Le Takanakuy de la communauté de Ccoyo

Au milieu d’un contexte politique ardent (reprise de la grève générale contre la dictature de Dina Boluarte), Chumbivilcas ne sait pas arrêter de faire la fête. Hier, je suis montée à la communauté de Ccoyo, à environ une demi heure de Santo Tomas.

Le fait le plus remarquable de cette fête est l’organisation du takanakuy, donc je vous parlais brièvement l’année dernière :

Chumbivilcas est également connu pour sa tradition du "takanakuy", littéralement, se frapper l’un l’autre : dans tous les groupes de personnes qui vivent ensemble de façon permanente, des conflits émergent, et il faut les canaliser. Ainsi, chaque année à la fin décembre, on organise ces luttes. Si on a une rancœur envers quelqu’un, on peut lui dire "on remet ça à décembre !" ce qui veut dire qu’on le défie de se battre en décembre pour régler ses comptes. Ces combats permettent de juguler les conflits, et de canaliser les colères et ressentiments accumulés au cours de l’année face à des juges qui établissent des règles pour que personne ne meurt ni ne soit gravement blessés malgré les cocufiages, les vols, les mensonges, les dommages causés aux récoltes par le bétail du voisin, etc.

J’ai donc eu l’occasion de nuancer un peu ce que je vous écrivais : d’une part, il y a un takanakuy en juillet, peut être moins connu, mais très apprécié. D’autre part, la question des règlements de compte a clairement perdu du terrain. Aujourd’hui il ne s’agit plus beaucoup de règlement de compte, et beaucoup plus d’un sport de combat, comme la boxe, assez prestigieux par ailleurs.

Par ailleurs, je suis montée avec un professeur d’anthropologie de l’Université San Marcos de Lima qui termine sa thèse sur le sujet. Forcément, tous ces rites et rituels "barbares" fascinent les anthropologues, surtout quand ils sont blancs aux yeux bleus avec des habitudes très marquées de la capitale. Ce monsieur était un cliché vivant. J’ai été vraiment très impressionnée par ses commentaires sur ce que l’on regardait : "regarde cette masse qui danse à un rythme lent, de n’importe quelle culture on trouverait ça fascinant" et autres commentaires exotisants ; "la bourgeoisie locale vient avec SES femmes" (le classique des anthropologues qui considèrent qu’une classe sociale, ce sont les hommes, et les femmes leur appendice), une bourgeoisie qui ne serait "pas véritablement autochtone", s’arrogeant le droit de décider qui est autochtone ou non en fonction de critère que lui même édicte depuis sa position liménien de classe supérieure (en l’occurrence, le fait de travailler la terre, un critère terriblement limitant)... Ça m’a renforcé sur ma critique un peu sévère de la position des anthropologues classiques sur le terrain, et surtout sur leur façon de choisir leur sujet d’étude, encore et toujours les fêtes et les rituels, alors que les gens sont mobilisés politiquement au niveau national. Enfin. Le Pérou est également traversé par la colonialité, aucun doute là dessus.

Le spectacle du takanakuy, par ailleurs, était très impressionnant : c’était un déploiement de testostérone à grande échelle. Au lieu des habits qu’on voit généralement dans les fêtes à Chumbivilcas qui sont d’origine plutôt espagnole (jambières en cuir, lasso, chemise à carreaux, grand chapeau blanc), les hommes portaient presque tous des vestes en cuirs à frange, mais surtout des uma chullo, "bonnet pour la tête", avec en guise de couvre chef des animaux empaillés : oiseaux, renards, cerfs, taureaux, etc.

