La Oroya, une ville ravagée par la pollution métallurgique

Bienvenu·es à La Oroya. Nous sommes à 3745m d’altitude — "pas apte pour les cœurs fragiles", comme ils disent ici. Le matin, l’air est glacé, mais dès 10h, impossible de rester plus de 5 minutes au soleil : on brûle. Sans chapeau, l’insolation est quasi immédiate. Sur les collines alentour, l’herbe est rase, cette herbe typique des Andes appelée ichu. C’est la saison sèche : on ne verra pas une goutte de pluie d’ici à novembre ou décembre. Cela pourrait une difficulté pour l’agriculture, mais "heureusement", à La Oroya, l’économie s’est reconcentrée depuis des dizaines et des dizaines d’années autour d’une activité industrielle : celle du complexe métallurgique qui fait la gloire de la ville, tout autant qu’il en a causé la ruine.

Retour en arrière. Située à la croisée des routes entre Huancayo, une des principales villes des Andes ; Cerro de Pasco, centre historique d’extraction du minerai depuis la colonisation espagnole et la Vice Royauté du Pérou ; des routes en direction de l’Amazonie du nord et de la capitale, Lima : la Oroya est depuis le XIXe siècle un centre économique et commercial stratégique. Le passage du chemin de fer le plus haut du monde par cette ville en témoigne.

Carte schématique de la Carretera Central

C’est au début du XXe siècle que la Cerro de Pasco Corporation, une entreprise états-unienne, entreprend la construction de ce gigantesque complexe métallurgique, afin de transformer le minerai extrait, justement, des mines de Cerro de Pasco. Pour cela, elle construit ex-nihilo un village métallurgique, là où il n’y avait qu’un petit village d’agriculteur·rices. Entre 1910 et 1922, date à laquelle le complexe métallurgique rentre en fonctionnement, La Oroya devient le point de concentration de migrations intenses, en provenance de tout le pays.

Mais dès les années 1920-1930, la pollution commence à se faire sentir. Les paysan·nes portent plainte contre le complexe métallurgique, qui rejette des fumées toxiques par ses cheminées (causant la mort du bétail), et qui capte toute l’eau dont l’agriculture a besoin. En réaction à quoi, Cerro de Pasco Corporation crée un fonds agraire qui va bientôt concentrer toutes les terres agricoles disponibles, transformant les paysan·nes en salarié·es dépendant·es de l’entreprise, et plus rattaché·es aux activités minéro-métallurgiques qu’agricoles. Une stratégie pour faire taire l’opposition aux activités polluantes qui a payé.

Le temps passe. Dans les années 1950, les activités se diversifient avec la création de mines satellites, des barrages hydroélectriques, des activités commerciales et financières.

En 1969, le Pérou est secoué par le coup d’État (de gauche) du général Velasco Astete. Cette dictature de presque dix ans sera marquée, d’une part, par la Réforme Agraire la plus ambitieuse d’Amérique du Sud (voir le superbe documentaire à ce sujet sur Vimeo, en espagnol) ; et par la nationalisation d’un certain nombre de projets de secteurs stratégiques — dont l’activité minière et métallurgique, considérée vitale pour le développement du pays. A La Oroya, cela signifie l’expropriation du fonds agraire consolidé par l’entreprise, et la nationalisation du complexe métallurgique le 1e janvier 1974.

C’est donc une entreprise nationale qui fait tourner les machines entre 1974 et 1997. Si certains changements ont été observés, notamment une plus grande articulation à l’économie nationale (ce qui génère plus de revenus à l’État et une plus grande dynamisation économique locale) et un processus de prolétarisation accéléré ; il va sans dire que les pollutions et les atteintes à l’environnement se poursuivent. C’est l’époque "dorée" du syndicalisme péruvien, et l’affirmation de la condition de classe des mineurs s’est développée de paire avec le développement de leur niveau de politisation — sans complètement abandonner des éléments de culture andine locale.

