Une semaine de fêtes à Santo Tomás

48h de voyage, 7h de décalage horaire et 3500m plus tard... Me voilà arrivée à Santo Tomás. La capitale de la province la plus reculée de la région de Cusco fête son 198° anniversaire en grande pompe : l’anniversaire de Chumbivilcas valait vraiment la peine que je parte immédiatement après l’Assemblée Générale de ritimo.

Arrivée vers midi le mardi 20, j’ai posé mes affaires dans ma chambre d’hôtel et suis directement sortie retrouver les ami·es-camarades-collègues, qui défilaient avec leur institution (écoles, ONGs, programmes municipaux, etc). J’ai eu l’occasion de remette ma tenue traditionnelle, le jupon (pollera), la veste brodée et le chapeau rouge pour défiler avec eux. Le soir, c’était la serenata, la sérénade, enfin, le concert de l’année : le montage sonore et l’estrade était vraiment impressionnants (aucune photo ne pourrait lui faire justice), et surtout, on a vu Yarita Liseth - LA star du moment.

Yarita est originaire de Puno, une chanteuse relativement modeste et assez peu connue, jusqu’aux manifestations et révoltes de ce début d’année contre le gouvernement de Dina Boluarte. En effet, étant donné le massacre du 9 janvier 2023 et la forte militarisation du sud des Andes, Yarita Liseth a rapidement pris position pour les manifestant·es, se voyant dès lors fermer les portes des salles de concert de la capitale Lima (plutôt passive face aux manifestations) mais également se multiplier les invitations à se présenter aux quatre coins des Andes méridionales. Que les organisateur·rices des festivités pour l’anniversaire de Chumbivilcas aient invité cette chanteuse n’est donc clairement pas neutre, et cela ancre fortement les fêtes locales dans un contexte social et politique encore très tendu. Et ce, d’autant plus que les appels à reprendre les manifestations sont lancés pour le 19 juin.

Les jours suivants, les défilés sur la Place d’Armes se sont succédés ; moi, j’en ai profité pour reprendre contact avec tout le monde. Entre autre, une amie médecin à l’hôpital public ; un jeune qui a besoin d’être accompagné pour son travail de mémoire en anthropologie, et qui veut travailler sur le conflit entre la communauté de Huininquiri et l’entreprise minière MMG, un consortium chinois qui opère le projet Las Bambas dans la province voisine, et dont les camions qui passent par cette communauté génèrent une grande pollution ; ou encore un ami anthropologue qui travaille, comme moi, sur les transformations de la province sous le coup du "boom" minier qui a découlé de la pandémie. En effet, avec le confinement imposé, de nombreuses familles qui avaient migré dans des villes voisines (Cusco, Arequipa, Lima) se sont rapidement vues privées de toute ressource pour vivre, et beaucoup de monde a dû prendre la route - à pied - pour revenir à leur communauté d’origine. Souvent, ces "retournants", comme on les appelle, sont donc rentrés des mines informelles de Secocha (Arequipa), La Rinconada (Puno) ou Madre de Dios, des régions bien connues pour leur forte présence de mines artisanales. De retour, donc, chargés de savoir-faire, de capital et surtout de contact avec des investisseurs miniers, ces migrants-retournants ont radicalement transformé le visage la province de Chumbivilcas : c’est désormais un territoire hautement minier. Mais de plus en plus, aux mains des comuneros (membres des communautés) eux-mêmes : puisqu’on sait bien que ces territoires contiennent de grandes richesses, ce n’est qu’une question de temps pour qu’une entreprise transnationale viennent les piller ; autant en profiter nous-mêmes avant.

Mais je m’égare - je vous raconterai ça plus en détail plus tard. En tout cas, je reprends contact avec Danica, Juan, Yonatan, avec Beatriz qui fait partie des Défenseuses communautaires, avec Ramiro, torero qui a travaillé dans une ONG de laquelle je suis proche, avec Rosa et Jorge, qui m’avaient hébergée l’année dernière, avec Cristian, président de l’organisation de jeunes du district de Colquemarca, etc. Ces fêtes sont vraiment l’occasion de recroiser tout le monde, c’est le retour sur le terrain en grandes pompes, au milieu des défilés.

Jeudi 22, c’est le torocacharpari. Les délégations de tous les districts de la province (Llusco, Quiñota, Colquemarca, Ccapaccmarca, Chamaca, Velille, Livitaca, Santo Tomás) arrivent à cheval, passent par la zone urbaine de Santo Tomás, et partent en direction du "ruedo", de l’arène de taureau. Parce que le torocacharpari, c’est en quelque sorte l’appel du taureau, l’annonce de sa venue. Chaque délégation arrive petit à petit, et cela dure toute la journée. Cela a été un moment très intéressant en terme d’analyse croisée genre-classe/race : assise sur un muret sur le bord de la place, je discutais avec des hommes, faisant plutôt partie de l’élite locale qui, bien qu’elle ait été dépossédée de la plupart de ses terres par la Réforme Agraire de 1969, n’a jamais vraiment été dépossédée de son statut de prestige et de sa capacité à contrôler les réseaux de pouvoir politique et administratif. Bref, ils m’expliquaient que pendant les fêtes de ce type, on distingue moins facilement "qui est qui" à la manière de s’habiller : les membres de l’élite et les migrants qui ont réussi à Lima mettent leurs habits traditionnels "car ils aiment ça", et les comuneros mettent leurs plus beaux habits. Parmi les hommes, la distance sociale a donc tendance à s’effacer un peu pendant ces festivités. Pour les femmes, c’est le contraire : on distingue extrêmement clairement qui est qui, les femmes de la zone urbaine mettant un chapeau normalement porté par les hommes, leurs longs cheveux lâches et non tressés, très maquillées, avec des talons et des habits près du corps. Pendant ces fêtes également, on voit apparaître un groupe de femmes à cheval - les Amazones - intégrées exclusivement par des femmes de cette élite locale très raciste et discriminatoire. Les chapeaux qu’elles portent et leur tenue se démarquent très nettement de la tenue des "femmes du peuple".

