Présentations en rafale pour les organisations sociales et ONGs

Cette semaine, j’enchaîne les présentations pour des organisations sociales et les ONGs. Mercredi 27, c’était le Congrès de la Ligue Agraire de la province de Chumbivilcas ; jeudi 28, une Assemblée de Jeunesse du district de Chamaca ; samedi 30 je dois être à Cusco pour la "petite école" féministe ; et mardi 3 octobre, pour l’atelier "Genre et alternative à l’extractivisme" pour le réseau d’ONGs Red Muqui. J’ai aussi reçu la nouvelle que la proposition de communication scientifique proposée avec mon ami, collègue et camarade Yonathan Layme, jeune anthropologue originaire de Chumbivilcas, est lauréate du Concours de Communications de l’Université Catholique de Lima.

Je vous raconte tout ça, parce que pour moi, faire de la recherche scientifique n’a aucun sens si elle n’abreuve pas les réflexions des mouvements sociaux et des collègues (masculins) qui travaillent sur la question de l’extractivisme. A quoi bon interpréter le monde sans contribuer à sa transformation, pour paraphrase l’autre ? C’est aussi une question de bon sens en terme de réciprocité. Les gens ici partagent énormément d’information avec moi pour ma thèse : la moindre des choses, c’est que je la restitue "transformée", c’est-à-dire via une analyse de la situation qui lui donne du sens. Soutenir les organisations sociales qui m’ouvrent leurs portes et m’accordent leur confiance, c’est bien la moindre des choses que je puisse faire ; question d’éthique personnelle, scientifique et politique, en somme.

Mais bon, c’est vrai que cette semaine est chargée. Je vous raconte en (très) bref ce que j’ai bien pu, ou ce que je vais, leur raconter.

La Ligue Agraire est l’une des principales organisations sociales du sud andin péruvien, et l’une des plus anciennes. Pour faire court, elle est issue des mouvements de récupération de terres qui ont poussé pour, et découlé de, la Réforme Agraire du général Juan Velasco au début des années 1970. Aujourd’hui, comme de nombreuses organisations sociales, la Ligue Agraire est fragilisée ; la question agraire n’est plus au cœur des préoccupations des habitant·es des zones rurales. L’agriculture n’est pas rentable, les parcelles trop petites, les intrants trop chers, ils et elles n’ont pas accès au crédit d’État, et le stress hydrique lié au changement climatique n’arrange rien. Et puis de manière générale, les organisations sociales de la province de Chumbivilcas ont été largement fragilisées par l’arrivée de l’entreprise minière transnationale Hudbay il y a une quinzaine d’années maintenant. C’est devenu un sens commun que les dirigeants de ces organisations cherchent un profit personnel, soit via les pots-de-vin de l’entreprise, soit par des promesses d’embauche de la municipalité s’ils ne font pas trop de vague. La méfiance envers les leaders sociaux est donc généralisée, car on les suspecte de poursuivre des intérêts personnels et non collectifs ; et les organisations sont devenues, d’une certaine manière, des têtes sans corps.

Enfin, malgré tout, Juan Carlos et Gilbert — dirigeants de la Ligue Agraire — m’ont demandé de faire une présentation portant sur "Peuples Autochtones et Convention 169 de l’OIT". Vaste sujet. J’étais un peu inquiète : je m’adresse à des gens qui ne sont pas nouveaux·elles venu·es aux événements de ce type, et pour qui ce sujet n’est pas étranger. Ce n’est pas le centre de mon travail, alors je me dis, comment est-ce que je vais trouver assez d’information pour leur apporter quelque chose, pour ne pas leur faire perdre leur temps à répéter des choses qu’iels savent déjà ? J’ai de la chance, une de mes amies les plus proches à Lima a travaillé pendant un an et demi au Vice Ministère de l’Interculturalité, entité en charge de la gestion des droits des peuples autochtones. Elle m’a transféré un certain nombre de documents, tous de nature (très) juridique ; il a fallu que j’en tire des conclusions plus ou moins sociologico-politiques, en contrastant les textes normatifs avec la réalité que je connais, et en finissant par des considérations d’ordre politique.

