Par hasard, jeudi 19 octobre, j’étais de passage dans la capitale du district de Chamaca, en route vers la communauté d’Uchucarcco dont je vous parlais en août dernier. Or, il s’est trouvé que ce jour-là, se déroulait la dernière session de la "Table de Dialogue" (Mesa de Dialogo) entre l’entreprise minière canadienne Hudbay, qui exploite le méga projet de cuivre à ciel ouvert Constancia, et le district de Chamaca, où ce projet est implanté.
Petit retour historique : après une exploitation de ces gisements dans les années 1980 par une entreprise japonaise, Katanga, et une exploration par l’entreprise Newmont, la canadienne Hudbay commence à prendre ses marques à partir de 2007 dans la région. En 2012, le projet Constancia est validé par les autorités péruviennes, et s’en suit une série de négociations avec les trois districts affectés : Chamaca, Livitaca et Velille. (Un rapport, réalisé par les camarades de Derechos Humanos Sin Fronteras [l’asso avec laquelle j’ai travaillé pendant des années], a d’ailleurs été publié sur ce cas, sous le titre "Les Impacts rendus Invisibles de l’activité minière. le cas de la Hudbay"). Cela fait maintenant une dizaine d’année que ce projet est en exploitation, sur la base d’accords "assez succints", me dit-on. Un document de trois pages qui ne précise nulle part les "apports" de la Hudbay au développement du district de Chamaca.
Depuis octobre de l’année dernière, donc, voilà un an, les principaux acteurs sociaux du district sont mobilisés pour exiger de l’entreprise minière une contribution effective de l’entreprise minière. Ce jeudi 19 octobre, c’est l’ultime "Table de Dialogue", et l’enjeu est de taille : arriver à un accord sur le montant économique exigé à la Hudbay. (Les exigences sociales et environnementales seront "traitées ultérieurement". Je vous avoue que très personnellement, je ne crois pas une seconde au fait que ces aspects seront négociés plus tard ; si l’argent et l’environnement ne sont pas abordés ensemble, en général, l’environnement passe aux oubliettes.) Je me retrouve donc dans la salle de réunion de la municipalité de Chamaca, au 3e et dernier étage, pleine à craquer.
Aujourd’hui, les gens sont venus à l’heure ; c’est révélateur de l’importance de la réunion. On commence avec à peine une demi-heure de retard - c’est également révélateur. Dans la salle, mélangés avec le public en général, sont présents les Présidents des 10 communautés paysannes qui conforment le district ; les représentants du Front Unitaire de Défense des Intérêts de Chamaca ; le Maire du district des fonctionnaires de la municipalité distritale qui servent d’ "experts" à la Table de Dialogue. Face à eux, sont assis·es les deux représentant·es de la Hudbay : la señorita Fany et Hernando ; la modératrice du débat, une jeune femme représentant le Ministère de l’Énergie et des Mines (MINEM) ; un représentant de la Présidence du Conseil des Ministres, avec un gilet rouge ; et deux représentant·es de la Defensoria del Pueblo, une entité étatique mais pas gouvernementale qui a pour mission de veiller au respect des droits fondamentaux des citoyen·nes, notamment face aux fonctionnaires d’État. Ces représentant·es de l’État sont venu·es dans le but de veiller à et d’assurer le bon déroulement des négociations. Ce qui est assez ironique, vu le rôle de soutien indéfectible à l’entreprise qu’iels ont joué dans les faits.
La réunion a commencé avec la lecture du compte-rendu de la réunion du 10 octobre : la représentation du district de Chamaca demandait un apport économique direct de 10 millions de soles (environ 2,5 millions d’euros) par an ; Hudbay proposait 23 millions pour 4 ans, plus 10 millions de "Travaux par Impôts", un mécanisme par lequel les impôts que l’entreprise doit payer à l’État péruvien sont directement utilisés pour financer des travaux considérés comme urgent dans la zone d’impact direct de ses opérations. (Cette modalité est souvent présentée par l’entreprise comme une gestion de générosité et de bienveillance envers ses "voisins directs", et souvent les communautés rappellent qu’il ne s’agit de rien d’autre que de ses obligations fiscales destinée à un usage locale.)