Les femmes, de leur côté, portent toujours leur tenue chumbivilcana, la pollera, la petite veste et le chapeau colorés et cousu avec du velours. De nombreuses personnes étaient rentrées des grandes villes d’Arequipa, de Cusco ou de Lima pour l’occasion. En effet, les "résidents chumbivilcanos" dans les villes ne perdent pas contact avec leur village et leur communauté en migrant : au contraire, ils et elles deviennent "celleux qui ont réussi", qui ont accès au plus d’argent et qui deviennent carguyoq, en charge de l’organisation de la fête car leurs moyens économiques leur assurent un plus grand réseau de réciprocité pour l’organisation logistique et matérielle. Ainsi, la migration ne signifie pas rupture des liens communautaires, mais reconfiguration et expansion territoriale (un vrai défi conceptuel pour notre cher anthropologue) - les quartiers populaires des grandes villes devenant presque des annexes des communautés, tant la reproduction des logiques communautaires s’y redéploient par la présence de ces migrant·es.

Mais forcément, cette évolution socio-démographie change le fond du takanakuy : aujourd’hui, il ne s’agit plus tant de régler des comptes que de montrer qu’on a de l’argent et du prestige (fait relativement classique dans les communautés andines : on cherche à devenir carguyoq pour monter dans l’échelon social de la communauté, pour obtenir du prestige - les gens peuvent migrer pour aller travailler dans des mines informelles pendant un an afin d’économiser assez pour être carguyoq de la fête de leur communauté). Les combats sont donc plus courts aussi, on fait plus attention à soi, à son visage, les combats sont plus encadrés, il y a moins de blessé·es et de morts à la fin (comme dans les corridas modernes, d’ailleurs, alors qu’avant le spectacle n’était pas complet tant qu’il n’y avait pas de mort).

Le takanakuy, c’est aussi l’occasion pour les hommes de déployer leur masculinité, de montrer qu’on a pas peur, qu’on est un "vrai homme". Mais pas seulement, puisque des femmes aussi (enfin, des filles, puisque la quasi totalité des lutteuses étaient des adolescentes) ont pris part au combat.

D’ailleurs, le clou du spectacle a été le combat entre une bolivienne (les fameuses "cholitas" qui ont fait couler l’encre) et la star locale, Sandy Checya, dans un match acclamé par le public.

Le dernier aspect qui m’a troublé, c’est la présence assez imposante de la figure du militaire. Sauf que ce n’est pas qu’une figure, on me raconte que c’est effectivement des jeunes recues de l’armée qui viennent avec leur uniforme, leur bonnet qui porte l’insigne de leur division, parfois par dessus leur "uma chuyo". Mon camarade et complice Yonathan, jeune anthropologue de la région, me dit que cette figure, dans le cadre de cette fête pour l’élite locale de descendance espagnole issue des propriétaires terriens, n’est pas anodine : à partir des années 1980, les jeunes des communautés étaient recrutés par l’armée, découvraient le Pérou dans sa dimension nationale, et par leur hypermasculinité devenaient à Chumbivilcas dans une attitude défiante vis à vis des propriétaires terriens. Dans un contexte de défiance des communautés andines vis à vis du gouvernement "usurpateur" de Dina Boluarte, qui a évincé le Président Castillo élu massivement par les zones rurales, cette présence des (très) jeunes hommes aux tenues militaires ne passe pas non plus inaperçue. Ainsi, les rapports de classe-race et ceux de genre s’entre-mêlent intimement, et ce ne sera pas sans conséquence pour les femmes, bien évidemment.

Après la fin du takanakuy, vers 15h30, tout le monde s’est redirigé vers les différents centres de concert éparpillés dans la communauté. Vêtus toujours de leur attributs extravagants, l’alcool a commencé à couler à flot, au son de la wayliya, le rythme typique de Chumbivilcas. Pour ma part, je suis redescendue à Santo Tomas : n’étant pas accompagnée de personnes de confiance, j’évite les ambiances de fêtes (très) arrosées, car comme je vous le disais il y a quelques semaines, les violences sexistes et sexuelles sont bien trop présentes à mon goût en tant normal, mais dans les beuveries encore plus. Et dieu sait qu’iels boivent beaucoup.