Séminaire itinérant au nord du Chili sur la circulation des métaux essentiels à la transition énergétique

Il y a environ un mois, j’ai reçu un mail, un peu de nulle part, de l’Institut Français d’Études Andines, me proposant de participer à un séminaire itinérant sur la production et circulation des métaux essentiels pour la transition énergétique. J’ai bien évidemment accepté. La semaine dernière, j’ai donc passé cinq jours en compagnie d’historien·nes, anthropologues, géographes, ingénieurs chilien·nes, argentin·es, boliviens et français·es, à visiter différents sites miniers industriels, distribués sur tout le nord du Chili.

L’idée du séminaire est assez simple : à une époque où les discours sur la transition énergétique (les véhicules électriques et autres éoliennes comme stratégie de décarbonisation) se diffusent de plus en plus, qu’en est il des sites d’extraction des métaux rares essentiels à la production de ces technologies ? Le Salar d’Atacama, situé au nord du Chili, produit à lui seul plus de la moitié du lithium mondial, et s’inscrit dans une trajectoire nationale et régionale d’exploitation minière industrielle qui a maintenant plus de 100 ans. La visite de ces différents sites a donc pour objectif de mettre en lumière tous les aspects "obscurs" de cette transition verte, et d’éclairer le contraste en les "zones de sacrifices" (comme on les connaît communément au Chili) et les "zones de bénéfices" (94% des technologies dites vertes sont consommées en Europe, aux États-Unis et en Chine).

Mine de sel de Punta Lobos, à environ une heure au sud de la ville d’Iquique.
Mine de sel de Punta Lobos, à environ une heure au sud de la ville d’Iquique.

La modalité de ce séminaire est assez incroyable : le fait de visiter in situ une mine de sel capable de produire à elle seule le sel industriel pour le monde entier pendant 5000 ans ; une ville où a fonctionné pendant cent ans une centrale thermique à charbon pour alimenter en électricité la plus grande mine de cuivre d’Amérique du sud, Chuquicamata ; une ancienne "company town", ces formations urbanistiques créées par une entreprise extractive pour contrôler la totalité de la vie des travailleurs et de leurs familles - ensemble urbain plus tard utilisé par le régime dictatorial de Pinochet pour contrôler les prisonnier·es politiques... Ces visites, guidées par des expert·es locaux·les qui nous racontent l’histoire des lieux, leurs liens avec le capitalisme extractif mondialisé, les différentes étapes de vie de ces sites miniers, est une façon d’allier connaissance théorique et empirique assez incroyable. J’ai de nombreuses fois cru voir passer des caravanes de lamas descendre de la cordillère apportant l’argent de Potosi, puis les navires marchands apportant les biens manufacturés d’Europe pour satisfaire la bourgeoise minière de l’intérieur du pays ; et voir cette ville rasée par l’effondrement de roche provoquée par des pluies intenses liées au phénomène d’El Niño... Le temps passe devant nos yeux, on s’imagine le paysage industriel et minier naître, s’étendre et s’éteindre au fil des siècles, pour ne laisser que les ruines de quelques maisons en briques de terre crue. Et un terrain contaminé aux cendres toxiques qui résisteront aux siècles à venir.

Chabuco, ancienne "company town" qui exploitait le salpêtre, transformé en centre de concentration pour prisonnier·es politiques pendant la dictature de Pinochet
Chabuco, ancienne "company town" qui exploitait le salpêtre, transformé en centre de concentration pour prisonnier·es politiques pendant la dictature de Pinochet

A Mejillones, un port industriel où passent 1300 navires par jour, nous avons écouté l’avocate de la mairie expliquer que les entreprises entrent et sortent à leur guise, que rien ne pourra changer ça (dans une espèce de fatalisme inexplicable) ; mais que par ailleurs, nous sommes "obligé·es" de subir la présence constante des mineurs boliviens qui viennent avec toute leur famille de manière désorganisée, en plus pendant le Covid iels venaient sans vaccin, une vraie plaie. Et également, qu’il est difficile de pousser le développement du tourisme, parce que les mineurs acceptent n’importe quelles conditions d’hébergement, mais pour les touristes qui viennent de Santiago, quand même il faut faire un effort, et ça demande de l’investissement. Le cliché parfait de la femme de classe supérieure, raciste, classiste, qui défend avant tout les intérêts d’un port maritime totalement privatisé, qui ne donne du travail qu’à 60 personnes sur les 14 000 habitants, qui ne produit aucun impôt local, et ne génère pas non plus de commerce, car les quelques 5000 marins sont hébergés dans des campements en dehors du centre ville. L’incarnation parfaite du néolibéralisme sauvage, un exemple parfait de tout ce contre quoi on se bat. Mais y mettre les pieds, et écouter ça de la part des autorités municipales locales, qui continuent à reproduire le discours classique du développement industriel comme bon en soi, c’est autre chose.