Qu’est ce qu’un Peuple Autochtone ? Selon les directives internationales, un groupe humain dont les ancêtres ont survécu à la colonisation ; qui a maintenu un certain nombre d’éléments culturels, économiques, politiques propres (parler quechua, pratiquer le troc, et fêter certaines dates avec certaines cérémonies propres) ; et s’auto-reconnaître comme quechua, aymara, wampis, shuar, etc.
Quels sont les droits qui leur sont reconnus ? Il y en a beaucoup, une liste presque interminable, la plupart ne sont dans la réalité pas du tout respectés.
"Mais mademoiselle, du coup, si nos droits ne sont jamais respectés, que l’État est schizophrène et reprend d’une main ce qu’il a donné de l’autre ; qu’est ce qu’on fait ? Quelle alternative vous nous proposez ?"
...EUUUUHHHH COMMENT ON CHANGE LE MONDE, camarades, c’est une bonne question, ça ! D’une part, les droits reconnus dans la Constitution et les textes internationaux sont des instruments qui peuvent être saisis par les avocat·es ami·es ; les procès ça prend des années, c’est long, mais c’est un champ de bataille comme un autre. D’autre part, la lutte contre le gouvernement de Dina Boluarte, qui s’entremêle avec la lutte contre les entreprises transnationales, c’est aussi une lutte pour l’autonomie des territoires autochtones ; et puis, malgré tout ce que l’activité minière informelle implique de conséquences notamment pour les femmes, c’est aussi d’une certaine manière une stratégie de reprise de contrôle sur les ressources naturelles et les territoires dont les peuples se trouvent dépossédés. C’est une stratégie ambiguë, mais ça va dans ce sens. Les camarades, j’ai pas la solution, tout ce que je vois, c’est de continuer à s’organiser et à lutter.
C’est pas grand’chose, mais iels m’ont applaudi et félicité. Moi, je demande pas plus.


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Aujourd’hui, je devais partir de Santo Tomas, la capitale provinciale, à 7h. Et bien sûr, à 6h48, la coordinatrice m’appelle en me disant que la voiture n’est pas prête, qu’il y a eu un problème de communication, qu’enfin bref on passerait me chercher à 7h45/8h pour aller ensemble à Chamaca, où je dois faire une présentation sur le rôle de la jeunesse dans les mouvements de contestation au Pérou et en France. Évidemment, la voiture est arrivée à 8h25. Je sais, c’est le Pérou, mais quand je suis en charge d’une des trois présentations de la matinée, quand même, je suis pas hyper contente. En plus, il se trouve qu’un jeune de 27 ans, membre de l’organisation provinciale de jeunesse, se joint à nous dans la voiture ; un jeune homme qui me drague assez subtilement pour que je ne puisse pas le remettre à sa place en toute autorité, mais assez clairement pour que ça me gêne et me mette en colère. En plus, qui insiste pour parler de féminisme quand, selon lui, c’est une stratégie des dominants pour "nous diviser" et qu’on arrête de lutter contre eux. Ben voyons, l’argument classique des marxistes orthodoxes omniprésents à Chumbivilcas, avec une touche de conspirationnisme, comme on aime. Bonne ambiance.

Sinon, la présentation s’est bien passée. L’événement se déroulait dans le terrain de foot couvert, avec un écho sonore absolument atroce. Les adolescent·es (parce que plus que des jeunes, c’était des adolescent·es) étaient là parce qu’obligé·es par l’école ; une situation de plus où iels avaient, en face d’elleux, une adulte qui leur raconte la vie. Pas facile comme situation pour moi, où j’avais des choses à leur dire, qu’on m’entendait mal, et que le contexte était bien trop vertical à mon goût. Mais bon, une Française qui se présente devant elleux, c’est pas tous les jours ; entre ça, et mon don naturel pour faire la pitre (mes collègues à ritimo en seront témoin·es), j’ai à peu près réussi à capter leur attention. Je leur ai parlé de la crise politique au Pérou, et du rôle essentiel qu’a joué la Fédération Étudiante de Cusco dans la coordination des délégations qui arrivaient des zones rurales ; comment elle a rassemblé les fonds pour soutenir les départs vers Lima ; et comment elle a organisé les "marmites communes" qui ont permis à des centaines, voire des milliers des manifestant·es provenant des communautés, de rester quelque temps en ville pour faire entendre leur voix. De la même manière, en France, la jeunesse a fait grossir les rangs des manif’ sauvages qui ont tenté de faire pression sur le gouvernement. Dans les deux cas, la frustration d’une jeunesse privée d’un futur, où les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, d’une part et d’autre de l’Atlantique se font écho. Et si en France, Mai 68 et les mouvements étudiants font office de référence, au Pérou, on se souvient de la chanson "Flor de Retama", qui raconte la répression policière contre les mouvements étudiants du département d’Ayacucho en 1969. Les mouvements étudiants, fer de lance des luttes sociales, partout dans le monde, et depuis tellement longtemps.

