De la blanchité de l’élite universitaire péruvienne

Du 6 au 9 novembre, avait lieu la Biennale du Séminaire Permanent de Recherche Agraire (SEPIA, pour ses sigles en espagnol) à Lima. Il s’agit d’un think tank péruvien de recherche et de débat sur les problématiques rurales, agraires et environnementales, qui se réunit tous les deux ans dans le cadre de conférences magistrales. Cette année, les problématiques discutées étaient le "point de non retour" dans l’Amazonie, l’impact de la pandémie du Covid-19 dans les zones rurales, et l’explosion sociale contre Dina Boluarte en 2022-2023. Nous avions proposé, avec mon ami et collègue Yonathan (jeune anthropologue originaire de Chumbivilcas, avec qui j’adore travailler), une communication scientifique sur le "boom" minier et les transformations socio-économiques et de genre à Colquemarca — communication qui avait été accepté. Je suis donc allée à Lima une semaine pour présenter ce travail (que vous trouverez en PDF et en espagnol à la fin de l’article, si ça vous intéresse).

C’était intéressant pour moi, car ça positionne notre travail sur la scène très élitiste du monde universitaire péruvien. On m’avait prévenue, "on dirait la cour du Vice-roi du Pérou". Mais dites donc, en personnel, c’est encore plus impressionnant. Les poids lourds de l’anthropologie péruvienne étaient toustes là ; je pensais pouvoir les rencontrer, mais dans l’ensemble iels restaient entre elleux, se répondaient entre elleux et je n’ai pu aborder personne. J’ai fini par rester avec le groupe venu de Cusco et des autres départements andins, qui étions hébergé·es ensemble à l’hôtel. C’est intéressant de voir les dynamiques qui se reproduisent dans ces espaces, et qui gravite dans quel groupe en fonction de là où on se sent le plus à l’aise - et moi clairement, je me retrouve avec le sud andin, pendant qu’un groupe très blanc restait ensemble.

Il faut dire que j’ai entendu des énormités, quand même, qui font honneur à la réputation de l’élite intellectuelle blanche et centralisée à Lima. D’abord, un chercheur sur l’Amazonie, qui dit : "Mais vraiment, comment c’est possible qu’un autochtone aille travailler avec l’entreprise pétrolière sachant les impacts environnementaux que ça a ?"... Ce genre de commentaire assez moralisateur sur les stratégies de vie des acteurs locaux sont terriblement fréquents. D’une part, celui qui parle a une situation socio-économique stable, et parle depuis le confort de la prestigieuse université agraire de La Molina. D’autre part, les gens ont besoin de travailler, point, et l’absence de ces contradictions stratégiques dans le regard de celui qui parle montrent bien à quel point il méconnaît la réalité de vie de celui dont il parle. A côté de moi, les collègues et camarades lèvent les yeux au ciel, exaspéré·es de ce ton moralisateur de la part de quelqu’un qui n’a a priori pas passé plus de dix jours dans les territoires dont il parle, depuis longtemps.

Il faut dire que la pratique généralisée, est que les professeur·es titulaires ne vont plus sur le terrain : iels envoient leurs élèves faire leur "stage" dans le cadre de projets de recherche qu’iels dirigent, mais ce sont elleux qui présentent les résultats dans le cadre de ces conférences prestigieuses. Ou alors iels paient des gens pour produire des textes qui serviront de base pour leur présentation en plénière. De l’appropriation du travail d’autrui, sans nuance : et grâce à cela, ces grands noms de l’anthropologie jouissent de la reconnaissance universitaire, et donc des ressources qui lui sont attribuées : poste fixe à l’université, financement pour leurs recherches, des projets de consultant·e extra universitaire... Iels concentrent reconnaissance et ressources, alors que cela fait longtemps qu’iels ne vont plus sur le terrain — et honnêtement, ça se sent.

La deuxième source de frustration, liée à la première, est leur regard très centré depuis Lima. Par exemple, une politologue assez connue qui devait modérer la table de discussion sur les manifestations contre Dina Boluarte (concentrées dans les Andes et le sud), commence la discussion en disant "C’est vraiment bien qu’il y a des gens qui viennent de province pour nous raconter les événements, parce que vraiment nous ici à Lima on comprend pas ce que ces gens veulent". Cette dame vient commenter des manifestations qu’elle l’avoue ouvertement ne pas comprendre, étant donné qu’elles ont surgi des tréfonds du monde rural andin. Et les commentateur·s sont non seulement de Lima, mais des classes supérieures de Lima : sur la question de la mobilisation des femmes, une chercheuse commente : "Mais attention, hein, nous les femmes on est pas toutes dans la même situations : par exemple, nos employées domestiques, les femmes qui travaillent dans nos maisons, elles sont toutes allées manifester pour Castillo !" Ce commentaire illustre à la fois la conscience de classe de qui parle, mais aussi la classe sociale qu’elle suppose à tout son auditoire, en employant un "nous" englobant dans la classe supérieure.

