est sans doute le mammifère ayant la plus grande longévité. Elle est désormais catégorisée comme « en voie de disparition » dans le cadre de la loi sur les espèces menacées (Endangered Species Act) de 1973 et reçoit une protection supplémentaire du fait de la loi de protection des mammifères marins (Marine Mammal Protection Act) de 1972. Il serait, bien entendu, ironique et impardonnable qu’après avoir survécu à grand peine à la première ruée vers l’énergie arctique, ces espèces devaient être victime de la seconde.

Les communautés Inupiat ont chassé les baleines boréales pendant plus de deux millénaires pour leur subsistance. Ces dernières décennies, la Commission Baleinière Internationale a approuvé un quota annuel de 67 baleines pour neuf villages Inupiat en Alaska. Cette récolte de subsistance est considérée comme écologiquement durable et compatible avec le renouvellement de la population.

Ma première expérience d’une chasse à la baleine boréale à Kaktovik eut lieu en septembre 2001. Quand la baleine fut ramenée à terre, tous – depuis l’enfant en bas âge jusqu’aux anciens – se rassemblèrent autour de la créature pour offrir une prière au créateur, et accorder une pensée à la baleine qui se sacrifiait et fournissait de la nourriture à la communauté. Le muktuk (peau et graisse de baleine) était alors partagé entre les membres de la communauté au cours de trois célébrations officielles dans l’année à venir – Thanksgiving, Noël et Naluqatuk (une fête de la chasse à la baleine en juin), dont deux auxquelles j’ai participé.

En 2007, avec l’écrivain Peter Matthiessen, j’ai visité Point Hope et Point Lay, deux communautés Inupiat d’environ 1000 habitants sur la côte de la mer des Tchouktches. Point Hope est considéré comme le plus ancien lieu d’établissement habité en continu de toute l’Amérique du Nord. À Point Lay, nous avons accompagné Bill et Marie Tracey lors d’un trajet en bateau de 17 heures pendant une chasse au bélouga. Quand les baleines furent échouées, quatre générations se rassemblèrent en cercle pour offrir prière et remerciements aux baleines. Autrement dit, pour ces communautés Inupiat, les baleines représentent bien plus que la simple nourriture. Leur identité culturelle et spirituelle est liée inextricablement aux baleines et à la mer. Si les navires de Shell partent en direction du Nord, la question est : combien de temps ces communautés survivront-elles ?

Et il n’y a pas que les baleines et les communautés qui en dépendent qui soient en jeu. Le forage pétrolier, même indirectement, a déjà fait des ravages en Arctique. En effet, la survie de nombreuses espèces arctiques, y compris les ours polaires, les morses, les phoques et oiseaux de mer, est sérieusement menacée par la fonte généralisée des glaces polaires, résultat du changement climatique (causé, bien sûr, par l’utilisation de carburants fossiles).

En 2008, le département américain de l’Intérieur a listé l’ours polaire comme espèce menacée dans l’Endangered Species Act. En outre, des millions d’oiseaux se servent des mers arctiques à proximité des rivages, des îles barrières, des lagunes côtières, des deltas des rivières pour nicher et élever leurs petits au printemps, et pour se nourrir avant de commencer à migrer vers leurs aires d’hivernage dans le Sud. Lorsque le vent d’Arctique souffle dans une direction, l’eau douce des rivières riche en nutriment est poussée dans l’océan ; lorsqu’il souffle dans la direction inverse, l’eau salée provenant de la mer entre dans la lagune. Ce mélange d’eau douce et salée crée un habitat écologique côtier riche en nutriment pour les oiseaux, de nombreuses espèces de poissons et plusieurs espèces de phoques.

Tout ceci est ma manière de dire que, si les forages pétroliers commencent dans les mers arctiques, et que tout tourne mal, l’ampleur du désastre dans les zones de mise bas, de nichée et de frayage de tant de créatures sera difficile à maîtriser.

Ne laissez pas les navires de forage de Shell naviguer vers le Nord

La crise dans le Golfe du Mexique s’éternisant, les scientifiques ont commencé à s’inquiéter de la saison des ouragans. Officiellement, celle-ci commence le 1er juin et ne termine pas avant le 30 novembre. Toute tempête significative arrivant dans le Golfe ne fera bien entendu qu’exacerber le désastre, déplaçant le pétrole un peu partout, tout en entravant les opérations de nettoyage. Maintenant, pensez à l’océan Arctique, où les blizzards et tempêtes ne sont pas des événements saisonniers mais une réalité de toute l’année – et grâce (estiment de nombreux scientifiques) aux effets du changement climatique, leur intensité est à la hausse. Même en été, ils peuvent souffler à 80 miles/heure [129 km/h], amenant tout écoulement de pétrole en haute mer vers les zones côtières écologiquement riches.

Le 5 mai, le village autochtone de Point Hope et REDOIL se sont joint à 14 organisations environnementales pour adresser un courrier au Secrétaire à l’Intérieur Ken Salazar. Ce courrier le pressait, à la lumière de la marée noire dans le Golfe du Mexique, de reconsidérer sa décision autorisant Shell à poursuivre son programme de forage. Cette même semaine, Salazar ordonnait la suspension de tout nouveau projet de forage offshore et demandait à Shell d’expliquer comment ils pouvaient améliorer leur capacité à prévenir une marée noire – et, au cas une marée noire survenait tout de même, améliorer leur capacité à y répondre de manière efficace dans les conditions de l’Arctique.