La réunion a donc commencé par la prise de parole du gérant de l’entreprise (en communication par visioconférence, qui a bugué à cause de la mauvaise connexion) qui a expliqué en long, en large et en travers que la Hudbay est en crise financière :
- Hudbay ne participe qu’à 2,5% de la production nationale de cuivre, et n’est que la 9e plus importante du pays ;
- le minerai est diffus et peu dense (en gros, il y a peu de cuivre par quantité de roche), et en plus les réserves de minerai sont en train de s’épuiser ;
- Hudbay possède de nombreuses concessions, pour lesquelles elle paye ses droits de concession annuels, mais n’en exploite qu’une, ce qui n’est pas rentable ;
- Hudbay paye 40% d’impôts à l’Etat péruvien, ce qui est "énorme"...
En entendant ça, les gens autour de moi ironisent "Il faut faire quelque chose pour l’aider, cette pauvre entreprise, elle n’arrive pas à faire de profits..."
Le Maire prend la parole et cite les chiffres publiés sur le site internet de Hudbay : sur le site de Pampacancha, l’entreprise affirme que la production est en augmentation de 10-20% justement parce que le minerai est dense et non pas diffus. Les chiffres de bénéfices publiés sont de 1484 millions de dollars en 2020 et 1291 millions en 2022. Vous dites que vous ne faites pas de profit, mais vous avez vu la pauvreté dans laquelle on vit, nous ? Cela fait dix ans que vous exploiter, vous nous avez promis monts et merveilles, et on ne voit toujours pas la couleur du développement dont vous nous avez parlé. Et puis, les impacts environnementaux négatifs, ce n’est pas l’entreprise qui va les prendre en charge, Hudbay ne va pas les emporter quand vous aurez fini d’exploiter ! Et puis, il y a beaucoup de promesses non remplies. Vous proposez 10 millions en modalité de Travaux par Impôts : mais juste la construction d’un Centre de Santé décent, c’est 30 à 40 millions. Vraiment, on a l’impression que vous vous foutez de nous ("nos sentimos burlados"). On sait lire et écrire, maintenant, hein, vous pouvez pas nous rouler dans la farine comme si de rien n’était !
Réponse du gérant de l’entreprise : Si si, Hudbay a tout à fait l’intention de participer au développement de Chamaca, mais "il faut être raisonnable" et "donner les chiffres véridiques". Ces profits ne sont pas les bénéfices nets, il faut soustraire tous les coûts d’opération, le remboursement des prêts, etc. Il faut se renseigner sur comment fonctionne un business ! Et puis il ne faut pas viser uniquement notre budget à nous, il faut demander à l’État de faire un effort, et cherche du côté de la coopération internationale pour financer les projets de développement !
Bref, après des aller-retours à mobiliser des arguments assez fallacieux des deux côtés (la question environnementale est vraiment instrumentalisée comme un argument de négociation ; et l’entreprise insiste sur sa "déplorable" situation financière qui ne lui permet pas de contribuer outre mesure...), les deux parties présentent leur deuxième proposition : Chamaca accepte de baisser à 8 millions par an, et Hudbay propose 23,5 millions pour quatre ans. Et ainsi de suite : Chamaca demande 7 millions par an, Hudbay propose 23,6 millions. Pardonnez mon langage, mais c’est vraiment du foutage de gueule. Et au milieu de tout ça, les représentants de l’Etat central affirme que oui, Hudbay fait des efforts pour que cette négociation aboutisse ! Oui, Hudbay nous a présenté ses raisons financières, et elles sont valides ! La représentation de Chamaca doit faire des efforts, céder, aller vers l’entreprise pour aboutir à un accord ! J’ai été scandalisée de voir la parti-pris des fonctionnaires d’État contre la population, leur faisant porter la responsabilité du non-aboutissement des négociations, quand clairement, c’est l’entreprise qui ne cède rien.