Port industriel de Mejillones

Le Chili est vraiment en avance sur le Pérou en termes de cycle de vie minier. Son apogée industrielle commence dès le début du XXe siècle, alors qu’à cette époque, "chez moi", il n’y a que Cerro de Pasco et la fonderie métallurgique de La Oroya (dont je vous parlais ici l’année dernière). J’avais déjà constaté les ravages sociaux, environnementaux et sanitaires de ces activités minières industrielles de long terme. Mais le Chili, c’est un cas comme La Oroya tous les cent kilomètres. Toute la côte chilienne, au nord, est un véritable cimetière industriel. Sur la route (parce qu’on a fait quand même beaucoup de kilomètres en cinq jours), impossible de visiter tous les sites qui en mériteraient la peine. Mais au passage, les collègues (et nouveaux amis) chiliens nous commentent un peu les choses : ici, c’est la mine du beau-fils de Pinochet ; ici, il y avait une ville "libre" où toutes les travailleuses du sexe de la région habitaient, car dans les "company towns" contrôlées par les entreprises il n’y avait pas la possibilité d’y exercer.

Paysage industriel autour de la mine de Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre d’Amérique du Sud, qui opère depuis plus de cent ans.

L’une des plus grandes forces de ce séminaire, soit dit en passant, c’est justement ces heures passées sur la route. J’ai pu discuter avec un historien argentin qui vit depuis des décennies en Bolivie, raconter son travail sur la cocaïne : comment elle est apparue et quand au Chili, en Bolivie et au Pérou, quelle recette a circulé par quelle route et via quels acteurs, comment ce produit a été interdit par les États-Unis au moment de la prohibition morale (de l’alcool aussi, entre autre) mais surtout au moment où l’industrie étatsunienne avait trouvé une alternative à la cocaïne pour produire des anesthésiants ; et l’interdiction légale de la cocaïne obligeait les consommateurs d’anesthésiants vers leur nouveau produit. Bien sûr, la "diplomatie" étatsunienne, si présente sur le continent latinoaméricain, a permis la reproduction dans tous ces pays de cette interdiction légale, provocant la situation qu’on sait aujourd’hui. J’ai pu discuter avec un anthropologue argentin, qui m’a raconté sa perception du futur à court et moyen terme de son pays avec l’élection de Milei ; avec une doctorante qui travaille sur la relation entre les musées et les communautés autochtones dont les objets y sont exposés, avec une perspective féministe et anticoloniale super intéressante ; ou bien avec un autre doctorant, qui a d’ailleurs soutenu dimanche (on était dans le public) sa thèse sur l’histoire de l’extraction du lithium dans le Salar d’Atacama, la relation entre les entreprises, la dictature, les communautés et l’environnement.

Et puis avec ces rencontres, de nouvelles perspectives de travail apparaissent. J’ai passé beaucoup de temps avec la nouvelle directrice de l’Institut Français d’Études Andines, basé à Lima et qui fait le lien entre les chercheurs français·es et sudaméricain·es. Et elle m’a proposé de m’associer à un mini terrain d’un mois environ... sur les travailleuses du sexe dans l’énorme mine informelle de La Rinconada, à Puno. Une opportunité en or pour mon travail, et comme très peu de monde travaille sur la question de la prostitution en contexte minier, une aubaine pour elleux. Les collègues boliviens m’ont proposé de passer par La Paz l’année prochaine pour exposer quelques résultats de mon travail, parce que chez eux aussi, la dimension du genre est sous-étudiée dans les contextes miniers. Un collègue chilien a très envie de venir à Cusco l’année prochaine faire du travail d’archive...

Bref, une semaine ultra intense, de socialisation permanente et de conversations hyper riches et denses, mais aussi absolument épuisante. Le voyage aller-retour également est éprouvant : 10h entre Santo Tomas et Arequipa, puis 6h jusqu’à la frontière chilienne, et 8h sur la côte pour rejoindre la ville de départ du séminaire. Et pareil pour le retour. 24h de bus, sans compter le temps perdu à la frontière, les changements de bus, etc. Mais ça a en a valu la peine, et de loin.

A partir de maintenant, c’est le compte à rebours : il me reste un peu moins de deux semaines sur le terrain avant de rentrer en France. Ce sera juste le temps pour faire mes au revoir (et non mes adieux, puisque je reviens l’année prochaine - maintenir le lien avec tout le monde est important pour moi, car l’immense majorité des chercheur·ses pratiquent l’ "extractivisme de connaissance", c’est-à-dire qu’iels viennent passer quelques mois, récoltent toute l’information nécessaire à leur travail, et ne reviennent jamais. La situation reste inchangée sur place, alors que le·la chercheur·se construit sa carrière sur la base de cette information généreusement offerte par les locaux·ales). Le temps de faire mes au revoir, donc, de faire quelques derniers entretiens, et il sera l’heure pour moi de prendre le chemin du retour vers la France.

Il me tarde de vous revoir toustes.