HORS SÉRIE : Quand le bout du monde s’invite à Paris

Vendredi 15 mars, s’est tenu un Colloque international intitulé "Langues autochtones d’Amérique du Sud : mémoire et transformation" au collège de France. Cette rencontre ouvrait le dialogue entre une délégation de chercheur·ses et artistes amérindiens, le Ministère des Peuples Autochtones du Brésil et une équipe d’anthropologues et linguistes spécialistes des langues et des peuples des Basses Terres d’Amérique du sud. Votre fidèle serviteuse (servitrice ? serviteure ? - Marco a raison, le langage inclusif c’est nul) s’y est rendue, un peu pour la thèse, un peu pour le travail, beaucoup pour les potins universitaires. Et le résultat en a valu la peine - la preuve, je vous en parle dans un article hors série de la Navette.

Oeuvre de Daiara Tukano, artiste autochtone et commissaire de l’exposition Nhe’ẽ Porã, Unesco 2024.

Ce qui a été vraiment intéressant, c’est qu’un laboratoire en linguistique un peu classique a ouvert un espace de véritable dialogue avec des étudiant·es, chercheur·ses, artistes et militant·es de différents peuples amazonien. Et ce qu’iels avaient a dire ne les a pas forcément brossé dans le sens du poil.

D’abord, la militante tukana Daiara n’a pas arrêté de questionner les catégories de penser des chercheur·ses français·es. D’abord : "vous parlez de nos cosmovisions ; mais la cosmovision, c’est le regard de l’autre sur notre regard." Bim, pour des propos d’ouverture, ça commence bien. Et plus tard dans le colloque : "ça me fait rire, votre façon de parler de la relation entre humain·es et non-humain·es. Mais c’est qui les non-humain·es ? Chez nous, tout ce qui est vivant sont des personnes. Il y a les personnes de l’eau (les poissons, les dauphins, les âmes de nos ancêtres qui sont morts dans la rivière). Il y a les personnes de l’air (les toucans, les colibris, les papillons). Et puis il y a les personnes de la forêt : nous, les jaguars, les singes, etc." Et conclue en disant : face à l’impossibiltié de traduire au pied de la lettre depuis nos langues qui ont des conceptions du monde très différentes : ouvrons nous à la possibilité de comprendre de nouveaux concepts.

Ensuite, Mairu Hakuwi Kuady un étudiant en master de Paris 8 a pris la parole - et à mon sens, il a tout dit. Il nous a expliqué qu’on ne comprendra jamais ce que cela implique, en terme de destruction de l’estime de soi, que de voir sa langue maternelle méprisée et marginalisée. C’est ça le plus grand impact de la colonisation, "ça impacte nos âmes, nous sommes les seuls à savoir combien ça fait mal". Et ce traumatisme est réactualisé quand il arrive à Paris et qu’il doit apprendre à parler français, avec tous les regards de suspicion qu’on jette à sa peau foncée. Du coup, il se tourne vers les chercheur·ses français et leur lance : "Qu’est ce que vous attendez de nous ? Vous voulez juste qu’on vous parle de nos langues et de nos danses, de à quel point notre culture est belle ? Parce que oui, elle est belle, mais notre fragilité socio-économique est immense, comment puis-je vous parler de ma culture lorsque dans mon village, les miens ne savent pas s’ils vont manger demain ? Qu’attendez vous de nous ? Est ce que vous voulez vraiment que l’on participe, est ce que vous voulez vraiment nous écouter ? Parce que nous, on ne veut pas qu’on continue à nous étudier pendant des années pour après se proclamer nos protecteurs et parler de nous - sans nous. On ne veut pas être réduit à la question autocthone - on est bien plus que ça ! C’est fatigant de toujours parler de soi, de sa souffrance, de sa spécificité. On est toujours vu comme l’Autre, on parle de nous, mais nous aussi on a des choses à apporter à la conversation collective. On est aussi avocat·es, médecin·es, artistes... On peut aussi parler d’autre chose que de l’autochtonie ! Le problème c’est que si vous interroger un jeune en souffrance de mon village, il va peut être vous rejeter et être dans la révolte. Si vous voulez vraiment dialoguer avec nous, attendez vous aussi à des réactions qui ne vont pas vous plaire." Je crois que son interpellation est passé à 10.000km au dessus de la tête de la plupart des présent·es dans la salle. C’est difficile de se reconnaître du "mauvais" côté de la barrière, et de réinterroger toute sa pratique personnelle et professionnelle.

