2001-2011 : Les dimensions de la révolte en Argentine à la lumière de l’expérience des mouvements de quartier et de travailleurs sans emploi

Par Pablo Solana

, par Herramienta

Ce texte a initialement été publié en espagnol sur Herramienta, et il a été traduit par Jeanne Vandewattyne et Florence Veillon, traductrices bénévoles pour rinoceros.

Solana, Pablo, membre du MTD (Movimiento de Trabajadores Desocupados) de Lanús – Front Populaire Darío Santillán.

Les aspects conjoncturels et la dimension stratégique de la révolte populaire de 2001 peuvent se lire dans les forces et les faiblesses qu’ont montrées les Mouvements des Travailleurs Sans Emploi à l’époque, ainsi que dans leur configuration actuelle. Suite aux manifestations des 19 et 20 décembre 2001, on a observé à la loupe ce mélange de mouvement de masse, d’organisation populaire, de combativité, de propositions d’organisation anti-hiérarchique et de désirs de changement social nés dans les périphéries les plus reculés des grands centres urbains. D’un point de vue rétrospectif, on distingue clairement les changements, restructurations et continuités de ce mouvement de dimension nationale, né d’un piquet de grève, auquel se sont ajoutés les désirs de changement de tout un peuple, et qui encore aujourd’hui, continue à construire un pouvoir populaire dans les quartiers pauvres et maintient la flamme du changement social.

Aspects conjoncturels et dimension stratégique de la révolte populaire

La révolte des 19 et 20 décembre 2001 a laissé marqué au fer rouge des leçons et des défis de diverse nature, dont nous signalons ici deux niveaux pour leur analyse.

D’une part, cette révolte a constitué une attaque sévère du modèle néolibéral qui a plongé le régime politique dans une crise de gouvernance. Ces deux journées ont mis fin à une phase d’hégémonie néolibérale et ont laissé entrevoir l’éventualité d’un nouveau rapport de forces, plus favorable au peuple, qui pourrait aussi s’exprimer dans la possibilité de construction d’un régime politique, économique et social qui représenterait les intérêts des majorités exclues. À l’époque, ces changements radicaux n’ont pas vu le jour. La crise de 2001, à titre d’événement politique, devra continuer à servir de référence, d’apprentissage, de bilan militant. Cependant, cette occasion n’a pas été saisie, et cette conjoncture, avec ses forces et ses faiblesses, fait maintenant partie de l’histoire.

Mais d’autre part, la manifestation même de cette révolte a exprimé des idées et des propositions qui allaient ensuite se projeter au-delà de la conjoncture et de la forme dont celle-ci allait se résoudre. La révolte a vu éclore des valeurs, des principes et des remises en cause des logiques du système de représentation, de l’organisation politique et de l’accumulation capitaliste. Ces idées ont fait marche arrière une fois la crise renversée, même si depuis, on les retrouve au sein du mouvement populaire. Nous considérons comme « stratégique » le résultat de cette révolte, ce sont ces braises que nous avons l’obligation militante de garder bien ardentes et de raviver dans nos réalisations quotidiennes, afin qu’elles retrouvent leur puissance transformatrice.

Les Mouvements de Travailleurs Sans Emploi (MTD pour les sigles en espagnol), incarnation nouvelle du mouvement piquetero [1], ont été l’un des leviers de cette révolte. Ils ont en effet favorisé les conditions préalables et ont assuré la continuité du processus de lutte arrivé à un tournant en 2001, aux côtés des ouvriers qui occupaient des entreprises abandonnées par le patronat, des classes moyennes qui allaient ensuite s’organiser en assemblées de quartiers, accompagnés par des mouvements de paysans et des collectifs culturels, étudiants et de militantisme de contre-information.
Les deux dimensions de la révolte mentionnées auparavant : 1) son expression comme « fait historique », en réponse à des circonstances données, avec ses forces et ses faiblesses d’une part, 2) et le développement de nouvelles façons d’exprimer la lutte contre le système et de proposer des logiques d’organisation sociale alternatives d’autre part, traversent le Mouvement des Travailleurs Sans Emploi depuis dix ans, mais aussi - et surtout - l’ensemble du mouvement populaire.

