Cela fait bientôt deux semaine qu’une bonne moitié de mon temps est mobilisé aux côtés du Comité de Lutte de Chumbivilcas, élu au cours de l’Assemblée Populaire le 19 juillet sur la Place d’Armes de Santo Tomas. J’ai été sollicitée des manières les plus incongrues (à mon sens) : un soir on m’a demandé de venir pour les aider à faire 5 pancartes à la main ; le lendemain, de les accompagner dans le pasacalle (faire le tour de la petite ville) pour annoncer les deux jours de grèves et blocage ; régulièrement, de rédiger les documents officiels qui devront être diffusés, imprimés ou par WhatsApp, aux différent·es dirigeant·es de la province ; de participer aux réunions pour "donner mon avis et les conseiller" (même si honnêtement je connais bien moins la réalité locale qu’eux, et j’ai bien du mal à porter une responsabilité pour laquelle personne ne m’a élue), etc. Parfois, j’avais de sérieux doutes sur la plusvalue réelle dans ces tâches, mais il semblerait que mon soutien soit plus symbolique qu’autre chose : le fait d’être accompagnée de la "gringa" (la blanche, l’étrangère) leur donne une sensation de légitimité et de soutien moral assez important. Comme si être associé·es à la "gringa", en soi-même, était déjà un gage de visibilité et de légitimité.
Et puis est arrivé le 28 juillet, jour principal des fêtes nationales. Lorsque je me suis reveillée à 7h, j’avais plusieurs appels manqués d’Alicia, la seule membre féminine du comité de lutte, qui me demandait instamment de venir sur le piquet de grève qui bloque la voie qui mène aux districts de Llusco et Quinota, mais surtout qui mène à Challhuahuacho, épicentre des opérations du méga projet d’exploitation de cuivre aux mains du consortium minier chinois MMG Las Bambas. De fait, quand je suis (précipitamment) arrivée sur le piquet de grève, plusieurs minivans étaient à l’arrêt, avec une vingtaine d’hommes debout à côté, regardant avec méfiance les pierres et les pneus empilés sur le milieu de la route.
Une femme d’une soixantaine d’année, assise sur un pneu à côté de moi, me dit : "C’est des gens de la mine. Regardent, ils ne sont pas d’ici. Ils travaillent à Las Bambas et sont en route vers Lima pour rejoindre leur famille. Mais ça fait une semaine qu’on a prévenu qu’on allait faire grève ! Il fallait qu’ils prévoient leur voyage hier. On ne bougera pas." Et de fait, un homme s’approche de moi (je ne sais pas bien pourquoi moi ; mais il semble que mon statut d’étrangère blanche implique une position sociale d’autorité) et commence à m’expliquer gentillement et avec douceur qu’il est solidaire des grèves et qu’il est en voyage, "s’il vous plaît mademoiselle comprenez-moi, vous aussi vous avez une famille". Ce à quoi je réponds que je n’ai pas le droit de passer par dessus un accord collectif : la grève générale a été déclarée par les organisations sociales de la province démocratiquement élues qui se sont réunies à plusieurs reprises, et que je n’ai pas le droit de ne pas faire respecter ces accords. Je vous avoue, je jubile un peu à l’intérieur, parce qu’évidemment ces grèves sont clairement un bras de fer entre les grands gagnants et les grands perdants des réformes néolibérales d’Alberto Fujimori dans les années 1990, qui ont ouvert la voie au pillage des ressources naturelles qu’on connaît. Les travailleurs des entreprises minières, qui ne sont dans les provinces hautes de Cusco que temporairement et pour accumuler du capital, prétendent passer outre les décisions collectives prises par les habitant·es permanent·es de ce territoire ? Qu’ils attendent.
Mais la situation se tend : la vingtaine d’hommes s’approchent collectivement du groupe, principalement composé de femmes et de jeunes. Clairement, ils cherchent à intimider. Une conversation échaudée commence, les cris fusent. Ce n’est qu’avec l’intervention du Président de l’organisation des quartiers populaires de Santo Tomas, avec l’assurance et l’autorité d’un dirigeant, le mégaphone à la main, que les hommes acceptent de se retirer.
