J’ai passé toute la semaine à Chamaca, l’un des districts les plus difficiles d’accès de la province de Chumbivilcas. Un seul bus fait la liaison, certains jours de la semaine, entre Santo Tomas et cette zone située à 2h de route environ : pas très loin en soi, mais juste pas pratique pour y aller si on n’a pas de voiture ou de moto à soi.
Paranthèse-défouloir : vraiment, le transport dans les zones rurales est un casse tête. Il faut se présenter à l’arrêt de bus (enfin, de minivan), et attendre que le bus se remplisse de passager·es pour pouvoir partir. Ça peut parfois prendre deux heures. Sans exagérer. Sauf qu’en fait, lorsqu’on sait qu’il y aura au moins un bus à un moment dans la journée, on a de la chance : vers Chamaca il n’y a pas de bus tous les jours. Et puis, pendant cette semaine à Chamaca, j’ai fait un aller-retour dans la communauté d’Uchucarcco (je vous en parle tout de suite après) dans la journée, sans savoir si je trouverai un transport ni à l’aller, ni au retour, ni à quelle heure s’il y en a. A 6h du matin, j’étais donc sur la Place d’Arme de Chamaca ; un minivan était stationné. En m’approchant, je découvre que c’est Rosalia, une dame que j’ai rencontrée à Santo Tomas, et sa famille qui conduisent ; ils ont donc accepté de m’amener jusqu’à la communauté. Voyage d’une traite, j’ai eu de la chance, même s’il m’a fallu attendre une heure et demi pour partir. Pour le retour, dès 14h j’ai attendu un transport sur le bord de la route ; pendant deux heures, rien, rien de rien, pas une voiture, pas un camion, ni une moto. Finalement, avec les deux autres personnes qui cherchaient à revenir à Chamaca, on a convaincu le chauffeur du bus scolaire qui allait dans cette direction de nous prendre, et de faire les derniers kilomètres -moyennant un petit extra- pour nous amener jusqu’au village à mi-chemin, Añahuichi, où on aurait plus de chance de trouver un transport jusqu’à Chamaca. Et de là, on a grimpé à l’arrière d’un camion, assis·es sur les sacs à patate et entre les meubles, jusqu’au petit bourg. J’ai eu de la chance de pouvoir faire l’aller retour dans la journée, mais vraiment, quel casse tête.
Mais bref, j’en reviens à mes moutons : la violence contre les femmes en hausse due à la présence d’entreprises minières. La raison pour laquelle j’ai été à Chamaca, et en particulier à la communauté paysanne d’Uchucarcco, c’est que c’est la zone d’affectation directe de l’entreprise minière canadienne Hudbay, qui exploite le projet de Constancia depuis 2010 environ. Lorsque je suis arrivée dans la capitale de ce district, la première chose que j’ai fait est d’aller voir la DEMUNA, le centre de défense des droits des enfants et adolescent·es. L’avocat qui m’a reçue a été catégorique : statistiquement, la plupart des cas de violence domestique qui leur arrivent viennent... d’Uchucarcco. Quel hasard. Et que selon ces femmes, la raison de la violence serait l’infidélité de leur mari. Intéressant : les mêmes éléments que j’avais trouvé à Espinar (province adjacente à Chumbivilcas, qui héberge le méga projet minier Tintaya Antapaccay) au cours de ma recherche pour le mémoire de master. Il fallait donc creuser.
Il se trouve qu’effectivement, le nombre d’infidélité et de séparations a explosé avec l’arrivée de l’entreprise minière. En particulier, lors de la phase de construction (des routes, infrastructures, du campement minier etc) un très grand nombre d’ouvriers sont venus d’un peu partout, attirés par la possibilité de trouver un emploi. Parce que les hommes qui viennent de la capitale, Lima, ou du Nord du pays sont plus "chaleureux" que ceux des Andes, parce qu’ils "traitent gentiment" les femmes d’ici qui ne sont jamais sorties de leur communauté et sont facilement impressionnables ; ces travailleurs ont commencé à flirter et séduire les femmes de la communauté, et certaines ont "cédé", espérant trouver en ce travailleur avec un salaire stable et de bonnes manières un meilleur mari et un parti économique plus stable. (Soi dit en passant, ces hommes mentent généralement en disant qu’ils sont célibataires pour établir une relation amoureuse sur place, mais les abandonnent enceintes ou avec un nouveau né lorsque leur contrat de travail se termine, et qu’ils retournent auprès de leur femme et enfants officiels, ailleurs). Quoiqu’il en soit, ces cas d’infidélité féminine avérés sont devenus un fantasme dans toute la communauté : "la confiance a été rompue", et la jalousie des hommes a totalement dégénéré. En effet, la présence d’hommes mieux payés et jouissant d’une certaine aura du fait de venir de loin, représente une menace permanente que les femmes puissent "partir" avec un ingénieur ou un ouvrier de la mine. Et cette jalousie est le motif absolu de la recrudescence de violence contre les femmes, les traitant de tous les noms d’oiseaux.