1- Forces et faiblesses historiques de la conjoncture de 2001 : une analyse depuis notre expérience

Avec le recul des années, il est clair que l’expectative de changements profonds après la révolte n’a pas eu lieu. Les classes populaires ont fait preuve d’un important déploiement de combativité et de capacité de contestation face aux initiatives les plus conservatrices, au point que même l’option répressive utilisée lors du court mandat présidentiel de Duhalde n’est parvenue à calmer les choses après les assassinats de nos compagnons Darío et Maxi. Pour autant, il est vrai aussi qu’à ce moment-là, il n’a été élaboré aucune alternative populaire qui aurait fait preuve d’une force sociale et politique capable d’apporter une réponse à la crise de représentativité de la partitocratie dominante. C’est sur cette crise et sur ce vide que s’est appuyé Néstor Kirchner pour offrir une proposition politique qui, pour reprendre certaines banderoles des manifestations populaires, allait apporter un « apaisement » au conflit, satisfaisant ainsi les nécessités de stabilité, réclamées principalement par le pouvoir économique dominant.

Pourquoi, dans ce contexte, aucune alternative de changement n’a émergé du camp populaire ? Sans pouvoir répondre complètement à cette question, nous apporterons ici une vision partielle, issue de notre expérience. La CTD « Aníbal Verón » (Coordination de Travailleurs Sans Emploi, pour les sigles en espagnol), qui en 2001 regroupait déjà la majorité des MTD et d’autres groupes piqueteros, a déployé une importante puissance de lutte au cours de ces quelques mois. Elle a encerclé la capitale du pays en bloquant complètement les principaux accès à la ville, a maintenu des routes stratégiques barrées pendant plusieurs jours, a participé activement aux journées des 19 et 20 décembre, a accompagné l’émergence des assemblées de quartiers et a défié la répression duhaldiste, ce qui lui a coûté la vie à de précieux militants [2]. À l’époque, ces actions ont placé les MTD sous le feu des projecteurs politiques, ce qui leur a ouvert de nombreuses opportunités d’alliances avec d’autres organisations et de rencontres avec les secteurs syndicaux. Ils ont aussi été appelés à rejoindre ce qui représentait alors la « nouveauté » en termes de proposition électorale ; le parti « Autodeterminación y Libertad », dirigé par l’ancien député trotskiste Luis Zamora... Mais pour diverses raisons, cette coordination de chômeurs était loin de pouvoir rassembler véritablement les citoyens autour de la conception d’une alternative politique.

D’une part, il y avait bien des accords de base avec les mouvements qui la composaient pour mener la « résistance ». Mais avec seulement quelques années d’existence, les différents mouvements n’avaient en revanche jamais débattu de projets politiques communs. Qui plus est, ces mouvements se caractérisaient par la jeunesse de leurs militants et de leurs leaders : les réunions de coordination générale de la CTD Verón avaient une moyenne d’âge de 25-30 ans. Cet élément est un facteur important si on tient compte de la rupture historique vis-à-vis des expériences passées avec lesquelles s’identifiaient ces nouveaux mouvements qui prétendaient mobiliser le peuple pour changer la société. En effet, après la dictature, l’« alfonsinisme » et le premier cycle « menemiste », la contestation n’a pas vraiment connu de continuité et mis à part les apports ponctuels précieux de quelques compagnons des années 70, le militantisme qui a dynamisé ces nouveaux mouvements sociaux a commencé à se réorganiser, sans héritage historique. Cette particularité a donné aux mouvements une fraîcheur, une souplesse et une impertinence très utiles pour un contexte de lutte, mais les a à la fois privés d’une perspective plus solide qui aurait permis d’élaborer une analyse à moyen terme.

