Descente de lamas dans le centre ville

Bon, oui, je suis au Pérou. Et surtout, dans les provinces hautes de la région andine de Cusco. Du coup, les photos de lamas ne pouvaient pas manquer - mais je ne pensais pas tomber nez à nez avec un troupeau de lamas dévalant les rues de Santo Tomas, un vendredi après midi quelconque.

Je sortais de deux jours d’atelier avec les présidentes de différentes organisations de femmes, en route pour m’acheter un tire-bouchon et un verre (ustensiles que j’achète petit à petit, après le chauffe eau électrique et un couvert de chaque) - bref les courses quotidiennes, quand j’entends une policière en haut de la rue piétonne qui me somme de monter sur le trottoir. C’est bizarre, c’est une rue piétonne, et je vois que les plots qui empêchent les voitures de passer sont bien en place... Mais elle insiste et siffle fort dans son sifflet, alors je rejoins le trottoir et continue à monter. Lorsque j’arrive à l’angle de la rue, je tombe sur ça :

Je suis restée un peu abasourdie, je vous l’avoue. Je ne m’attendais pas à tomber nez à nez avec un troupeau de lamas au galop dévalant les rue du petit bourg de Santo Tomas. Les "arrieros", les personnes qui guident les lamas, sont tous habillés avec leur tenue ultra traditionnelle des campagnes ; les cloches accrochées au cou de animaux font un bruit du tonnerre, et d’un coup je vois tout le monde lâcher ce qu’iels font et courir derrière le troupeau pour les rejoindre sur la place.

Littéralement, cinq minutes avant, j’avais traversé la Place d’arme vide ; et d’un coup, elle est pleine à craquer. Jeunes, vieux, hommes, femmes, avec ou sans chapeau, policiers, paysan·nes, fonctionnaires de la municipalité, petit·es commerçant·es, ça foisonne de bruit et de couleurs. Les lamas sont réunis en quatre groupes : c’est un concours où on présente ses plus beaux spécimens. Ils portent des petites marmites en terre, des sacs en tissus bruns et ocres, arborent fièrement des drapeaux péruviens, leurs têtes et leurs poitrines sont décorés d’ornements aux couleurs vives.

Je n’ai pas bien compris ce qui se disait au micro, car tout était en quechua. Et mon quechua n’est pas encore fameux. Dans les grandes lignes, ils remerciaient les "Apus", les montagnes qui veillent sur les communautés paysannes, un peu les grands pères des communautés qui étaient là avant nous et qui veilleront encore sur nos petits enfants, qui donnent à manger aux lamas et qui nous permettent d’exister. Deux adolescentes déclament un poème [en quechua à nouveau, aucune idée de ce qu’elles ont pu raconter], et le maître de cérémonie expliquent en détail (selon ce que me disent les femmes à côté de moi qui traduisent des bribes de ce qui est dit) ce que portent les lamas, et pourquoi.

A l’origine, les lamas étaient les bêtes de somme qui servaient à transporter la marchandise. Les Andes s’étalant à des étages écologiques très différents, on trouve dans les parties hautes la culture de la quinoa et de la pomme de terre, à une altitude moyenne -au fond des vallées interandines- la culture du maïs et des fruits, et au pied dans Andes en direction de l’Amazonie, la culture de la feuille de coca (absolument essentielle dans les communautés, à la fois parce qu’elle fixe l’oxygène dans le sang et donne de la force pour travailler dans les champs, et à la fois parce que c’est une source de socialisation importante : quand on rencontre des gens, on échange des feuilles de coca pour commencer à discuter). Également, les cargaisons de lamas apportaient du sel, souvent depuis la région bolivienne d’Uyuni (le Salar est une attraction touristique de première ordre aujourd’hui). Bref, tout le commerce andin passait par ces troupeaux de lamas et les "arrieros" qui passaient de communauté en communauté.

Évidemment, aujourd’hui, les choses ont changé. Les routes et les camions sillonnent les Andes et apportent bien plus facilement et rapidement la marchandise industrialisée produite dans les villes. Si auparavant on avait un cheval pour se déplacer, aujourd’hui le cheval est plus une marque de prestige qui permet de participer aux événements culturels (très très très TRÈS nombreux à Chumbivilcas). Et le troupeau de lamas est également aujourd’hui plus une marque de prestige, pour participer aux concours organisés par la municipalité qui récompense les meilleurs éleveurs, qu’une partie intégrante du système économique local.

En faisant le tour de la place pour prendre des photos, je tombe sur Beatriz, la dame qui me loue la chambre que j’occupe à Santo Tomas. Il se trouve qu’elle est absolument géniale, tout à fait féministe, l’esprit hyper critique et tout simplement adorable. En discutant, je lui fait remarquer que je ne vois aucun homme habillé comme un Qorilazo, cette figure de l’homme chumbivilcano la plus répandue : musicien, torero, habile à cheval, intrépide et sans peur... et qui a une femme dans chaque port. Généralement, le Qorilazo est habillé avec son poncho rouge et ses jambières en cuir (les qarawatana) et porte un lasso autour du torse et un chapeau rond en laine de mouton. Je fais remarque à Beatriz que les arrieros ne sont justement pas habillés comme des Qorilazo ; ce à quoi elle répond : "Mais oui, généralement, le Qorilazo méprise les gens de la campagne." Ainsi, petit à petit, touche par touche, je suis en train de créer une "contre-cartographie" de cette figure idéalisée et romantique de l’homme de chumbivilcas, le Qorilazo. L’envers de cette figure est un homme violent, issu des classes supérieures et qui méprise les paysan·nes, un homme machiste et historiquement lié aux vols de bétails, les fameux "abigeos" qui terrorisaient la région dans les années 1980/1990.

Puis Beatriz me fait remarquer que les arrieros qui sont venus aujourd’hui ne sont que des hommes : dans les communautés reculées, comme celle de Collpa Qashahui représentée ici, les rôles de genre sont encore plus strictes et les femmes encore plus soumises à la violence masculine et au dictat de leurs règles. Cela fait écho à la demande des femmes que je rencontre, qu’on puisse "amener les cours et les capacitations pour les femmes" jusque dans ces communautés de la puna (la zone haute, la plus reculée) car c’est là que les femmes sont les plus vulnérables. Au moins, en ville, elles ont appris à dire "Stop" à la violence des maris, et ont plus de possibilités de survivre économiquement par le petit commerce si elles décident de se séparer. La division zone urbaine/zone rurale est donc vraiment clé dans la répartition de la violence de genre, mais aussi de classe.

Au milieu de ces conversations, un lama s’approche de moi, et une femme à côté de nous me souffle : "Il est en train de te séduire ! Mais oui, c’est un mâle, pas une femelle !" Et elle rit de ces blagues qui me lient symboliquement à Chumbivilcas, et par lesquelles je vais trouver un mari ici et rester.

Bref, les lamas, les Andes... le Pérou.