"Caroline à la ferme"

Mes collègues s’amusent bien. Tout ça parce que pendant les réunions en vision, on entend les poussins et les vaches en fond sonore. Y’a de l’abus, je vous jure.

Le terrain n’est pas toujours ce à quoi on s’attend. J’étais venue étudier le boom de l’activité minière, et je me retrouve à suivre pas à pas la vie quotidienne d’une famille paysanne. Au total, il y a 5 vaches, un veau, quatre poules avec leurs poussins, quelques brebis, un cochonnet, une chienne et ses deux chiots, deux chats. C’est assez adorable quand les bébés de différentes espèces jouent ensemble. Les toilettes sont un trou à 100m de la maison entouré de tôle ondulée ; on dort toustes au 2e étage de la maison en brique de terre crue ; on se lève à 5h du matin pour faire le petit déjeuner et on se couche à huit heures, avec la télé en bruit de fond.

Je suis arrivée mercredi 13 dans la matinée ; le bus m’a amenée de Santo Tomas, la capitale provinciale où je loue une petite chambre, jusqu’au petit bourg de Colquemarca, capitale du district. De là, il n’y a pas de transport public vers la communauté ; j’ai donc marché le long de la route en attendant de voir si une voiture passerait pour "me tirer" (jalarme) jusqu’à la maison de Luz Marina, mon hôte pour une semaine, dans la communauté de Huaccoto. A mi chemin, une petite voiture a accepté de s’arrêter pour m’y amener.

En arrivant, je suis tombée sur toute la famille réunie dans la cuisine : Luz Marina, son mari Cirilo, son fils Julver (que je connais par ailleurs, parce qu’il est très actif dans toutes les organisations sociales de la province), son autre fils Silverman et sa femme Raquel, originaire d’un autre district de Chumbivilcas situé sur la route vers Cusco : Ccapacmarca, et leur fille d’un an et demi, Raiza. La famille est à taille variable, parfois Silverman et Raquel descendent passer un bout de la journée avec nous, parfois Cirilo et Julver sont là toutes la journée, parfois ils montent à la mine, rentrant tôt ou tard, c’est selon.

Cirilo fait avancer la vache au coucher du soleil.
La cuisine au feu de bois de Luz Marina.
Les toilettes au fond du jardin.

Moi, en une semaine, j’ai appris à traire la vache (j’arrive à remplir un demi sceau) et à en faire du fromage frais ; j’aide à ramasser les carottes qu’on est allées vendre au marché dimanche matin, ou bien à enlever les feuilles sèches du maïs pour les garder dans des grands sacs en plastique tissé ; j’accompagne Luz Marina à faire boire les vaches attachées plus bas, où coule un petit cours d’eau (la maison est située en hauteur, à côté de la route qui mène à Colquemarca). Dans quelques jours, elle va préparer son terrain pour semer le maïs et les pommes de terre ; cela dépend de la pluie, si elle arrive tôt cette année ou s’il va encore y avoir une grande sécheresse comme l’année dernière, où la pluie n’a commencé qu’en novembre.

C’est un effort considérable d’être totalement autonome, depuis le bois pour faire du feu, l’irrigation sur les parcelles, traire la vache pour faire du fromage, semer puis récolter des pommes de terre pour en faire du chuño qu’on va manger toute l’année, garder les aliments au frais pour qu’ils ne pourrissent pas, faire des réserves d’eau pour les jours où le robinet s’assèchent, réparer le toit quand la taule ondulée s’envole, garder les animaux en bonne santé. L’autonomie a un coût, celui du temps, des tâches pénibles et répétitives, mal payées et peu valorisées. Mais j’avoue que c’est impressionnant de voir et de participer à cette unité familiale qui vit en presque totale autonomie. Impossible de partir plus d’une semaine en vacances, qui va s’occuper des animaux ? On compte chaque centime qui rentre et qui sort, mais ici, impossible de mourir de faim — et il y a une certaine fierté à ça. Les corps ont été éduqués à supporter le soleil brûlant, le chaud, le froid, le mal de dos à force de se pencher vers le sol, les mains sont rudes à force de travailler, et clairement mon petit corps de travailleuse de bureau ne tient pas le rythme. Mais on ne m’en tient pas rigueur : j’ai envie d’apprendre et j’apprends vite, et ça, pour une "gringa", c’est agréablement surprenant.