Autre élément, d’une importance capitale : ces mouvements étaient des constructions sociales auxquelles manquaient un développement solide et des racines fortes ; ils étaient simplement nés de la crise politique. L’organisation dans les quartiers s’étendait peu à peu, encouragée par les victoires remportées, mais elle était en émergence perpétuelle. La lutte se centrait autour de la demande de plans pour l’emploi face au chômage, élément indispensable pour rassembler les foules, mais qui en même temps, demandait beaucoup d’énergie aux militants, et par conséquent diluait la perspective d’une lutte plus globale. On intervenait sur un plan spécifiquement politique pour remettre en cause radicalement le régime en place, mais pour pouvoir concevoir et élaborer une véritable alternative, ces mouvements auraient eu besoin d’une consolidation de base et d’une maturité politique qu’ils n’ont évidemment pas eu.

D’autre part, dans un tel contexte où le mot d’ordre était alors « Qu’ils s’en aillent tous ! », n’importe quelle proposition de sortie politique de la crise qui aurait accordé une quelconque valeur à tout ce qui est « électoral » devenait intenable face à des militants de plus en plus nombreux qui émergeaient avec la crise et apprenaient à interpréter la politique en vitesse accélérée, dans une dynamique insurrectionnelle de conflit prioritaire et permanent. (De plus, suite à ce qui s’était passé lors des élections précédentes, la consigne dans plusieurs MTD était : « Peu importe qui gagne, c’est le peuple qui perd »).

Face à un tel tableau, on peut se demander, ne serait-ce qu’à titre d’exercice pour l’analyse : que ce serait-il passé si ces mouvements tout nouveaux, aux racines encore fragiles, et dont les militants étaient globalement jeunes et sans expérience, avaient consacré leurs efforts à explorer des propositions politiques « institutionnelles » ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question, mais nous savons ce qui s’est passé dans les faits : face à l’absence d’élaboration d’alternatives sur le plan spécifiquement politique, les militants ont généralement choisi de soutenir les mouvements de lutte, de ne pas perdre le terrain déjà gagné, de réaffirmer les principes fondamentaux et de ne pas se laisser éblouir par les offres qui, à ce moment-là, ne rentraient pas dans la logique de construction populaire et de lutte du peuple. (Avec le kirchnerisme, ces « offres » ont pris la forme de cooptation : à deux reprises, la CTD Verón s’est vue invitée à la Casa de Gobierno pour y rencontrer le président Kirchner. Ces opérations politiques menées par l’État ont porté leurs fruits et sont parvenues à ébranler la confiance à l’intérieur de la coordination. C’est pour cela, mais aussi et surtout à cause des limites intrinsèques évoquées ci-dessus, que la CTD a perdu son caractère d’unité et qu’elle a donné lieu à divers paris, fruit de la division) [3].

Serait-il opportun de projeter cette conclusion partielle, valable pour les MTD, à l’ensemble du camp populaire ? Certains aspects peuvent effectivement se révéler communs et nous permettre d’évaluer les forces et les faiblesses des organisations populaires construites ces dix dernières années. Par exemple, on voit bien que le mouvement des assemblées de quartiers (incarné principalement par les classes moyennes des grandes villes) a généré un modèle fort et original d’organisation horizontale, de mouvement de masse et même dans certains cas de combativité. Mais, pour des raisons similaires de faiblesse au niveau de sa structuration, de ses militants, des accords politiques, etc., ce mouvement aurait été bien incapable de projeter sa puissance sociale sur le plan de la conception d’alternatives politiques dans un tel moment de crise. Le mouvement des entreprises occupées puis remises en production a lui aussi été confronté à la nécessité de prioriser les résultats revendiqués. Ainsi, les va-et-vient des « mouvements » qui réunissaient les différentes entreprises ont fait preuve de plus de consistance quand les nécessités concrètes l’ont exigée, et de plus de faiblesse quand il s’est agit de projeter politiquement ce qu’ils avaient acquis au travers de ces luttes. Il en est de même pour les mouvements paysans, ou les expérimentations culturelles ou de contre-information : ils étaient marqués par une effervescence et un rôle central qui ne doit pas occulter leur naissante conformation, et c’est pourquoi ils ont rencontré des limites similaires à celles décrites pour les MTD [4].