Dans le groupe de travail sur les politiques publiques et les femmes, on nous a présenté des études exclusivement quantitatives (et pas du tout qualitatives) sur la situation des femmes en Amérique Latine et au Pérou. Et tournées vers la formulation de politiques publiques, avec pour interlocuteur principal l’État (elles étaient très fières d’avoir à leurs côté des ex ministres). Absolument rien de nouveau sous le soleil, mais ce sont toujours ces femmes qui sont les référentes sur les études de genre au Pérou : avec un regard paternaliste, victimisant, qui ne laisse aucune place à l’agentivité sociale et politique. Honnêtement, ça m’a mise en colère. J’ai fini par lever la main, et leur demander, finalement, qui est l’interlocuteur principal de l’université : si c’est uniquement l’État ou également les mouvements sociaux, parce qu’on peut parler sans fin d’intersectionnalité entre ces quatre murs, mais je n’ai entendu personne parler du racisme d’État quotidien que subissent en particulier les femmes des zones rurales, qui fuient devant les obstétriciennes tellement leur rapport à la santé publique est violente. Alors, de quoi on parle, comment des politiques publiques vont améliorer la vie des gens quand l’État lui même reproduit une violence raciste et colonial au quotidien ? Autant vous dire que personne ne m’a répondu, et qu’on m’a juste fait le commentaire que mon intervention était trop longue (alors que d’autre on jacassé pendant 15min pour ne rien dire, sans qu’on leur coupe la parole).

Ce centralisme liménien est perceptible non seulement dans leur regard ultra urbain et liménien sur le monde rural (ironique pour un groupe de recherche sur le monde rural), mais également dans leur relation à celleux qui n’appartiennent pas à ce groupe d’élite : par exemple, un chercheur assez connu propose à un ami et camarade de Cusco d’intégrer l’Assemblée des membres de SEPIA. Perspective assez enthousiasmante pour cet ami, qui s’emballe, avant de s’entendre dire qu’il ne peut pas, car il n’a pas publié au moins deux articles dans les revues considérées légitimes par les membres. Il faut dire que cet ami a été rédacteur en chef d’une revue, Semanario Sur, qui est née pendant les révoltes, et qui a publié un très grand nombre d’articles et d’analyse sur le sujet ; mais n’étant pas listée comme légitime par SEPIA, ce travail n’est pas reconnu. De manière générale, toute la production intellectuelle et de recherche qui n’émane pas de ces cercles élitistes liméniens ne sont pas reconnus ; et mon ami n’est donc pas accepté dans ce cercle. C’est un serpent qui se mord la queue : il faut avoir un "mécène" pour être publié·e dans ces revues, sans lesquelles on n’accède pas auxdits cercles. De manière plus générale, l’attitude assez distante des "poids lourds" de l’université envers les jeunes chercheur·ses de Cusco les ont vraiment blessé·es. Et ça aussi, ça m’a mise très en colère.

Mais "depuis longtemps, la colère a la capacité de provoquer des changements positifs", écrivait la nigérienne Chimamanda Ngozi Adichi ("Anger has a long history of bringing about positive change.") Jeudi soir, après la clôture de SEPIA, le groupe de Cusco sommes allé·es boire un coup, et râler contre le centralisme très blanc de ces universitaires liméniens. Notre "contre-SEPIA", dis-je en plaisantant, et un ami professeur dans ces mêmes universités rajoute, "le SEPIA marron" (le terme de "marron", à l’origine utilisé par les blancs de classe supérieure pour désigner les Autres, a été largement réapproprié par celleux de descendance andine et amazonienne, comme pour revendiquer leur place dans les rapports sociaux racistes au Pérou). On a bien ri, mais cela a également fait surgir une idée : et si on organisait notre propre "SEPIA marron", pour de vrai ? Qu’est ce qu’il se passerait si les gens qui pensent depuis le Sud (Cusco, Puno, Arequipa, Tacna, Abancay) organisent des journées d’étude, des présentations de livres, des séminaires ? Il faut contester la centralité du pouvoir de penser de façon légitime ; nous allier avec les quelques ONGs de Cusco qui ont des ressources financières pour la recherche, s’ancrer dans les principales universités du Sud, tisser des réseaux, exister sur la scène nationale non plus de façon individuelle, car on est systématiquement invisibilisé·es, mais de façon collective. Évidemment, moi, française blanche, je jouis d’une certaine visibilité face à l’élite liménienne ; c’est une carte à jouer pour soutenir ce projet d’autonomiser de la pensée du sud andin pour interpeller les biais de classe et de race du monde académique péruvien.

On a du pain sur la planche, mais c’est terriblement enthousiasmant.