Le 18 mai, Shell a répondu publiquement qu’elle allait construire un dôme préfabriqué pour contenir toute fuite éventuelle depuis ses puits et déployer des dispersants chimiques sous l’eau à la source de toute fuite de pétrole. D’après ce que j’ai compris, ces deux méthodes ont été tentées par BP dans le Golfe du Mexique. Jusqu’à présent, le dôme a échoué, car il a développé des hydrates et est devenu inutilisable avant même d’avoir été placé sur la fuite. Et les scientifiques estiment désormais qu’une dévastation écologique significative des récifs coralliens a résulté de l’usage de dispersants toxiques, ce qui pourrait être dangereux pour d’autres formes de vies marines. Rien de tout ceci n’est de bon augure pour l’Arctique.

Il y a, je commence à m’en rendre compte, une autre crise à laquelle nous devons faire face dans le Golfe, l’Arctique et n’importe où ailleurs : comment pouvons-nous parler de – et montrer – ce que nous ne pouvons voir ? Certes, via la vidéo, nous pouvons voir le pétrole jaillissant à la source du puits de BP un mile [1,6 km] sous la surface de l’eau, et, grâce à la TV et aux journaux, nous pouvons parfois voir (ou lire des articles sur) des oiseaux morts mazoutés, des tortues de mer mortes, et des dauphins morts qui s’échouent sur les côtes.

Mais qu’en est-il des autres aspects de la vie sous-marine que nous ne pouvons voir, qui ne s’échoueront pas simplement sur des plages, qui, par rapport à notre vie quotidienne, pourraient aussi bien être sur Mars ? Qu’arrive-t-il à l’incroyable diversité marine peuplant ces eaux à des miles de profondeur. Quel impact cumulatif ce pétrole qui continue à s’écouler aura-t-il sur elle, sur l’écologie du Golfe du Mexique, et probablement – de façons que nous ne sommes pas forcément en mesure d’imaginer – sur nos vies ?

Ce sont des questions qui nécessitent désespérément d’être posées et de trouver réponse avant que nous ne permettions aux navires pétroliers de partir vers le Nord et aux forages de se répandre dans l’océan Arctique américain. Gardez à l’esprit que là-bas, contrairement aux océans tempérés et tropicaux où les choses se développent relativement vite, tout se développe très lentement. À l’inverse, les toxines laissées par les déversements pétroliers prendront bien plus de temps pour se décomposer dans le climat boréal. Aussi mal en point que soit le Golfe, les dommages infligés à l’Arctique prendront bien plus de temps à guérir.

Quoi que nous ne puissions pas voir, ce que nous pouvons déjà voir en première page de nos journaux et aux informations télévisées devrait être largement suffisant pour nous convaincre de ne pas prendre au sérieux les assurances en termes de sécurité de compagnies pétrolières géantes avides de forer dans des conditions parmi les pires imaginables. Envoyez ces plateformes de forage dans les eaux arctiques et on connaît exactement ce qui en adviendra tôt ou tard.

Si les permis restants de Shell sont validés dans les semaines à venir, le Frontier Discoverer sera dans la mer des Tchouktches moins de six semaines plus tard.

Le président Obama et Ken Salazar doivent arrêter cette folie maintenant. Il faut qu’ils écoutent ceux qui connaissent réellement les enjeux, les groupes environnementalistes et les organisations de défense des droits humains des communautés Inupiat. Il est temps de mettre un terme aux projets de forage de Shell dans l’Océan arctique américain pour cet été – et tous les étés à venir.

Subhankar Banerjee est photographe, écrivain et activiste. Son premier livre, Arctic National Wildlife Refuge : Seasons of Life and Land, attira l’attention des médias internationaux parce qu’une exposition associée au Smithsonian National Museum of Natural History fut censurée durant les années Bush. Il a collaboré avec l’ornithologiste Stephen Brown à la réalisation de l’ouvrage Arctic Wings : Birds of the Arctic National Wildlife Refuge. Ses travaux les plus récents sont inclus dans The Alaska Native Reader : History, Culture, Politics et « A Keener Perception : Ecocritical Studies in American Art History ». En 2003, Banerjee a reçu le premier Cultural Freedom Fellowship de la Lannan Foundation.

Vous pouvez visiter son site web en cliquant ici ou écouter un entretien audio avec Timothy MacBain où il évoque l’impact des multinationales pétrolières sur les eaux arctiques en cliquant ici (-ou vous pouvez le télécharger sur votre iPod en cliquant ici).

Pour visionner les remarquables photos de Subhankar Banerjee sur l’écologie côtière de l’Arctique, cliquez ici, sur les communautés Inupiat cliquez ici, et sur le complexe de développement pétrolier déjà existant de Prudhoe Bay cliquez ici. Ces “albums” ont été préparés spécialement pour accompagner cet article.

Copyright 2010 Subhankar Banerjee, reproduit avec autorisation.