Par où commencer... D’abord, peut être vous dire que d’une part, Chumbivilcas est connue pour être l’une des provinces les plus machistes de Cusco ; et d’autre part, qu’ici, l’élite locale issue de la petite minorité de propriétaires terriens blanche qui a été plus ou moins dépossédée par la Réforme Agraire est toujours en bonne santé, et jouit d’un fort prestige et du contrôle des réseaux de pouvoir politique et administratif d’État. Les choses étant posées comme ça, je vais forcément me confronter à des interactions machistes et racistes.
Ce qui m’impacte le plus directement est bien évidemment la question de la violence de genre. Il y a bien sûr la violence contre les femmes avec qui je travaille, et qu’elles me racontent : les coups des époux, les viols de la part des patrons contre les employées, les violences obstétriques dans les hôpitaux publics (fortement teintées de racisme, de fait), le monopole masculin de la parole pendant les Assemblées communautaires, la normalisation de leur absence de toute vie publique comme auto-évidente et comme un sujet non pertinent. Et puis il y a cette jeune femme, visiblement enceinte et grincheuse, qui attend droite comme un piquet à côté du groupe d’hommes avec qui je suis en train de discuter au cours de la fête patronale, qui reste là sans rien dire, le regard dans le vague, presque totalement effacée et absente - et de fait personne ne la remarque, si ce n’est moi. Je demande à l’un d’entre des hommes si c’est sa femme et si elle va bien. Il me répond que oui, qu’elle est malade et qu’elle l’attend pour rentrer ; je lui dit alors doucement que peut être qu’il serait temps pour lui d’y aller, puisqu’elle a l’air d’aller mal et de l’attendre, et il hausse les épaules et continue la conversation comme si de rien n’était. Sa présence et son mal-être à elle semblent inconsistant, sans aucune importance. C’est dur à voir et à constater, mais comment interpeller sur cette situation alors qu’on se connaît à peine, et que cette situation est presque totalement normalisée ?
Mais honnêtement, plus encore que d’être témoin de cette violence de genre, c’est d’en être soi-même l’objet qui est le plus dur. Je ne vous donnerai que quelques exemples. C’est d’abord Jorge, qui m’avait hébergée l’année dernière en zone urbaine, qui me dit de venir leur rendre visite plus souvent car, comme je suis une femme, je dois cuisiner pour lui et ses invités masculins. C’est ensuite Freddy, le frère de la femme qui m’a hébergée l’année dernière dans une communauté paysanne, qui me raccompagne en voiture en me demandant si j’aime boire (de l’alcool) et si je veux venir chez lui le lendemain "dans sa maison de célibataire" car il veut m’offrir ma boisson préférée. (J’ai bien évidemment décliné l’invitation, hors de question de me retrouver seule avec lui, qui plus est à boire). Puis c’est Juan, avec qui je vais travailler dans les prochaines semaines, qui, soûl, m’entraîne dans un salle sombre de la chicheria pour discuter du travail ensemble, et qui a la main qui se balade un peu trop sur mon genou et dans mon dos. Ce sont tous ces hommes qui m’écrivent du matin au soir, pour m’inviter à diverses activités, savoir si j’ai mangé, ce que je fais et où je suis (j’hésite toujours à donner mon numéro, mais si je refuse d’entrer en relation avec tous les hommes qui pourraient ensuite être insistants, comme est-ce que je vais faire mon terrain ? Certains peuvent être des interlocuteurs assez importants en fin de compte). C’est finalement des jeunes toreros un peu bourrés pendant la fête du village qui me voient arriver en servant de la chicha (la boisson de maïs dont je vous parlais précédemment), et qui me regardent de haut en bas en disant "estas como para lamerte", "je te lècherai bien tout entière". Dans tous ces exemples, la grande difficulté est que je peux difficilement couper les ponts avec ces hommes envahissants, voire carrément violents, car ces interactions étant la norme sur mon terrain, je me couperais de tout mon terrain en les remettant trop brutalement à leur place.
Je me retrouve donc dans une situation délicate, où je dois trouver des stratégies pour me mettre en sécurité sans totalement rompre la relation, car j’ai besoin de ces relations pour le travail de terrain. Situation donc où je me dois d’accepter une série d’interactions très violentes, où mon intégrité est en jeu, là où habituellement je n’accepterais pas une fraction de ce que je subis ici. Situation délicate également, car si c’est très violent pour moi en tant que femme, c’est très intéressant pour moi en tant que chercheuse : les modes d’interactions des masculinités qui rivalisent pour avoir mon attention, ou le droit d’entrer en relation de type sexuel avec moi, en disent long sur les rapports de pouvoir locaux. Je me retrouve donc à arbitrer dans des situations où je dois choisir entre m’exposer pour entrer en conversation avec des groupes d’hommes, ou bien fuir la situation car trop dangereuse. Pour donner un exemple : suite au commentaire des toreros, une demi heure plus tard, ils me font signe de les rejoindre pour partager une bière (ou plusieurs). Honnêtement, j’aurai voulu m’approcher, car s’ils sont issus des communautés paysannes, leur comportement sexuellement extrêmement agressif envers moi suggère qu’il serait intéressant de discuter avec eux pour comprendre d’où ils viennent et comment se construise leur masculinité. Mais étant donné l’interaction précédente, j’ai préféré retourner auprès du groupe de femmes (issues de l’élite blanche, de fait, ce qui m’a mise en porta-faux car j’ai la sensation d’avoir donné l’impression que je les ignorais car issus des communautés, préférant la compagnie de l’élite locale) avec qui j’étais arrivée.