2 - La dimension stratégique de la révolte : valeurs, principes et remises en cause qui dépassent la conjoncture

Passons maintenant au deuxième aspect de la crise de 2001 que nous souhaitons mettre en évidence dans cet article : comme nous l’avons déjà dit, la révolte a vu éclore des valeurs, des principes et des remises en cause des logiques du système de représentation et de l’organisation politique. Ces notions revêtent une importance stratégique. Apparus de manière plus ou moins consciente, ces éléments peuvent se relier à une idée centrale qui les identifie : la société à laquelle nous aspirons ne se mettra pas en place toute seule une fois que nous aurons fait la « révolution », que nous aurons « pris le pouvoir ». C’est à nous de la mettre en pratique à travers des actions quotidiennes qui sont à notre portée. Ce n’est qu’ainsi que va se préfigurer l’idée d’un socialisme (ou d’une société juste, égalitaire) qui ne viendra pas plus tard, mais qui au contraire commencera à s’expérimenter (essai, tentative, erreur) ici et maintenant.

Voyons : le rejet de la représentation de la politique « professionnelle », à l’origine du « Qu’ils s’en aillent tous ! », s’est accompagné d’actions positives d’organisation d’assemblées de voisinage dans lesquelles on allait prendre des décisions et élaborer des propositions à partir du rôle joué par le peuple. Que le modèle communautaire comme proposition politique d’organisation alternative au système de représentation de la démocratie formelle proposé par le capitalisme ne se soit pas consolidé ne doit pas nous faire perdre de vue sa valeur de pari stratégique pour l’avenir. Comme une graine qui n’a effectivement pas donné de fruit à ce moment-là, mais qu’il faut protéger et fortifier à chaque expérience aussi minime soit-elle, en prévision d’un climat plus fertile qui permettra de la voir fleurir en un mouvement de masse.

D’autres expériences issues de la crise de 2001 ont enrichi la logique communautaire, avec des schémas clairs d’organisation plus complète. Ainsi, les MTD de la CTD Verón ont fait émerger lors de leurs débats, le concept de « démocratie de base », qui concilie l’horizontalité des assemblées avec la nécessité de concevoir des organisations qui puissent se structurer en fonction des mandats et des délégations. Ce concept permet de construire une organisation fédérative qui puisse trouver le juste milieu entre un certain « horizontalisme » opposé à toute organisation, et un « centralisme démocratique », qui historiquement finissait toujours par devenir un « centralisme bureaucratique », dans lequel sont généralement tombées les expériences traditionnelles d’organisation de la gauche.
La revendication du rôle joué par le peuple au travers de la mobilisation et de l’action directe a aussi émergé avec force dans le contexte de la crise de 2001. Les « représentants » ou « dirigeants » syndicaux et politiques ont été écartés face à l’irruption de mobilisations où il était demandé qu’à leur place soient écoutés les délégués élus en assemblée, qui de leur côté devaient soumettre toutes leurs propositions à l’approbation de cette même assemblée qui les avait mandatés. Les mesures de lutte radicalisées, comme les barrages ou les piquets de grève, les « escraches » et les occupations de bâtiments publics, ont mis en avant des formes directes d’exercice de la démocratie et de délégation, toujours soumises à l’approbation de l’assemblée. Cette empreinte de la crise de 2001 est elle aussi toujours d’actualité, bien que de façon moins quotidienne et moins forte que durant ces mois ardents de crise et de révolte. Depuis, les groupes de délégués et les assemblées populaires sont devenus des organes majeurs de décision lors de luttes ou de conflits, que l’on retrouve fréquemment dans les luttes pour l’environnement, locales ou étudiantes, mais aussi au sein du mouvement ouvrier, un secteur qui n’avait pas joué un rôle très important en 2001. Autre « héritage » dans la même veine : la résurgence, ces dix dernières années, d’un syndicalisme de base naissant, aussi à caractère jeune, antibureaucratique et combatif, et qui est apparu lors de la récupération d’emplois dans le cadre d’un modèle économique qui maintient des niveaux structurels de précarisation du travail.

