Les conceptions "religieuses" autour de l’extraction minière

J’ai tellement d’information dans la tête autour de mon sujet de recherche, que parfois c’est difficile de sélectionner ce que je pourrais vous raconter. C’est des bribes d’information diffuses mais omniprésentes qu’il va falloir que je tisse d’une manière cohérente et structurée pour la thèse ; mais comme je suis encore sur le terrain, c’est assez désordonné.

Il y a un aspect dont je n’ai pas encore parlé mais qui traverse tous mes entretiens, c’est la compréhension en termes "mystiques", religieux, de l’activité minière. Pascale Absi et Carmen Salazar-Soler avait déjà évoqué ces croyances qui encadrent le travail minier, respectivement en Bolivie et dans la région des Andes centrales de Huancavélica au Pérou. Les anthropologues sont en général terriblement friand·es des pratiques rituelles et des conceptions "étranges" aux yeux occidentaux. Comme l’anthropologie a une fâcheuse tendance à vouloir étudier "l’Autre" dans son altérité radicale, personnellement, tous ce qui a des relents d’exotisation et d’altérisation me donne un peu des nausées. Du coup, les croyances rituelles, ce n’est pas un sujet qui m’intéresse beaucoup - jusqu’à ce que je découvre qu’il y a des enjeux tout à fait matériels à mobiliser telle ou telle croyance.

D’abord, il y a la "croyance" que les femmes ne doivent pas rentrer dans les mines (sujet bien développé, donc, par la très féministe Pascale Absi pour le cas bolivien). Il y a l’idée que la Pachamama, ou bien "la gringa" (comme on appelle l’or), étant féminines, seraient jalouses des femmes ; et que si celles-ci entrent dans la galerie souterraine, le filon pourrait disparaître. Absi remarquait déjà qu’on entendait plus fréquemment cette croyance quand le prix du minerai augmente ; et que quand le minerai ne coûte pas cher, personne ne s’intéresse au fait que les femmes entrent ou non dans la mine. Pour ma part, j’ai interrogé plusieurs femmes qui sont propriétaires de mines d’or, ou partenaire-investisseuse : Gimena, Miraya et Miriam me disent toutes les trois que c’est totalement faux, qu’elles entrent sans soucis dans la mine pour surveiller l’avancée des travaux et que le filon n’a jamais disparu. Et que cette croyance s’applique "seulement quand ce sont les hommes, les propriétaires". On voit bien que cette croyance est donc un mécanisme de reproduction idéologique de l’accaparement masculin des moyens de production.

Une deuxième croyance, est l’obligation de boire dans le cadre du travail dans la mine. Cela renvoie aux pratiques rituelles dans les Andes de manière générale : les paiements à la terre et autres rites de fertilité des champs et du bétail doivent être accompagnés par des litres et des litres de chicha et d’alcool fort. Dans la mine, il faut boire, mâcher des feuilles de coca et fumer des cigarettes : pour se donner de la force et du courage pour travailler dans les tréfonds des entrailles de la terre, et pour faire fuir les mauvais esprits. Sauf que les hommes s’habituent. Au début ils boivent un bouchon ; puis un verre ; puis un tiers, une demi, une bouteille entière. Ils ne rentrent plus le soir, ils se déresponsabilisent de leurs obligations domestiques. Ils prennent goût à la boisson, mais c’est par leur faute, c’est le travail qui l’exige. Mais aussi : les propriétaires des plus grandes mines emmènent leurs employés dans des bars dont ils sont également propriétaires, ou bien dont les amis proches sont propriétaires. Comme disait un ami : pratique, ça, le consommateur est également le patron. Du coup, on se demande si ces croyances sont mobilisées parce que les gens y croient vraiment, ou parce qu’il y a des intérêts économiques tout à fait concret à dire aux travailleurs qu’ils doivent dépenser 50% de leurs revenus dans la ch’alla (le "bourrage de gueule rituel") pour que l’Apu (l’esprit de la montagne) soit généreux et continue à offrir son or.