Ces croisements entre domination masculine et suprématie blanche (avec toutes les nuances qu’il faut apporter à la notion de blanchité ici - qui est par exemple liée au patronyme qui vous apparente aux paysan·nes ou au contraire à l’élite locale) sont extrêmement délicates à naviguer. Car je ne peux pas ignorer qu’outre ces violences sexistes, le racisme fait rage. Entendre des membres des communautés revendiquer leur ascendance de l’élite et, dans une position bien paternaliste, dire que cette femme a été sa servante (oui, littéralement, "sirvienta") toute la vie ; ou encore entendre une femme dire d’une autre "quoi, elle qui aime tant son patronyme Romero [une des familles les plus pretigieuse de l’élite locale, qui a aussi eu son lot de "bâtards"], mais moi je suis bien plus Romero qu’elle ! Ce n’est qu’une indienne, elle, de quoi elle parle !". Les imaginaires coloniaux sont mobilisés en permanence pour justifier d’une meilleure position sociale que l’autre. Et au milieu de ces rapports sociaux de classe/race si violents, je suis moi-même un élément mobilisé pour réaffirmer ou au contraire contredire les logiques racistes. Pour ne donner qu’un exemple : la soirée étant assez avancée dans la fête patronale de la communauté, je salue avec effusion le groupe de musique traditionnel (percussion et instruments à vent exclusivement) qui égaye la fête depuis l’après midi. Sur ce, un homme grand, coiffé d’un chapeau et vêtu d’un poncho qui l’apparentent à l’élite locale, intervient et se positionne entre moi et le groupe de musique, pour me dire qu’il ne faut pas que je m’approche d’eux, que ce sont des "atrevidos" (osé, audacieux - terme pour indiquer des hommes qui n’hésite pas à harceler) car "ces gens" sont comme ça quand ils boivent et "il faut se méfier d’eux". J’ai bien essayé de lui dire que personnellement, je me sens plus harcelée par des hommes de l’élite, ivres ou non, mais on m’a rapidement tirée par le bras, car la conversation était inutile avec l’homme soûl. Mais l’humiliation qu’il a fait subir aux membres du groupe en mon nom, sous couvert de "protection" de la femme blanche contre ces "barbares de la communauté" est une sensation cuisante.
Ce croisement entre hiérarchie sexiste et hiérarchie raciste implique que je dois constamment me positionner entre quatre catégories de personnes, pour aller très vite : les hommes de l’élite, les femmes de l’élite, les hommes des communautés et les femmes des communautés. Et tout le monde m’observe en permanence pour savoir où je vais me situer, dans ces hiérarchies sociales extrêmement présentes et reproduites en permanence dans une violence symbolique très dure. Il m’est très difficile d’être en interaction avec les hommes de l’élite, extrêmement paternalistes et souvent à la limite du harcèlement. Cela me coûte de passer beaucoup de temps avec les femmes de l’élite et d’écouter leurs commentaires racistes, même si ce sont elles qui m’invitent et m’acceptent le plus facilement dans leur cercle social ; car à l’opposé, il m’est encore difficile de créer assez de confiance avec les femmes issues des communautés, car ma blanchité leur inspire méfiance et distance, d’autant que je comprends trop mal le quechua qu’elles parlent à toute vitesse. Quand aux hommes des communautés, soit ils sont ivres et donc dangereux pour moi, soit ils gardent une distance encore plus grande que les femmes.
L’espace dans lequel je me sens le plus à l’aise à Chumbivilcas, est celui des leaders des communautés, ou bien des jeunes trentenaires qui ont reçu une formation universitaire et politique extrêmement riche : dans les deux cas, qui parfois se recoupent, parler de politique fait de moi une interlocutrice qui a pleinement sa place dans cet espace. La dureté des rapports sociaux localement fait émerger une conscience de classe aiguë chez ces jeunes dirigeants sociaux, bien que la prédominance masculine n’est absolument jamais remise en cause. Dans ce cadre, je suis une camarade, et mes positions féministes sont entendables et recevables, on peut en parler et échanger sur le sujet, et j’ai moins l’impression d’avoir à tenir une position stratégique qui occulte en bonne partie quelles sont mes positions réelles, notamment sur les questions coloniales/racistes. Heureusement qu’ils sont là, même si des camarades femmes me manquent, car c’est vraiment difficile de faire du terrain un contexte de telle violence machiste et raciste.