La sexualité (adolescente) en contexte minier

L’un des sujets qui m’intéresse d’explorer, c’est la transformation des représentations et des pratiques sexuelles, en particulier chez les adolescent·es et les personnes qui fréquentent les prostitutées.

Depuis 2020 ou 2021, avec le boom de l’activité minière, plusieurs locaux ont ouvert, où on trouve principalement des Vénézueliennes. (vous vous souviendrez que la crise migratoire de 2018 avait poussé sur la route des dizaines de milliers de Vénézuélien·nes). Selon un officier de police, les "Venecas" comme on les appelle seraient plus faciles à capter pour les réseaux de traite de personnes : déjà déracinées de leurs communautés (qui pourraient les juger pour exercer cette activité), extrêmement précarisées par leur statut migratoire souvent illégalisé et par leur peu de ressources économiques, elles sont souvent entrées dans les réseaux de prostitution au cours de leur voyage migratoire. Arrivées à Cusco, elles cherchent activement les régions minières où elles savent qu’il y aura du travail, de l’argent et surtout que ce sont des zones reculées où les policiers viendront moins facilement les inquiéter que dans les villes.

A Colquemarca, la plaque tournante de l’activité minière en plein "boom" depuis la pandémie, il y a maintenant six ou sept locaux où les filles "fichent". Il s’agit d’un système où on paie pour la compagnie féminine : si les deux bières coûtent 15 ou 20 soles, si elles viennent "accompagnées" d’une fille, cela coûte 40 soles. Une bouteille d’alcool à 80 soles, coûte 200 soles si une fille s’assoit avec vous pour discuter, flirter. Une amie, propriétaire d’un des restaurants les plus "chics" à Colquemarca, les voit souvent avec les mineurs, qui leur payent tout, et me raconte que leur stratégie est donc de les faire boire le plus possible (car elles sont payées à la consommation de boisson) mais elles doivent donc se faire vomir un peu régulièrement pour ne pas perdre le contrôle de ce qui se passe. Elles travaillent dans les discothèques mais également, les propriétaires des mines les emmènent sur les sites d’exploitation pour leurs travailleurs. L’amie restauratrice me raconte que la prostitution, c’est peut être de l’argent rapide, mais ce n’est certainement pas de l’argent facile : il faut supporter les hommes qui ne se lavent pas, qui pensent qu’en achetant leur compagnie ils ont le droit d’exiger de les toucher et de les embrasser, qui les humilient et leur manquent de respect... En sortant le week end dans ces bars, j’ai pu constater effectivement que les clients ivres sont vraiment problématiques, voire dangereux. Et bien sûr, dans les lieux où les filles "fichent", il y a des chambres dans l’arrière boutique pour passer aux choses sérieuses si les clients le demandent.

Tout cela, dans un petit bourg où tout le monde se connaît ; il est inévitable que cela ait des conséquences sur la société en générale, et sur les adolescent·es qui découvrent la sexualité en particulier. Vendredi 24, j’ai eu l’occasion de passer ma journée en ateliers de soutien extrascolaire avec les adolescent·es d’un des deux lycées de Colquemarca. La directrice m’avait demandé d’insister sur la question de la consommation d’alcool et des pratiques à risque à ce sujet ; sur les amours adolescentes et le début de la sexualité, et sur le consentement et les attouchements. Et j’ai été très surprise par la place très importante qu’occupent les "venecas" ou les "cariñosas" (les filles affectueuses) dans les blagues et interactions entre les garçons. Tous savent où les trouver : l’un parce que la discothèque est à côté de chez lui, l’autre parce sa tante est propriétaire d’un petit magasin qui, dans la partie arrière, est aussi un bordel. Ils blaguent ensemble qu’ils doivent "aller voir les cariñosas", mais aussi que les femmes plus âgées leur demande du "collagène". (C’est le running gag au Pérou depuis un an ou deux : ce qu’en France on entend par "cougar", des femmes plus âgées qui sortent ou couchent avec des hommes plus jeunes, au Pérou on parle de femmes qui cherchent du collagène pour se rajeunir.) Quand je lui demande si à Colquemarca des femmes plus âgées sortent avec des hommes jeunes, il me répond : "les petits mineurs, surtout. Ils s’attachent [émotionnellement] aux "filles" qui en profitent pour leur soutirer de l’argent". Il faut savoir que depuis la pandémie, la majeure partie des adolescents de 15 ou 16 ans travaillent à la mine : ils y fréquentent des hommes plus âgées, souvent habitués au travail de la mine et à la fréquentation des bordels. L’hôpital m’a d’ailleurs rapporté le cas d’un jeune de 16 ans atteint de syphilis, qui était parti travailler à la mine, a découvert avec ses collègues le monde des prostituées et a attrapé la maladie.