En parallèle, la capacité des travailleurs à gérer eux-mêmes les entreprises récupérées, la revalorisation de l’autogestion en entrepreneuriats productifs, les réseaux de commercialisation des produits populaires hors de la logique de marché, ont acquis une dimension importante à l’image de la révolte. Même si l’enthousiasme a diminué au fil des années (de même que les résultats, dans certains cas), ces réalités conservent leur valeur stratégique à titre d’expériences pour l’avenir qui, même à petite échelle, cherchent à éradiquer des pratiques individuelles des travailleurs, les piliers économiques du capitalisme : la propriété privée des moyens de production, l’organisation du travail en fonction du capital, et la marchandisation.

Il est évident que la dynamique communautaire, la combativité, l’action directe et l’autogestion n’ont pas été des « nouvelles inventions » qui auraient surgi des journées des 19 et 20 décembre. Ces notions ne sont pas nouvelles dans la longue histoire de lutte des peuples pour leur émancipation. Mais en tout cas, la crise de 2001, à travers des mouvements de masse et un déploiement populaire inhabituel, a réactualisé des valeurs et des principes associés à des traditions révolutionnaires laissées de côté pendant des décennies d’hégémonie capitaliste suite aux échecs des années 70 dans notre pays. De l’esprit révolutionnaire des années 70, on a retrouvé (si on laisse de côté les différences évidentes de conceptions et de méthodes) la combativité et l’intransigeance vis-à-vis d’un système capitaliste d’exploitation et de mort. Des traditions libertaires, on a repris les notions anti-hiérarchiques et anti-autoritaires, y compris pour les mettre en pratique à l’intérieur des organisations populaires. Du guévarisme, on a gardé l’éthique exprimée dans la cohérence entre les pensées, les paroles et les actes (la figure même de Darío Santillán, qui n’est toujours pas reconnu à sa juste valeur, en est peut-être le symbole le plus évident).

Bien entendu, la conjoncture dix ans après cette révolte est bien différente. Néanmoins, pour ce qui est de ces valeurs et traditions, il ne devrait pas y avoir de doute quant au bien-fondé de cultiver son esprit, et d’encourager, avec une obstination stratégique, leur mise en pratique à chaque pas.

Dix ans après : changements, reconfigurations et continuités

Réalisé à chaud depuis 2001, le bilan exposé ci-dessus concerne les potentialités mais surtout les limitations auxquelles a été confronté le mouvement populaire dans la conjoncture de l’époque.

Ce qui est arrivé tout au long de ces 10 dernières années a un rapport avec ces bilans critiques et, dans une plus grande mesure, avec les changements objectifs imposés par une nouvelle réalité sociale et politique.

La lutte désespérée pour survivre qu’exprimaient les premières grèves et qui a donné naissance aux MTD (comme réponse à l’exclusion brutale du néo-libéralisme) a été accompagnée par ces changements. Après le coup de massue de la dévaluation, l’amélioration de la situation économique a fait baisser les taux alarmants de chômage. Ainsi, et de par l’image de « changement » que le kirchnerisme avait su imposer à partir de la modification de la Cour Suprême et des gestes en matière de droits de l’homme concernant les affaires pour répression des années 70, le combat des mouvements de travailleurs sans emploi a perdu du terrain quant à ses luttes. La réalité économique des exclus n’avait pas changé structurellement (en une décennie, elle est passée de l’exclusion à la précarisation). Malgré tout, il est vrai que beaucoup de travailleurs retournaient à leurs petits boulots ou à des emplois provisoires et mal rémunérés. Et la pression exercée par les organisations militantes en était ainsi diminuée. Tôt au tard, les branches radicales des nouveaux mouvements sociaux ont dû assumer le « repli » des formes les plus audacieuses de lutte et repenser les stratégies de développement de leurs organisations.

