« La chicha c’est pour le sang ». C’est-à-dire, c’est bon pour le sang, ça lave le sang. C’est comme ça que Cornelia, une voisine, m’explique l’engouement pour la chicha. Nous sommes en train de moudre du maïs germé et séché au soleil dans le batán – une grosse pierre très lourde sur une pierre plate : c’est la préparation du wiñapu. La fumée qui s’échappe de sous l’énorme marmite qui crépite dans le patio est dense. Natalia fait brûler des bouses de vaches sèches, des mazorcas de maïs, et des branches d’eucalyptus pour faire bouillir de la farine de maïs. Une fois bouillie, il faut le faire refroidir, pour ensuite rajouter le wiñapu et refaire bouillir le tout. Et puis, le faire fermenter pour le temps qu’on désire : 24h pour de la chicha fraîche qui accompagne un repas, plusieurs jours pour l’apporter à une fête, et intercaler un verre de bière avec un verre de chicha.
Je suis absolument ravie d’avoir appris à préparer la chicha (aqa en quechua). C’est une de mes boissons préférées, qui me manque le plus lorsque je suis en France. La chicha est une boisson emblématique : à Cusco, on en trouve à tous les coins de rue dans certains quartiers, et les chicherias (aqawasi, maison de la chicha) sont signalées par des longs bâtons au bout duquel pend un sac plastique rouge. A Cusco, les chicherias sont des espaces qui résistent à la gentrification de la ville par le tourisme et à son occidentalisation. Dans une ville qui repousse de plus en plus loin ses habitant·es car tous les lieux sont dirigés aux goûts (et aux prix) des touristes, en plein centre ville, à côté du marché central San Pedro, de très nombreuses chicherias ou picanterias (où l’on sert le picante, le plat de nourriture qui est offert lorsqu’on boit de la chicha) résistent. On y trouve toutes les personnes âgées de la ville ou de la campagne, qui parlent en quechua ou en espagnol et discutent de politique locale. Parmi celles-ci, ma préférée est la Blanquita : la chicheria dans laquelle toutes les manifestations féministes, écologistes, et indigénistes terminent. On y trouve la photo du Che Guevara, les banderoles de campagne de Veronika Mendoza (la candidate de gauche progressiste depuis 2016) et des poèmes de César Vallejo, figure emblématique du socialisme péruvien. La señora Tefa propose des jarres de chicha pour 5 soles ou 10 soles, ou bien de la frutillada (de la chicha de fraise des bois, ou de fraise avec du sucre), et des plats pour 20 soles (=5€). Dans les chicherias, les gens rient et parlent très fort, s’étendent en accolades et en débats sans fin.
Dans les zones rurales, presque toutes les femmes préparent leurs propres chicha. Dans sa réserve, Natalia a des bidons entiers de chicha, et en refait régulièrement, pour la consommation quotidienne ou pour différents événements de la communauté. La semaine dernière, par exemple, elle a apporté 5 litres à des membres de sa communauté qui réalisaient la llant’ana (de llant’a, le feu de bois). Il s’agit d’un événement où plusieurs membres de la communauté, membres d’une même famille, coupe un arbre d’eucalyptus et en fait du petit bois pour que les femmes cuisinent dans leur four à bois (fogon). Pour rendre ce travail bien physique plus gai, on y joue de la musique, on danse, et surtout, on boit beaucoup de chicha : c’est une boisson qui a l’avantage de nourrir, de donner de la force, et de n’émécher que légèrement, contrairement à la bière qui rapidement fait tourner la tête. Évidemment, à la fin de la journée, on termine à la bière – ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre.
Idem pour la Tink’ana. Ce rituel de « paiement à la Terre » se réalise toujours au mois d’août : il s’agit de remercie la terre pour avoir produit tout ce qu’on a mangé au cours de l’année, et de lui demander encore plus d’abondance pour l’année qui vient. J’ai par exemple participé à la Tink’ana des parents de Natalia : le père, Alejandro, a fait des petites figurines de vaches, de chevaux et de moutons avec de la graisse de lama et du maïs moulu, qu’on enterre dans le champ de vaches ou des moutons avec des feuilles de coca, du sel et de l’encens, et des œillets rouges et blancs. Au moment d’enterrer les figurines, on y verse de la chicha, mais aussi du vin rouge sucré (parce que la Pachamama aime ce qui est sucré) et de l’alcool de sucre de canne, le cañazo, à 70%. Mais surtout, après, il faut boire de la chicha, BEAUCOUP de chicha : et à chaque verre qu’on boit, on en asperge un peu le petit autel avec des feuilles de coca, en disant « hampu wacata », qu’il y ait des vaches. Le fait de boire beaucoup de chicha fait partie intégrante du rituel, car l’état de conscience altéré de l’alcool permet de mieux entrer en contact avec l’esprit de la terre et des montagnes. Mais si on est vraiment trop ivre, la communication est perturbée.
Historiquement, la chicha était la boisson rituelle des Incas. Aujourd’hui, sa consommation reste la plupart du temps dans le cadre d’activités collectives dans les communautés andines, ou bien dans des espaces de résistances à l’occidentalisation de leur monde. La chicha, sa préparation, son usage et ses représentations restent au cœur d’un espace andin en pleine mutation de la campagne vers la ville mais qui refuse de renoncer à ses origines.