Évidemment, ce n’est pas la majorité des adolescents qui fréquentent les prostituées. Ils ne seront pas encore nombreux (les clients sont plus souvent des hommes de 20 à 35 ans), mais ces quelques cas influencent énormément la culture sexuelle adolescente dans le lycée. La présence des "venecas" est palpable dans toutes leurs conversations : les filles me racontent qu’en classe, ils sortent les préservatifs et demandent à leur professeur s’il va les voir. Les garçons qui gagnent bien par mois, en travaillant les après midi et les week ends à la mine, se lancent des défis contre de l’argent, de sortir avec telle ou telle fille. Mais aussi, cela reproduit des critères de beauté et de désirabilité féminine extrêmement racistes : les vénézueliennes sont plutôt claires de peau, et rentrent plus facilement dans les critères latinoaméricains de corps "voluptueux", que les femmes andines dont les hanches sont souvent plus étroites et dont la cage thoracique est large, adaptation au manque d’oxygène en altitude. Les filles racontent que leurs camarades de classe leur lancent régulièrement qu’elles sont plates, "devant et derrière", et que de toute façon "personne à Colquemarca n’a un bon corps".

Cette socialisation (même indirecte) de la sexualité adolescente au monde de la prostitution, outre la violence qu’elle implique souvent, est également à mettre en relation avec la question de l’argent qui devient de plus en plus centrale dans les rapports amoureux. Les filles s’intéressent plus aux garçons ont sont propriétaires d’une moto ; elles attendent d’eux qu’ils les invitent en voyage, qu’ils leur offrent des bijoux. Lorsque je leur demande "Qu’est ce que ton amoureuse est en droit de te demander ?" tous les garçons s’exclament en cœur : de l’argent, de l’argent, de l’argent ! Si face à la prof, les filles affirment qu’elles cherchent de l’amour et de l’affection, en discutant en parallèle du travail, elles me disent que la plupart d’entre elles cherchent quelqu’un qui ait de l’argent. On parle de jeunes de 13 à 15 ans !

Dans certains cas, c’est une stratégie consciente : la violence domestique augmente énormément dans les contextes miniers. Face à cela, les jeunes filles cherchent à partir de chez elles, pour échapper aux coups du père ivre et aux cris de la mère impuissante ; et pour cela, être en couple, former sa propre famille, est la voie la plus rapide. De plus en plus, si les garçons travaillent à la mine, les filles travaillent dans les restaurants et dans les bars : et elles servent -évidemment- les mineurs. Cela devient donc une stratégie de survie que de chercher un mineur qui pourra couvrir ses besoins économiques assez rapidement, devenir sa femme en tombant enceinte, afin de partir de chez elles. Évidemment, c’est une stratégie très risquée, car souvent les hommes mentent en disant qu’ils sont célibataires : ils travaillent un temps à Colquemarca, puis rentrent auprès de leur femme et de leurs enfants, dans une grande ville à quelques centaines de kilomètres, et ils abandonnent la jeune femme. La situation des mères célibataires est très compliquée, tant socialement à cause du stigmate, qu’économiquement. Souvent, on retrouve ces mères célibataires dans les sites d’exploitation minière, travaillant en tant que cuisinière, mais la plupart du temps dans l’intention de rencontrer un autre mineur, le séduire et former un couple. Cela alimente énormément la question des infidélités.

C’est un peu difficile pour moi d’enquêter sur le sujet. La plupart des filles qui travaillent dans les bordels sont intégrées dans des réseaux de traite qui ne rigolent pas avec les affaires. On m’a indiqué l’homme qui est à la tête du réseau ; il est recherché par la police (ce qui est une vaste blague, tout le monde le connaît et sait où le trouver, mais étant donné que les policiers sont également clients et partenaires financiers des principales mines et locaux de prostitution à Colquemarca, on voit mal comment il pourrait être inquiété). Les filles sont très réservées, du fait de leur situation précaire. Les tabous sur la sexualité rend difficiles les conversations avec les jeunes à ce sujet. Je finis par devoir me contenter de témoignage de seconde main, lorsqu’on me raconte la situation de tiers. Mais ça, je m’occuperai de le justifier lorsque je rédigerai. En attendant, le dernier mois sur le terrain sera dédié en particulier à continuer à explorer les changements dans les normes et pratiques sociales encadrant la sexualité.