Dans ces circonstances, et dès le début des années de kirchnérisme, il y a eu (de façon plus intuitive qu’organisée) une double stratégie axée sur la survie et le rayonnement : une organisation territoriale des mouvements des piqueteros et une plus grande vocation politique pour dépasser les limites du sectoriel.

D’une part, les organisations piqueteras ont accentué leur processus d’organisation territoriale de leurs mouvements. Tout au long de ces dix dernières années, dans chaque lutte de quartier pour le logement, la santé ou contre les coups de gâchette rapides, ce sont les mouvements qui se sont développés dans le contexte de 2001 qui, bien que moins radicaux qu’à cette époque, se sont fait l’écho des demandes et besoins populaires. Sans répercussion médiatique ni grande incidence sur la politique nationale, ils ont approfondi la construction d’un pouvoir populaire venant des bases, ajoutant à la construction de logements [5], les ateliers destinés aux jeunes, la prise en charge des cas de violence de genre et la santé reproductive [6] au développement des initiatives communautaires déjà existantes. Sans doute les expériences les plus connues de cette période de consolidation territoriale sont les Baccalauréats populaires indépendants [7]. À l’instar de la récupération de beaucoup d’usines, plusieurs mouvements piqueteros se sont servi de leur expérience contestatrice et de la référence des quartiers pour mettre en marche de véritables écoles secondaires pour adultes. Des enseignants et des étudiants universitaires ont rejoint leurs voisins, travailleurs et chômeurs pour relever le défi de la mise en place d’une éducation populaire libératrice qui, sans toutefois cesser d’exiger à l’État qu’il assume ses responsabilités, se réserve le droit de planifier les cursus et des méthodes d’éducation populaire, en fonction de sa communauté. Plus récemment, les expériences de travail autogéré ont donné lieu au réseau de coopératives « sans patron » pour les travaux publics, l’approvisionnement des tabliers sociaux ou d’autres possibilités de travail et de commercialisation qui, bien qu’à contrecœur et de façon tardive, le gouvernement a peu à peu tolérées. Le processus, allant des premiers projets communautaires en autogestion (qu’il faut bien reconnaître, n’ont pas tous abouti) aux coopératives consolidées et fortes de leur expérience est reconnu. Aujourd’hui, le défi des mouvements organisés ne consiste plus à se débarrasser de la faim mais, comme cela est en train de se passer actuellement, à se regrouper et devenir membre d’une coopérative pour renforcer les demandes concernant les conditions de travail globales. Ce déploiement a pour conséquence des mouvements à la base plus solide et expérimentée, intégrés dans la plupart des cas à des organisations politico-sociales, d’un degré de maturité qualitativement supérieure à celle qui s’exprimait il y a 10 ans.