Vers midi, on nous appelle sur la Place d’Armes pour participer à la mobilisation : près de 500 personnes ont pris les rues de la capitale provinciale, chantant "Cette démocratie n’est plus une démocratie, Dina meurtrière le peuple te rejette ; Combien de mort veux-tu pour que tu démissionnes, Dina meurtrière le peuple te rejette ; Salaires de millionnaires pour les corrompus, des balles et des fusils pour notre peuple ; le sang versé tu ne dois pas oublier, Dina meurtrière le peuple te rejette". Cet hymne est devenu le symbole même des mobilisations depuis décembre dernier. Cependant, alors que nous étions en pleine mobilisation puis sur la Place pour se mettre d’accord sur les stratégies à mettre en œuvre pour l’assaut du Corredor minier le lendemain, les mineurs bloqués sur notre piquet de grève sont passés à l’action. Ils ont enlevé les pierres et les pneus de la route, insulté les deux ou trois femmes et les jeunes de moins de vingt ans qui étaient restés, les ont physiquement poussés à terre, et sont passé de force. Alors que j’étais sur la place à écouter les débats, un jeune m’appelle désespéré pour que je vienne en renfort. Lorsque j’arrive, il est déjà trop tard, les minivans sont passés, et les jeunes d’assez mauvais poil qu’on les ait laissé seul·es face à la violence des employés de la mine.
Cette situation s’est reproduite dans le district de Velille, à une heure d’ici, où des passagers et chauffeurs d’entreprises de transport ont agressé les cinq ou six personnes qui restaient sur le piquet de grève alors que tou·tes les autres étaient rentré·es chez elleux. Les piquets de grève font régulièrement face à ce genre de difficultés, d’autant plus lorsque la population est d’une part assez fatiguée de la mobilisation constante depuis le début d’année. Dans une économie assez précaire, laisser de côté toutes les tâches domestiques (s’occuper des animaux, etc) est difficile ; et dans un contexte de faiblesse des organisations, encore plus. J’ai donc passé toute l’après midi sur le piquet de grève, parfois assez seule, parfois à discuter avec les voisines du quartier venues me tenir compagnie (et me tenir chaud, car je n’avais pas apporté mon manteau, et la tombée du jour signifie une chute drastique de la température à presque 3500m d’altitude).
Le lendemain, samedi 29 juillet, je suis la première sur la Place d’Arme à attendre les autres pour monter au Corredor minier. La logique est la suivante : lorsqu’on bloque les routes de Chumbivilcas, presque personne ne nous écoute. Le gouvernement n’en a vraiment rien à faire de si on mange ou pas dans ces régions rurales. Par contre, bloquer le transport du minerai des grandes transnationales, elles-mêmes feront pression sur le gouvernement pour résoudre la situation. Le Corredor minier articule trois méga projets miniers : Las Bambas dans la province de Cotabambas à l’ouest de Chumbivilcas ; Constancia, au coeur de Chumbivilcas ; et Tintaya-Antapaccay, dans la province d’Espinar à l’est de Chumbivilcas. C’est un axe central des activités minières dans le sud des Andes péruviennes ; c’est donc là qu’il faut frapper.
Avec une jeune de 24 ans rencontrée en juin dernier, et qui avait participé aux Brigades de Premier Secours à Cusco, on s’équipe de lunettes et de masque, de bouteilles d’eau avec du bicarbonate contre les brûlures des lacrymo, d’eau avec du vinaigre pour mieux respirer, d’alcool pour celleux qui feraient des malaises, etc. Au final, on n’a eu besoin de rien du tout - et c’est bien mieux comme ça : on n’a pas vu l’ombre d’un policier ou d’un militaire. Arrivé·es à Velille, on a rejoint le groupe local pour monter en manifestation jusqu’au lieu du blocage. Scène extrêmement impressionnante ; des dizaines, voire centaines d’énormes camions remplis de roches regorgeant de minerai sont arrêtés sur le bord de la route.
Et en arrivant sur le point de blocage, on comprend pourquoi : les habitant·es de Velille ont déplacé une quantité impressionnante de terre et des roches, faisant un monticule de bien deux mètres de haut, qui occupe toute la largeur de la route. Impossible de dégager ça à la main, et impossible de passer sur les côtés. Les camions des entreprises minières n’auront qu’à prendre leur mal en patience.
La journée de mobilisation s’est terminée dans le calme. Les différents dirigeants ont pris la parole pour exprimer leur rejet total du gouvernement Boluarte, "vendepatria" (qui vend la patrie), responsable de l’assassinat de plus de 70 personnes, corrompu et de mèche avec l’ultradroite à la solde de l’impérialisme yankee. Les discours se succédant, vers 16h30 il a fallu prendre le chemin du retour, mais pas sans avoir auparavant avalé le bol de soupe fumante distribuée par les femmes de Velille organisées en Ollas Comunes (marmite communes).