Forcément, au bout de quatre ou cinq heures de fausses négociations, les gens commencent à s’énerver. Ils appellent à la tenue d’une Assemblée Populaire, au cours de laquelle on demandera à tout le monde si on accepte les miettes de l’entreprise, ou si on va au combat pour les obliger à céder. Et là, le MINEM et la Defensoria del Pueblo : ah mais non, il ne faut pas lancer des menaces, il ne faut pas lancer des ultimatums, messieurs dames soyez raisonnables, il faut faire les choses bien ! Si vous prenez des mesures de lutte, après vous faites quoi, vous revenez à la table des négociations ! Et le Maire : mais quelle marge de manœuvre est ce qu’on nous laisse ? Nous sommes flexibles et ouvert à la négociation, c’est l’entreprise qui sert la visse ! Vous nous poussez à ce qu’on aille "prendre" la mine, c’est ça que vous voulez ?... Mais autour de moi, les camarades savent que ce sont des paroles en l’air : l’ultramilitarisation de la région, et la répression policière et judiciaire brutale qui s’abat régulièrement sur celleux qui s’opposent à l’entreprise minière, affaiblit considérablement les forces populaires mobilisables pour aller au combat. En plus, les organisations sociales sont divisées, accusées de corruption, et leurs bases sont éparpillées. Les récentes mobilisations contre Dina Boluarte ont fatigué la population. Les conditions ne sont pas au top pour mettre en place un processus de lutte. En même temps, face au rouleau compresseur de l’entreprise qui ne lâche rien, et à l’État central qui la soutien inconditionnellement... on fait quoi ?...
Il est déjà 17h. Les gens commencent à être pressés de rentrer chez eux, parce que de toute façon l’entreprise ne cède rien. Les représentant·es de la Hudbay annoncent qu’ils enverront bientôt une lettre "formelle" avec leur dernière offre : 23 millions pour quatre ans, et 18 millions en Travaux par Impôts. Le Front Uni de Défense des Intérêts de Chamaca annonce qu’il va appeller à une Assemblée Populaire, pour que, démocratiquement, se prenne la décision d’accepter les miettes données par l’entreprise, ou bien de faire une grève générale.
Dans la voiture qui m’emmène vers Uchucarcco, Leopoldo, un ami de longue date, me dit que c’est terrible de voir les camarades se rabaisser comme ça et mendier des miettes. Au début, ils avaient demandé 5% des bénéfices, puis 3% ; finalement ils ont accepté de demander un montant fixe, et aujourd’hui, avec quelle facilité ils sont passé de 10 à 7 millions... Mais c’est la faute du Maire, aussi, me dit-il : c’était sa promesse de campagne de négocier cet accord économique, alors pour lui, un mauvais accord est mieux qu’aucun accord du tout. Et la question environnementale ? Nah : c’est vraiment juste de la rhétorique. C’est à dire : c’est une vraie préoccupation, mais si c’est extrêmement difficile de négocier des montants sonnants et trébuchants, négocier des garanties environnementales, c’est peine perdue. On s’en tient à la Loi (extrêmement flexible par ailleurs), et rien de plus ne pourra être mis en œuvre.
Je ne sais pas comment on peut ne pas être terriblement en colère, quand on voit le niveau de l’asymétrie de pouvoir des forces en présence. Ça donne envie d’aller brûler le campement minier ; mais évidement, vu le niveau de répression derrière, on s’abstient. Ou pas d’ailleurs, parce que des fois, l’impuissance et la colère accumulée débordent ; et après, à la télé nationale, on les traite de sauvages et d’arriérés. Qué colera todo, que fukin colera todo.