Même chose pour la prostitution. Une croyance commune dans des mines informelles très développées comme à Secocha ou La Rinconada (dans des régions voisines qui exploitent depuis des décennies), c’est que la production de minerai est liée à l’activité sexuelle (encore une fois, bien développée par Absi). "Para ser minero, hay que ser mujeriego" : pour être mineur, il faut savoir courir les jupons. L’injonction à multiplier les partenaires sexuelles (au féminin) serait donc essentiel à la bonne production minière : un homme qui ne saurait pas démontrer sa puissance virile ne serait, par là même, pas capable de "féconder" la montagne pour la faire produire. Cela peut prendre une dimension concrète (consommer des corps féminins sexualisés dans les bars à prostitution) ou bien une dimension "symbolique" : lorsqu’on rêve d’une femme, grande et blanche, qui offre des cadeaux, c’est la Pachamama qui offre ses fruits, et cela annonce une bonne production minière. Encore une fois, j’ai principalement entendu ce discours de la bouche de propriétaires des mines, dont les amis et connaissances sont (de leur propre aveu) les personnes qui amènent les "filles" des villes voisines. La traite de femmes a donc bon dos quand elle s’appuie sur des croyances locales ; mais ce qui est crucial, c’est d’analyser qui mobilise ces croyances et quels intérêts concrets ils ont à les mobiliser. Ici, les propriétaires des mines et des proxénètes, qui sont les mêmes personnes, ou bien des amis intimes.

Finalement (et c’est ma grande découverte de la semaine dernière), dans les "pagos" (paiements) à la terre, réalisés régulièrement pour assurer une bonne production minière, on paie avec... des fœtus. Humains. Oui oui, vous avez bien lu, il y a des réseaux de commercialisation de fœtus humains qu’on enterre avec des feuilles de coca, de l’alcool et des bonbons (la Pachamama aime le sucré) pour que l’Apu soit généreux et offre son or aux mineurs. La directrice de l’hôpital, une amie proche, rapporte que les médecins de l’hôpital lui ont raconté que les femmes qui viennent pour un avortement incomplet (l’avortement est illégal au Pérou, les femmes n’accèdent aux services de santé que si l’avortement clandestin s’est mal passé) demandent à emporter le foetus - pas pour lui donner "une sépulture chrétienne" comme on dit ici, mais pour le vendre. Lorsque je suis allée enquêté, les regards en biais, suspicieux et inquiets, qu’on m’a jetée semblent indiquer que bien qu’elle disent que c’est faux, il y a des choses à gratter. Un jeune policier (qui me drague ouvertement, c’est terriblement facile de lui soutirer des informations, et très rigolo) et qui a un investissement dans une mine à Colquemarca, me confirme qu’il y a des dames qui offrent des fœtus aux mineurs, pour une modique somme de s/10.000 (environ 2500€). Pour certains mineurs, c’est une somme dérisoire, et si ça peut augmenter leur chance de trouver le filon qui les rendra riches, ça vaut la peine.

Ce qui m’intéresse sur ce dernier point, c’est de savoir si les fœtus vendus sont simplement rachetés aux hôpitaux et pharmacie qui pratiquent des avortements ; ou bien, si d’une manière ou d’une autre, il y aurait une "production" intentionnelle de fœtus pour couvrir la demande des mineurs. Parce qu’on sait déjà que les corps des femmes sont utilisés pour produire des services sexuels aux mineurs ; mais s’il s’avère que leurs corps sont également utilisés pour produire les fœtus dont ils ont besoin pour assurer la production d’or qui les rendra riche et leur accordera l’accès sexuel aux corps des femmes... Il s’agirait d’un cercle vicieux encore bien pire. Mais même sans une "production induite et intentionnelle" : de nombreux mineurs venus de loin établissent des relations sexo-affectives avec des femmes locales, souvent en leur mentant, affirmant qu’ils sont célibataires alors qu’ils sont mariés avec des enfants. Lorsque leur amante tombe enceinte, la plupart leur exiger d’avorter "pour ne pas leur causer de problème avec leur femme". D’une certaine manière, accès sexuel aux femmes et production de fœtus par avortement clandestin sont deux phénomènes par lesquels les femmes finissent par être des productrices (de services sexuels et reproductifs) au profit d’une économie minière ultramasculinisée.

Voilà le type d’anthropologie qui m’intéresse : pas les croyances en soi, mais bien qui mobilise quelles croyances, quels réseaux d’économie informelle cela implique, et surtout, sur le dos de qui.