Impossible de dire si ça a eu un impact ou non. Certain·es étaient plus concentré·es sur leurs portables, mais d’autres ont capté mon regard quand j’ai parlé des manifestations contre Boluarte, et ont acquiescé en silence. On ne sait jamais. De mes années d’activisme à Cusco, j’ai appris qu’on peut changer la vie de certain·es jeunes sans le savoir, et que des années après, en se retrouvant, iels nous racontent à quel point telle rencontre, telle présentation, a été un moment d’inflexion dans leur trajectoire. On peut difficilement aspirer à plus.


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Dans les jours qui viennent, donc, j’ai deux présentations. La première, sur la thématique de "Femmes rurales et activité minière". Rien de bien nouveau pour moi, je vais recycler une présentation que j’avais prévu l’année dernière. En vrai, le féminisme péruvien est très urbano-centré, ses revendications très centrées sur les droits sexuels et reproductifs et la violence faite aux femmes, de façon exclusive, et sans s’articuler aux autres problématiques sociales. Samedi, l’enjeu sera de faire comprendre aux jeunes activistes de "la petite école féministe" qu’il ne suffit pas de dire que l’extractivisme c’est capitaliste et patriarcal. Une fois qu’on a dit ça, on a rien dit. Il faut comprendre pourquoi les activités minières impliquent une forme d’économie masculinisée, et comment ça impacte les rapports sociaux de sexe ; pourquoi la pollution environnementale a des conséquences sur les femmes plus importantes que pour les hommes ; pourquoi des hommes avec plus d’argent en main, c’est un approfondissement de l’asymétrie de pouvoir de genre qui rend plus cruelles toutes les formes de violences de genre pré-existantes ; etc. Ce sera l’occasion pour moi de retrouver les copines et camarades, de sortir de ce milieu directement et brutalement sexiste.

Lundi prochain, ma nièce, la prunelle de mes yeux, une jeune militante féministe, indignée, engagée, curieuse et traversée par cette même nécessité viscérale de changer le monde (ça se sent que je l’aime, nan ?) débarque à Cusco. C’est la première fois qu’elle vient dans mon pays d’adoption, et j’ai TELLEMENT HÂTE de lui faire découvrir ma ville. Parce que Cusco, c’est un peu ma ville. Pouvoir la recevoir à l’aéroport à son arrivée, c’est franchement merveilleux. Et puis c’est un peu un hasard, je ne devais pas être à Cusco, et finalement, comme on m’a invitée à participer à un événement mardi sur la question de genre et activité minière, je me suis dit que c’était une bonne occasion de rester à Cusco et recevoir avec une fanfare la prunelle de mes yeux.

Mardi, donc, je serai aux côtés de Claudia Cuba, une femme d’une cinquantaine d’années originaire de Chumbivilcas et avec qui j’ai tissé une chouette amitié au cours du temps. Je l’avais connu du temps de mon activisme féministe à Cusco, et on s’est retrouvé à Santo Tomas l’année dernière. C’est l’une des rares femmes qui provient des communautés, qui connaît comme sa poche la réalité sociale dans laquelle j’évolue pour mon travail de terrain, mais qui a aussi tous les codes des analyses et des discours politiques des ONGs environnementales et pro-justice sociale. Du coup, discuter avec elle est toujours hyper intéressant — et en plus, c’est un cœur sur pattes, cette Claudia. Partager la tribune avec elle va être hyper chouette, j’ai vraiment hâte.


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Cette semaine s’annonce chargée. Demain j’ai une réunion téléphonique avec une autrice pour le Passerelle, je dois aller caler une réunion avec les sage-femmes de l’hôpital de Santo Tomas pour continuer à enquêter sur les grossesses adolescentes, je dois déjeuner avec une camarade que j’ai connu à Cusco il y a 10 ans et que j’ai croisé par hasard ici avant-hier... J’ai un certain nombre d’entretiens prévus à Cusco pour la thèse. Je dois voir différentes personnes.

Bref, je cours, je prépare, je présente, je réfléchis, je transcris, et je répète.