D’autre part, les mouvements qui avaient concentré leur énergie dans le développement de luttes massives et radicales au moyen de cahiers de revendications ont commencé à envisager leur existence politique de façon plus globale. En voici deux exemples : le Mouvement de Travailleurs Sans Emploi « Teresa Rodríguez » est devenu le « Mouvement Teresa Rodríguez », en politisant ses luttes et en incluant dans sa construction des secteurs qui dépassaient le mouvement des chômeurs. De même, plusieurs MTD après celui de Verón ont participé à la création du Front Populaire Darío Santillán (Frente popular Darío Santillán), en rejoignant des groupes d’étudiants, des groupes culturels et les pionniers du mouvement syndical, pour relever le défi de construire un instrument de lutte, d’organisation et de rayonnement politique commun. De cette façon, nous avons cherché à dépasser la limite imposée par un mouvement social axé sur une revendication très spécifique et le corporatisme en découlant. Dans ce cas, la nouveauté réside sans doute dans le fait d’avoir voulu « dépasser » l’aspect revendicatif sans le « subordonner » à une alternative « politique ». Il s’agit donc de maintenir les mouvements populaires, le développement du pouvoir populaire dans les quartiers (et les lieux de travail, les universités etc.) en fonction des axes de lutte concernant les nécessités revendicatives propres à la base sociale. Et à partir de là, il nous faut apporter et conjuguer nos efforts avec d’autres secteurs sociaux populaires dans le but de construire un instrument permettant d’élaborer et de diffuser une politique commune. Ce défi a été baptisé la « multi-sectorialité ».

En guise de conclusion

La décennie suivant la révolte populaire a été riche en changements politiques et circonstances touchant l’ensemble du mouvement populaire. Même si, bien évidemment, la plupart de ces changements ont eu lieu par des chemins différents, dans une direction qui n’était pas celle espérée par les centaines de milliers de personnes enthousiasmées par ces aspirations de transformation radicale de la société. Tout d’abord, alors que les braises étaient encore chaudes et que le sang venait juste de couler, se sont succéder les opérations mafieuses de Duhalde pour se maintenir à la présidence, sa tentative brutale et criminelle d’anéantir les désirs exprimés lors des manifestations du 19 et 20 décembre 2001 et enfin, sa fuite, après l’échec du Massacre d’Avellaneda. Ensuite, le kirchnérisme a réussi graduellement à apaiser les esprits et calmer les attentes en faisant des concessions à l’agenda populaire, mais surtout en redonnant des garanties aux secteurs traditionnellement détenteurs du pouvoir économique. C’est seulement au cours des dernières années que la confrontation avec le patronat agricole à tradition oligarchique et avec les grandes corporations médiatiques a réussi à raviver quelques expectatives populaires, sans pour autant dissimuler la continuité des marchés conclus avec d’autres multinationales, ni le maintien des structures politiques les plus conservatrices comme le PJ et la CGT.

En tout cas, si une alternative réellement transformatrice n’a pas encore eu lieu jusqu’à aujourd’hui c’est évidemment dû à l’habileté de ceux qui ont gouverné ces dernières années, remettant en place des consensus populaires, pour soutenir « ce qui est possible », mais c’est aussi surtout à cause des propres limitations des secteurs du camp populaire qui défend un changement radical, à savoir une société socialiste. L’optimisme de la volonté devra démontrer que de tels progrès sont possibles, mais l’on peut surtout les suivre dans les avancées concrètes de processus proches comme ceux où les organisations populaires jouent un rôle majeur, au Venezuela, en Bolivie ou même sous un gouvernement différent, les expériences Sans Terres au Brésil, ou enfin, à un autre niveau, le mouvement zapatiste au Mexique.

De toute manière, pour en revenir à notre pays, 10 ans après, le terrain sur lequel se situe le camp populaire est notablement différent : bien qu’il reste beaucoup à faire, le résultat est qu’il y a plus d’organisations populaires mieux structurées ; les éléments préfigurant les nouvelles logiques d’organisation et d’intervention depuis la base survivent, et une plus grande volonté de faire de la « politique » pour développer le pouvoir populaire et non pour le détériorer est manifeste. Les braises de 2001 fument encore, nous rappelant qu’il n’est pas seulement nécessaire mais aussi possible de se battre pour un profond changement social anticapitaliste. Comme à cette époque, c’est à nous de « construire notre politique » pour que ce changement ait lieu.

Article écrit pour la revue Herramienta.
L’auteur souhaite remercier ses collègues du service de formation politique du FPDS (Frente Popular Darío Santillán) pour leur supervision et leurs conseils ainsi que les éditions El Colectivo pour l’élaboration de cet article.