Sur le sujet des langues amazoniennes, Joziléia Kaingang a expliqué que l’école c’est le principal outil d’oppression du colonisateur. L’enseignement dans la langue portugaise est un outil terriblement efficace d’effacement des langues et des cultures : les jeunes ne veulent plus parler la langue de leurs parents. Cependant, face à cela, les gens se sont approprié l’outil de l’oppresseur : iels ont appris le portugais, et l’utilise comme un outil de possibilités. L’enjeu est de rompre avec le monolingüisme des nationalismes modernes : dans de nombreux peuples, on parle quatre ou cinq langues au sein d’une même famille, c’est ce qui garantit l’ouverture au monde et aux circuits commerciaux divers qui traversent l’Amazonie. Et elle lance le défis à ses collègues brésilien·nes et européen·nes, de parler les plus grand nombre de langues possibles, afin de comprendre le plus grand nombre de mondes possibles, et de pouvoir le transformer depuis l’ouverture à l’Autre.

Capucine Boidin, professure à l’Institut des Hautes Etudes sur l’Amérique latine et spécialiste du guarani paraguayen, explique que le point de départ de son travail, à présent, est le suivant : Qu’est ce que je peux faire pour être utile aux locuteur·rices du guarani depuis Paris ? Alors elle a ouvert les archives coloniales pour traquer les occurences en guarani. Ses conclusions : le guarani est une langue qui a été colonisée de l’intérieur, car elle a été utilisée par le colonisateur pour christianniser, et pour unifier la diversité linguistique locale pour communiquer, "un peu comme si c’était l’anglais de l’époque". Mais c’est aussi une langue décolonisante, car elle a été utilisée pour se défendre face au colonisteur. Les pratiques linguistiques en situation coloniale sont d’une grande complexité et d’une grande richesse : les langues amérindiennes ne sont pas un détail de l’histoire, elles ont fait l’Histoire. Elles n’ont pas été qu’opprimées : elles ont désigné le racisme et la situation vécue.

Evidemment, on ne pouvait pas y couper, la salle a aussi posé des questions en contresens complet de ce qui était en train d’être dit, comme ce monsieur qui demande s’il y a des projets de recherche pour identifier la "philosophie profonde" transversale à "toutes" les langues autochtones. Parce que (selon lui) les jeunes se "laissent illusionner" par l’argent et la modernité mais "s’ils voyaiuent la philosophie du bonheur et de l’amour profond des autochtones" ils voudraient peut être plus parler leur langue. Comment exotiser et romantiser, et puis expliquer à des autochtones leur propre culture... Cringe.

Et puis, au cours de la conversation, les intervenant·es amazonien·nes se mettent plutôt d’accord sur le fait que les identités, comme les langues, peuvent être multiples et s’articuler. Joziléia explique qu’avant que d’être brésilienne, ou avant que d’être médecin ou que d’être femme, elle est kaiganga : c’est une identité qui l’accompagne partout où elle va, mais ce n’est pas une condition en soi qui enferme dans une boîte. Le taux élevé de suicide chez les jeunes kaiganga et autres autochtones est largement imputable à l’enfermement dans une identité unique et subalterne, à laquelle la société nationale les assigne. Mairu ajoute que depuis qu’il est petit, il adore regarder la télé ; et que le fait de parler portugais ne le rend pas moins kaiganga. Comme tout le monde, les jeunes kaiganga veulent savoir ce qui se passe au-delà de l’horizon de leur village, à quoi ressemble le monde. Les jeunes se suicident parce qu’ils veulent parler mais personne ne les écoute, on attend toujours de nous qu’on présente notre culture de façon romantisée. On nous réduit à cette situation. Moi on m’a invité ici parce que je suis étudiant universitaire, mon père était instituteur, j’ai grandi bilingue. Mais après aujourd’hui, quel changement il va y avoir pour ceux qui sont au village ?

Et le colloque de conclure qu’il n’est jamais trop tard pour se décentrer et apprendre une nouvelle grammaire - parce que la grammaire est poétique, culturelle, et politique. La communication, c’est plus que du langage : c’est des gestes, des sons, des références communes, etc. Les autocthones sont multilingues par nécessité, et savent naviguer entre plusieurs mondes : ce sont bien les allocthones (nous) qui avons à apprendre d’autres langues, pour comprendre le monde sous un autre point de vue que l’eurocentrisme qui nous a structuré depuis la naissance.

Langues ou familles linguistiques d’Amérique du sud sur une carte où le Nord est en bas.