En 1990, Alberto Fujimori est élu président. Très rapidement, le caractère autoritaire, voire dictatorial, de son gouvernement se fait sentir : en 1992, il procède à un auto-coup d’État au cours duquel il dissout le Congrès, prend la main sur les principaux médias nationaux, procède à des arrestations arbitraires et met également en place un Assemblée Constituante. Il met également en place un large plan de re-privatisation néolibérale, de restriction des droits du travail et de reprimarisation de l’économie [1] : c’est ainsi qu’en 1997, le complexe métallurgique est vendu à l’entreprise états-unienne Doe Run Peru. C’est la crise des syndicats et la flexibilisation du travail tout azimut.

A ce moment là, la ville de La Oroya dépend presque totalement de l’entreprise et de ses activités métallurgiques.

Vue sur le complexe métallurgique de La Oroya

Au tournant du siècle, la législation internationale sur la question environnementale est en plein essor. Ces normes, intégrées à la législation péruvienne, deviennent des leviers pour des ONG environnementales s’intéressent à la question de la pollution à La Oroya. Les premières études de 1999 montrent un niveau de plomb, d’arsenic et de cadmium anormalement élevé dans le sang des enfants de 0 à 3 ans. La présentation des résultats de l’étude en 2000 provoque une onde de choc dans la population, qui commence à faire le lien entre les graves problèmes de santé qu’elle connaît et la pollution qu’elle ne pouvait que constater. D’une part, les problématiques de santé abondent : cancers variés, problèmes respiratoires, allergie de la peau, hémorragies diverses, problèmes digestifs, décalcification, fragilisation des os, retards mentaux et handicaps chez les enfants, avortement spontanés, etc. D’autre part, la pollution est omniprésente : tous les animaux ont fui La Oroya, même les insectes. La fumée provenant des cheminées de la fonderie, tellement dense qu’on aurait dit du brouillard, brûle la gorge. Absolument aucune plante ne pousse, tout est blanc et gris autour de la ville, sur des kilomètres à la ronde. Mais la ville dans son ensemble dépend des activités métallurgiques pour la survie économique ; et la contamination au plomb est une "épidémie silencieuse", dans le sens où les symptômes sont équivoques et pourraient être attribués à différentes causes — ce que l’entreprise va largement utiliser pour expliquer que les problèmes de santé de la population n’ont rien à voir avec ses activités industrielles.

Les années 2000 sont marquées par des conflits extrêmement violents, entre celleux qui réclament la fin de la pollution et une attention médicale spécialisée dans les métaux lourds qui polluent les corps ; et celleux qui veulent que le complexe métallurgique continuent à tourner, car il s’agit de leur gagne pain. Le harcèlement, les attaques en pleine rue, la stigmatisation, les campagnes de haine sur les radios s’intensifient dans les années 2003-2004. Lorsqu’en 2009, Doe Run annonce qu’elle se retire du Pérou car l’entreprise est en faillite, les défenseur·ses de la santé et de l’environnement sont accusé·es d’être la cause de la fermeture du complexe et de la ruine économique de La Oroya. On me raconte que les attaques étaient d’une violence telle que de nombreux·ses dirigeant·es ont dû partir de la région et s’installer ailleurs.

Vue sur La Oroya Antigua, la partie de la ville la plus affectée par la pollution

Aujourd’hui les choses se sont calmées. La fonderie ne fonctionne plus, et la ville a perdu presque 25% de sa population par rapport à l’an 2000 : les travailleurs sont repartis dans leurs régions d’origine. Cependant, les passifs environnementaux demeurent : le plomb se concentre sur les surfaces plates, dans les terres, et surtout dans les os. Des enfants né·es à Lima de parents ayant vécu à La Oroya présentent des niveaux dangereux de plomb dans le sang. Les problématiques environnementales, si elles sont moins spectaculaires qu’à une époque, sont toujours présentes.