Notes

[1Nous allons faire référence aux Mouvements de Travailleurs Sans Emploi (MTD) qui sont nés et se sont développé indépendamment des partis politiques de gauche et qui ont constitué la Coordination Aníbal Verón. Les groupes de piqueteros stimulés par des partis de gauche se sont généralement développés comme une « courroie de transmission » des politiques de partis et mise à part leur répercussion, ils n’ont pas constitué une « nouveauté » dans le sens qui nous intéresse ici.

[2En plus des célèbres assassinats de Darío Santillán et Maximiliano Kosteki, Javier Barrionuevo, membre du MTD d’Esteban Echeverría était assassiné le 6 février 2002 lors d’une manifestation. Deux mois plus tard, un gardien de prison tirait sur un rassemblement à Lanús tuant le militant Juan Arredondo d’une balle de 9 mm dans le thorax. À cette époque, d’autres membres de la Verón étaient menacés et enlevés.

[3En se divisant, la Verón a laissé derrière elle des regroupements partiels de mouvements de travailleurs sans emploi prenant des itinéraires différents : le MTD de Solano, Quilmes était un regroupement publiquement associé à l’autonomisme, adoptant un profil socialement et politiquement bas. Un autre secteur, en rapport avec l’organisation Quebracho a maintenu le nom de Coordination (CTD). La fraction référencée par Juan Cruz d’Afuncio, le porte-parole le plus médiatique de la Coordination, adopta le nom « MTD Aníbal Verón » pour finir des années plus tard intégrée au projet kirchnériste. Un autre secteur des MTD -faisant l’objet principal de cette analyse- a dirigé ses efforts à la création du Front populaire Darío Santillán, en compagnie d’autres organisations indépendantes.

[4L’évolution des partis politiques de gauche mérite une autre analyse. Dans bien des cas, les nouveaux acteurs sociaux prêts à mener des assemblées expérimentales de base ont remis en cause la politique et la façon d’intervenir des partis dans de telles circonstances. Le goût pour le « spectaculaire », « l’affaiblissement de la ligne politique », les disputes « parmi les propres militants de gauche » étaient montrés du doigt. À ces critiques faites aux partis de gauche s’ajoutait le refus des partis majoritaires -PJ et UCR-, après la même remise en question de la logique de représentation politique traditionnelle. Aussi, l’expérience du parti Autodétermination et Liberté, se voulant un mouvement horizontal mais dont les limites le conduiront rapidement à son propre épuisement devront être étudiés, même si nous le faisons pas ici.

[5À partir de 2004, dans la région de Tucumán, la COBA (Coordination d’organisations de quartiers autonomes, pour les sigles en espagnol), originaire aussi de la dynamique piquetera de la Verón, a développé des plans de construction de logements à partir de coopératives autogérées. Suivant cet exemple, le Mouvement des travailleurs communautaires (MTC, FPDS) de la ville de Luján a dirigé une démarche similaire pour urbaniser un campement que le mouvement avait impulsé en réponse à l’absence de logements pour les familles manquant de ressources.

[6L’« Espace des femmes » des MTD, surgi d’une assemblé sous la chaleur du soleil, sur asphalte lors d’un piquet de grève massif sur le Pont Pueyrredón, a dynamisé ces lignes de travail dans les quartiers.

[7La Coopérative des Educateurs et Chercheurs Populaires (CEIP, pour les sigles en espagnol) s’occupe de la plupart des Baccalauréats Populaires dans les usines, les quartiers de la capitale et les banlieues. Dans le quartier Las Tunas à Tigre, le Baccalauréat Populaire Simón Rodríguez est devenu une référence pour le développement d’autres expériences éducatives de la zone sud. Actuellement, les MTD de San Telmo et Barracas, Lanús, Almirante Brown, La Plata, Luján et Córdoba conservent leurs écoles pour adultes de façon indépendante, avec dans certains cas les premières portées de diplômés en études secondaires.