Il faut souligner que ces infidélités sont largement rendues possibles par un flot d’alcool incessant au cours des innombrables fêtes, mariages, anniversaires, etc. : toute la communauté d’Uchucarcco reçoit régulièrement des bénéfices financiers directs de l’entreprise. En tant que communauté directement affectée, elle a négocié un accord-cadre avec l’entreprise : chaque année, la communauté se répartit plusieurs centaines de milliers de dollars. Qu’elle investit dans les fêtes et les activités culturelles de prestiges, comme la corrida de taureaux, les courses de chevaux, les concerts de musique folklorique, etc. Au cours de ces fêtes arrosées, tout peut se passer... y compris et surtout les infidélités.
Or, les infidélités ne sont pas que féminines. Les plus infidèles (on s’en doutait) sont les hommes, qui ont plus facilement accès à un travail avec l’entreprise minière ou les entreprises sous-traitantes, alors que les femmes restent à la maison avec les enfants à s’occuper du bétail. Dans ce travail, il n’est pas rare qu’ils rencontrent des collègues féminines, qui deviennent leurs amantes au cours d’une de ces innombrables fêtes alcoolisées. C’est cette infidélité là qui est souvent rapportée par les femmes comme la cause de la recrudescence de la violence : parce qu’ils ont une amante, les maris ne sont jamais contents de la façon dont elles tiennent la maison, de ce qu’elles cuisinent, de comment elles s’habillent. Certains maris vont jusqu’à leur dire explicitement que leur amante est plus belle, qu’elle s’habille mieux, qu’elle a un "meilleur corps". La femme, au contraire, ne sert à rien, elle ne travaille pas, elle est bête, inutile, etc. Certaines femmes pensent que cette violence du mari servirait à essayer de se débarrasser d’elle, peut être même de la tuer, pour être libre de vivre ouvertement leur nouvelle relation.
De fait, la violence mortelle également augmente. Plusieurs cas de féminicides m’ont été reportés ; mais de plus, de nombreux suicides. La société paysanne et rurale des Andes péruviennes est extrêmement conservatrice à bien des égards ; les mères célibataires, que les maris ont abandonnées, font souvent l’objet de harcèlement de la part des autres femmes, qui ont peur qu’elles essaient de leur "voler" leur mari. (La survie économique d’une femme seule, en particulier en contexte minier où le coût de la vie augmente brutalement, est si difficile qu’elles sont souvent poussées à chercher un nouveau mari rapidement qui puissent payer les factures). Certaines ont donc préféré s’empoisonner, en avalant les produits toxiques utilisés contre les insectes qui attaquent les pommes de terre. Certains hommes aussi, lorsque leurs enfants leur ont reproché d’avoir abandonné leur mère pour une autre ; "ils préfèrent s’auto-éliminer que de souffrir autant de honte", m’a-t-on raconté.
La situation est si critique qu’en 2014, la communauté a insisté pour que l’entreprise prennent des mesures. Officiellement, depuis, les travailleurs ont interdiction d’établir des relations sexo-amoureuses avec des femmes de la communauté, sous peine d’être renvoyés. Mais ils y parviennent malgré tout, les travailleurs "se couvrant" les uns les autres, dans une espèce d’impunité masculine assez bien rodée. De plus, la présence de travailleurs dans les mines informelles rend également plus difficile ce contrôle ; environ 200 à 300 hommes travaillent dans les tunnels qui pullulent autour de la concession de l’entreprise minière (pour environ 1200 familles de la communauté). Et eux, aucun moyen de les contrôler. Ces hommes-là boivent également énormément : les us et coutumes de la mine informelle veulent qu’on boive avant de rentrer dans le tunnel, en partageant de l’alcool avec la montagne pour que la montagne partage le minerai avec les hommes. Buvant chaque jour un peu plus, s’habituant à l’alcool, ils rentrent ivres le soir, et la violence contre les femmes provient également beaucoup de ce niveau très élevé d’alcoolémie.
Je vous l’ai expliqué, le transport entre les communautés paysannes en zone rurale et les capitales de district ou de provinces, où les institutions étatiques ont leur siège, est très compliqué. Aller porter plainte contre son mari violent, c’est tout un monde ; la plupart des cas ne sont donc jamais même dénoncés, encore moins traités. Et tout le monde est unanime : c’est depuis l’arrivée de l’entreprise minière qu’on voit ça. Une véritable "pollution sociale", qui va de paire avec la pollution environnementale qui est, elle aussi, indéniable.