Cependant, on perçoit un espèce de "ras-le-bol" de la stigmatisation qu’a impliqué le fait de rendre visible la contamination au plomb à La Oroya au niveau national. Des jeunes me racontent avoir souffert de harcèlement scolaire, de discrimination et de violence psychologique du fait d’être catalogué·e comme "les débiles mentaux", "les gamins du plomb". Beaucoup de gens à La Oroya ne veulent plus entendre parler d’environnement et de santé environnementale — et il faut dire que les cancers et autres se sont normalisés ("tout le monde est dans cette situation, qu’est ce qu’on peut faire"), et que de nombreuses personnes touchées des cas les plus graves sont de toute façon déjà morte. Alors place à la fête et aux concerts de musiques cosmopolites : La Oroya est un territoire sacrifié qui veut vivre.

Sacrifié, car il y a une espèce de fierté d’avoir été le centre d’impulsion du développement du pays. Un peu comme une mère se sacrifie pour l’éducation de ses enfants et s’enorgueillit de leurs succès même si c’est au prix d’un sacrifice de soi ; l’imaginaire collectif de La Oroya est celui d’un précurseur du développement du pays, tels des cow-boys domptant la nature. Imaginaire très viriliste, au demeurant, mais est-ce vraiment surprenant : les industries minières et métallurgiques sont fondamentalement masculines.

Nous voici donc au cœur de ce qui m’intéresse pendant les deux semaines où je suis ici : les relations de genre dans cette ville métallurgique. Depuis lundi 04 juillet, je réalise des entretiens avec le personnel de santé de l’hôpital, avec des institutrices et psychologues dans des écoles, des dirigeantes sociales, des membres d’ONG qui ont accompagné les victimes, une jeune chercheuse originaire de La Oroya et qui étudie les perspectives d’avenir de son territoire dans les yeux de ses habitant·es... Tout cela, en complément des lectures bibliographiques, historiques et anthropologiques, sur La Oroya, ses activités industrielles, ses mouvements sociaux, ses dynamiques sociales.

Et je dois dire que je suis presque surprise de voir que les dynamiques sociales que j’ai observées et analysées à Espinar (région minière dans laquelle j’ai fait mon travail de terrain pour mon master) se retrouvent ici, presque à l’identique. Une division sexuelle du travail qui se fait plus rigide, dans laquelle les hommes qui ne travaillent pas ne font que boire ; des "mères abandonnées" par leur mari qui travaille dans des mines, ou des travailleurs du secteur minier qui rentrent chez eux avec leur femme et leurs enfants après avoir vécu sur place deux ans pour le travail ; une préoccupation plus forte des femmes pour les questions de santé, car ce sont elles qui sont en charge du soin aux enfants ; une dépendance économique qui s’alourdit, car entre leurs propres problèmes de santé et ceux de leurs enfants, elles peuvent moins travailler, et ce d’autant moins dans une économie minière ou métallurgique qui emploie surtout des hommes... et une violence de genre (violence domestique, violence sexuelle) qui augment à mesure que les hommes ont plus d’argent, peuvent se rendre dans des night clubs et autres boites de nuit pour consommer de l’alcool et des femmes, que les maladies sexuellement transmissibles se répandent...

La liste est longue des affectations différentiées et spécifiques aux femmes, produit des activités minières et métallurgiques et de leurs pollutions environnementales. Je n’en suis encore qu’au stade de la récolte d’information, mais tout indique que les conclusions que j’ai pu tirer à Espinar (résumées dans ce podcast que j’ai fait en espagnol, pour celleux qui voudraient s’y atteler) se retrouveront ici.

Lorsque j’arriverai à des conclusions finales, j’essayerai de vous les communiquer en résumer, d’une façon ou d’une autre.

D’ici là, bel été à vous, et à bientôt !

Notes

[1Reprimarisation de l’économie signifie que le secteur primaire — exploitation des ressources naturelles, principalement — reprend la place la plus importante