Le rythme de la vie est lent, mais constant : Luz Marina ne s’arrête jamais. Là où j’ai été surprise, c’est que son mari Cirilo et elle partagent relativement équitablement les tâches de la maison. Parfois c’est elle, parfois c’est lui qui va faire boire les vaches ; donner à manger aux animaux ; et ils travaillent ensemble dans les champs, que ce soit pour cueillir les carottes ou préparer le maïs. Je m’attendais à une division sexuelle du travail plus claire, mais au final ce que j’observe fait écho à un texte de l’anthropologue péruvienne Patricia Oliart qui affirmait il y a vingt ans qu’en zone rurale quechua, la division sexuelle du travail est plus fluide dans les faits que dans les discours. Les gens vont affirmer que telle tâche est la responsabilité des femmes et telle autre des hommes ; dans les faits, souvent tout le monde fait ce qu’il y a à faire à la maison. Sauf la cuisine : ça, c’est le travail exclusif des femmes. Et sauf le travail salarié : ça, c’est le travail exclusif des hommes. Du coup, je suis en train de me dire que la division sexuelle du travail est en réalité une division socioéconomique de l’espace : dans l’espace de la communauté, on partage le travail de façon assez fluide. Par contre, dès qu’on sort de la communauté et qu’on entre dans l’espace de l’économie monétaire — la ville, le travail salarié, les tâches des hommes et des femmes se différencient plus plus vivement. Et surtout, les hommes ont bien plus accès à cet espace social et géographique de l’économie monétaire que les femmes. Donc en fait, ce que m’apprend cette semaine dans la communauté de Huaccoto, c’est que la division sexuelle du travail dépend du degré d’articulation de la famille à l’économie monétaire.

La mine de cette famille n’est pas très rentable. Cirilo travaille à la mine depuis une dizaine d’années, c’est l’un des premiers à s’être lancé dans cette activité dans les années 2010 lorsque l’entreprise canadienne Hudbay s’est installée dans un district voisin. Si une grande entreprise transnationale s’installe à Chumbivilcas, c’est qu’il doit y avoir du minerai ; autant l’exploiter soi même, dans ces cas là. Sauf que le peu de moyens financiers et le manque de connaissance technique font que cette activité, aux mains des comuneros (membres de la communauté), est aléatoire, et le "facteur chance" joue beaucoup. Cirilo s’est endetté pour payer des employés qui travaillent dans les galeries souterraines, pour acheter des vivres pour les nourrir et pour utiliser des machines de forage du sol. Aujourd’hui, il est endetté et n’arrive pas à trouver la "veine" d’or qui les rendrait riche.

Comme sa mine n’est pas très rentable, il passe beaucoup de temps à la maison, aux côtés de Luz Marina. Ce qui me fait dire que ce n’est pas la mine en soi qui transforme les rapports sociaux de sexe, mais bien la rentabilité de l’activité masculine : cela peut être le fait de travailler en tant qu’ouvrier sur un site de construction, être chauffeur ou bien propriétaire d’une mine rentable. La différence, c’est le risque encouru et les quantités en jeu. Avec la mine, on peut devenir très riche du jour au lendemain. Mais en attendant de tomber sur la "veine" qui changera sa vie, Cirilo continue son quotidien paysan, avec un rapport à sa femme fait d’une violence de genre évidente (les commentaires humiliants et les coups lorsqu’il rentre soûl ne manquent pas), mais pas de la violence économique que j’ai pu constater à Espinar, où l’activité minière à grande échelle brasse énormément d’argent.

Du coup, après cette semaine ici, je me dis qu’il faudrait vraiment passer une semaine chez une famille dont la mine est rentable. Le problème, c’est que c’est un milieu assez conflictuel, donc la méfiance règne et il est assez difficile d’avoir accès à des informations.

Vendredi, j’ai assisté à l’Assemblée de la communauté. 60 hommes et 30 femmes étaient présentes, et le gros des discussions ont tourné autour du conflit qui les oppose à la famille Morales, qui est propriétaire du terrain à côté d’eux et descendant d’hacendados. En 2013, lorsque le projet minier Las Bambas (situé dans la province voisine de Cotabambas) avait le projet de transporter le minerai en brut par un "minéroducte", celui ci devait passer par le territoire de la communauté de Huaccoto. C’est alors que la famille Morales a cherché à s’approprier une partie de ce territoire, plus particulièrement le secteur de Perccatambo. Cela fait dix ans maintenant, et il y a plus de 20 procès juridiques en cours contre différents membres de la communauté : c’est l’une des stratégie des hacendados, porter plainte contre des membres de la communauté pour les intimider, l’autre étant des appels anonymes pour les menacer, voir des attaques directes sur la communauté et leurs animaux. Les conflits pour la terre n’ont jamais disparu, la Réforme Agraire ayant été appliquée tardivement, et mal, à Chumbivilcas. Mais clairement, la présence de grandes entreprises minières et les perspectives d’enrichissement par la négociation avec elles sont un motif de recrudescence des conflits pour la terre.