Une femme des communautés, à cheval, avec sa lliclla (baluchon) sur le dos, son jupon et son chapeau typique de Chumbivilcas.
Les Amazones de Colquemarca repartent après leur présentation.

Pendant le torocacharpari également, j’ai vu l’apparition d’un personnage burlesque classique des fêtes à Chumbivilcas : l’Atuqcaballo (cheval-renard). On me raconte alors qu’il y a cinquante ans, grosso modo avant la Réforme Agraire, seuls les membres de l’élite locale étaient autorisés (sans le ·e de l’écriture inclusive, et c’est volontaire) à monter à cheval. C’était un signe de semi-noblesse, tout comme le fait de porter une arme. Mais c’est également pour une question très pragmatique que les comuneros n’avaient pas de cheval : cela coûtait très cher, voilà tout. Or, si l’élite locale arrivait systématiquement à cheval, elle a rapidement été imitée et tournée en ridicule par ce personnage particulier qu’est l’Atuqcaballo : un renard pend entre ses jambes, comme s’il le chevauchait. Une façon de dire, "nous aussi avons notre propre cheval, nous ne sommes pas moins que vous - et de plus, notre cheval à nous est mieux que le vôtre" (le renard est réputé pour être un animal astucieux, habile, vif d’esprit). Dans un contexte où la culture locale a largement été façonnée par les codes sociaux des hacendados (propriétaires terriens, élite locale) - j’y reviendrai probablement dans un prochain poste sur la figure du Qorilazo - ce personnage portant un masque en laine tricotée fait réellement figure d’exception, et de revendication anticoloniale très forte.

Le lendemain, vendredi, c’est la corrida dite "traditionnelle", ou de coutume (costumbrista), par opposition à la corrida "professionnelle" qui a lieu samedi. Les différences sont de taille. Vendredi, ce sont principalement des hommes des communautés qui jouent avec le taureau, à l’aide de leur poncho rouge. Ils sont quatre ou cinq, parfois montés à cheval, toujours dans les habits traditionnels locaux, mais il s’agit uniquement de monter sa bravoure face à l’animal sans y toucher. Au contraire, lors de la corrida "professionnelle", le but est de faire saigner le taureau le plus possible : d’abord le cavalier avec un grande lance (on aura dit Don Quichote, le style était vraiment là), puis un "banderillo" doit plantent trois paires de banderilles dans le dos du taureau, et enfin c’est à l’épée qu’on doit tenter de blesser l’animal. La présence de la corrida "professionnelle" fait l’objet d’un débat animé à Chumbivilcas. D’une part, parce que les taureaux sont trop précieux pour les communautés, pour leur faire du mal gratuitement. D’autre part (et surtout), les modalités esthétiques à l’espagnole font l’effet d’une continuité coloniale qui est peu appréciée par les communautés. En effet, le type d’habits, l’organisation de la corrida en tiers ("tercios"), la musique même qui est jouée, est la copie conforme des habitudes de l’ancienne métropole coloniale. De fait, la distinction entre la corrida traditionnelle et la corrida professionnelle rappelle fortement la distinction entre le runa turu (la corrida des gens, la corrida populaire) et le misti turu (la corrida des mistis, des blancs, de l’élite locale) que l’anthropologue Deborah Poole avait déjà noté dans les années 1980. Les années passent, les rapports sociaux se renégocient, mais les structures de pouvoir semblent être intactes à Chumbivilcas.

Une "cuadrilla" du district de Livitaca affronte le taureau au cours de la corrida traditionnelle.
Le "picador" s’apprête à planter sa lance dans le taureau.

Et en attendant, tous les soirs, je sors boire des verres avec les amis et camarades. J’ai notamment retrouvé les jeunes du groupe d’études Zorros de altura ("renard d’altitude", un nom qui fait clairement référence à l’œuvre posthume de l’immense auteur péruvien José Maria Arguedas intitulé "Le renard d’en haut et le renard d’en bas"). Avec eux, on boit des thés piteados (du thé avec du pisco ou de l’anisé), on parle des récentes mobilisations, de la situation politique locale, de la désarticulation des organisations sociales, de l’influence des entreprises minières mais aussi de la crise du capital mondial qui a donné lieu à la montée des fascismes et au retour des militaires au gouvernement, rappelant les dictatures latino-américaines des années 1960-1970... Un ami de la communauté de Huiniquiri me raconte les débuts de l’activité minière aux mains de la communauté pendant la pandémie, et un autre de la communauté de Pulpera raconte le harcèlement des groupes mafieux pour le discréditer, lui et sa liste électorale, car les enjeux financiers dans la province sont énormes.

Bref, je suis de retour sur le terrain, et directement projetée dans le vif du sujet.

La semaine prochaine, la fête aura lieu dans la communauté de Huaccoto (district de Colquemarca), où j’ai été invitée par Guillermina, la présidente d’une organisation de femmes de ce district qui m’avait hébergée l’année dernière. C’est la fête patronale de San Pedro, la fête principale de la communauté - et elle promet d’être au moins aussi fastueuse qu’intéressante.