Discussions pendant l’Assemblée de la communauté de Huaccoto, vendredi 15 septembre.

Dimanche, j’ai accompagné Luz Marin au marché. Levée à 4h du matin, soit deux heures après elle, on a fait cuire du pain dans le four en terre cuite, préparé les cuys (hamsters, qui se mangent ici) pour Raquel qui allait tenter sa chance sur le marché, le tout en vitesse et dans le stress, avant de monter dans le camion pour Colquemarca. On a passé la matinée à vendre (j’ai vendu pour 2 soles de carottes lorsque Luz Marina m’a confié son stand, j’étais très fière), à discuter, j’ai appris plein de choses sur un certain nombre de familles de la communauté. Les femmes ont peu d’information sur ce qui se passent en dehors de la communauté, parce qu’elles sont à la maison et dans les champs toute la semaine, mais qu’est ce qu’elles en savent sur les potins à l’intérieur de la communauté...

Luz Marina, tout à droite, avec une jupe bleue et un pull rose, vend ses carottes sur le marché.

Le marché est vraiment un espace de socialisation, pour les femmes principalement, mais aussi pour les hommes des familles plus pauvres qui ne sortent pas beaucoup non plus de la communauté. Je me rends compte que la différenciation en termes de genre n’est pas moins cruciale que la différenciation en termes de classe/race — ici, comprendre qui appartient au monde de la communauté et qui appartient au monde urbain/globalisé. Les mineurs, les commerçants et les membres de l’élite locale (les descendants d’hacendados) viennent faire leurs courses mais ne restent pas ; au contraire, ceux qui viennent des communautés profitent du dimanche pour discuter, rire, jouer, etc. Bien sûr, ce sont surtout les femmes qui appartiennent au monde de la communauté, puisque les hommes ont eu accès à des études plus longues (au moins terminer le lycée) et donc à des emplois salariés, surtout les jeunes.

La différence est nette entre les hommes des communautés et les hommes du monde urbain en particulier dans leur façon d’entrer en relation avec moi. Les hommes des communautés, assez "humble" (euphémisme courant pour dire pauvre et en bas de l’échelle sociale) demandent qui je suis et ce que je fais là en quechua et à Luz Marina ; ils m’adressent peu la parole directement, et quand il le font, c’est par curiosité sur la France, ce qu’on y cultive, comment est le climat. Au contraire, à un moment mon regard à croisé celui d’un homme qui m’a fixé droit dans les yeux un long moment, au point de me faire sentir mal à l’aise ; puis il s’est approché de moi, m’a demandé mon nom, où j’habite, et si je suis venue seule, avec toute l’ambigüité que ce terme comporte. Après quelques minutes je lui demande son nom : Raul, et puis son nom de famille : Maldonado. Tout s’explique. Il vient d’une famille puissante dans le district de Colquemarca, descendante de ces hacendados qui n’ont jamais perdu de leur pouvoir politique et social. Ils contrôlent les partis politiques locaux, les fonctionnaires de la mairie, et surtout ils continuent d’appeler "sales indiens" les gens des communautés. Et surtout, les hommes de ces familles sont connus pour être les plus "mujeriegos", les plus coureurs de jupons, puisqu’ils jouissent d’une impunité sociale et judiciaire quasi totale et ce depuis toujours.

La façon dont les gens entrent en relation avec moi : s’ils me parlent directement ou pas, s’ils me vouvoient ou me tutoient, s’ils demandent mon statut matrimonial d’entrée ou pas, s’ils me font des blagues de caractère sexuel ou pas, les questions qu’ils me posent (personnelles ou relatives à mon contexte social) sont extrêmement révélatrice de la position sociale perçue de la personne qui me parle.

Je m’arrête là pour aujourd’hui, ça fait une heure que je vous écris et je me dis que Luz Marina a probablement besoin d’aide : elle est sortie en disant qu’une de leurs vaches a un problème, et elle n’est toujours pas de retour. Je vais voir ce qu’il se passe, et vous raconte la suite au prochain épisode.