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Sommaire du dossier

Taux d’intérêts financiers, désintérêt humain

Le rôle des institutions financières françaises privées dans l’endettement des pays en développement

, par Oxfam France, Plateforme Dette et Développement

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La pandémie de Covid-19 a un impact considérable sur les pays en développement. Leurs systèmes de santé, très fragiles, peinent à soigner les malades et à répondre aux besoins les plus urgents des populations. Surtout, la crise sanitaire se prolonge par une récession sans précédent, qui pourrait faire sombrer 150 millions de personnes dans la pauvreté d’ici fin 2021 [1]. Les effets de la Covid-19 exacerbent des inégalités économiques, sociales et de genre déjà criantes.

Couverture du rapport d’Oxfam et Dette et Développement.

La pandémie de Covid-19 a un impact considérable sur les pays en développement. Leurs systèmes de santé, très fragiles, peinent à soigner les malades et à répondre aux besoins les plus urgents des populations. Surtout, la crise sanitaire se prolonge par une récession sans précédent, qui pourrait faire sombrer 150 millions de personnes dans la pauvreté d’ici fin 20211. Les effets de la Covid-19 exacerbent des inégalités économiques, sociales et de genre déjà criantes.

Cette étude montre que les principales banques françaises jouent un rôle central dans l’endettement de ces pays, notamment en Côte d’Ivoire et au Sénégal, ce qui leur a permis de réaliser des profits certains pendant la pandémie.

La crise frappe en effet des économies déjà fragilisées par une dette insoutenable. Depuis le milieu des années 2000, à défaut de ressources suffisantes, l’endettement de ces pays en développement est en effet reparti à la hausse. Il a été multiplié par 2,5 en une quinzaine d’années pour dépasser les 3 000 milliards de dollars [2] (Fig. 1). [3] La charge annuelle de ces emprunts, aussi appelée le « service » de la dette (remboursement du capital et paiement des intérêts), atteignait 370 milliards de dollars en 2019, à la veille de la pandémie. Des sommes considérables qui devraient aujourd’hui être consacrées au renforcement des systèmes sanitaires de ces pays, aux services essentiels et à la relance de leurs économies.

En effet le surendettement des pays en développement a surtout un impact humain
certain. Alors que les prévisions tablaient sur une croissance de près de 4 % en 2020, c’est une récession de 2,6 % qu’a enregistrée l’Afrique. [4] Les Nations Unies estiment que le continent africain risque de voir disparaître la moitié de ses emplois d’ici la fin de la crise. L’extrême pauvreté a augmenté en 2020 pour la première fois depuis des dizaines d’années dans le monde. Cela constitue un recul de 30 ans dans la lutte contre la pauvreté dans certaines régions comme l’Afrique sub-saharienne. [5] Un scénario noir est donc en train de se mettre en place : des recettes en baisses, des dépenses en hausse, et pour nombre de pays un poids de la dette qui pourrait provoquer une asphyxie. En effet, les pays à revenu faible ou intermédiaire ont dû rembourser 400 milliards de dollars de dettes pour l’année 2020. Dans le cas du Sahel, une priorité géographique de la diplomatie française, les chiffres sont tout autant saisissants. Pour les six pays sahéliens francophones (le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal et le Tchad), le remboursement annuel de leurs dettes est équivalent à 140 % des sommes allouées à leurs budgets de santé. Pour les pays du Sahel, la simple annulation des remboursements de 2021 pourrait permettre à 20 millions de personnes d’avoir accès aux soins de santé primaires. A contrario, continuer d’exiger le paiement des annuités équivaudrait à demander de couper drastiquement dans les dépenses, y compris de santé et de protection sociale, avec un impact dévastateur pour les plus pauvres. De plus, cette situation aura entre autre un impact majeur sur l’égalité de genre dans les pays en développement. En effet le surendettement constitue un obstacle colossal à l’égalité entre les hommes et les femmes à l’échelle mondiale. La pression actuelle des créanciers privés sur les pays en développement participe à la priorisation des paiements de la dette ce qui affecte logiquement le budget du gouvernement et sa capacité à fournir des services publics universels de qualité et sensibles au genre ou à investir dans l’adaptation au changement climatique et son atténuation.

L’initiative de suspension du service de la dette (ISSD) adoptée en urgence par le G20 au printemps 2020 (cf. encadré) avait pour ambition d’alléger ce fardeau et d’éviter qu’un grand nombre de pays ne se trouve en défaut de paiement. Mais elle se limite à un simple report d’échéances, sans annulation ou restructuration durable de la dette, et suspend les remboursements des seuls créanciers publics bilatéraux, sans que les banques multilatérales ou les créanciers privés ne soient mis à contribution. Dans ses dernières publications, la Banque mondiale estime ainsi que les 47 pays bénéficiaires de l’ISSD pourraient « économiser » jusqu’à 23 milliards de dollars entre mai 2020 et décembre 2021. [6] Mais cette somme représente moins de 40 % de leurs échéances sur la période. Dans le même temps, ils verseront 17,5 milliards de dollars aux banques commerciales et aux fonds d’investissement, et autant aux créanciers publics multilatéraux. [7] En d’autres termes, le report des échéances des créanciers bilatéraux et les nouveaux financements d’urgence accordés par le FMI ne constituent qu’une réponse partielle et dans le cas de certains pays très vulnérables permettent tout juste d’éviter le défaut de paiement... et donc de rembourser leurs créanciers privés.

L’initiative de suspension du service de la dette (ISSD)
Le 15 avril 2020, le G20 lançait une initiative de suspension des remboursements (capital et intérêts) de 77 pays considérés comme les plus pauvres ou les plus fragiles*. Cette suspension, initialement prévue jusqu’au 31 décembre 2020, a été prolongée à deux reprises, d’abord jusqu’en juin 2021 puis jusqu’à fin 2021. Pour bénéficier de l’ISSD, les pays doivent en faire la demande officielle, conclure un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) et s’engager à utiliser les ressources dégagées pour financer des dépenses sociales, sanitaires et économiques en réponse à la crise. Quatre pays (Érythrée, Soudan, Syrie, Zimbabwe) ont rapidement été exclus du dispositif en raison d’arriérés de remboursements vis-à-vis du FMI ou de la Banque mondiale. Finalement, 47 pays ont sollicité la suspension du service de leur dette. Sur les 26 pays qui ont renoncé à rejoindre l’initiative, 11 se trouvaient pourtant en situation de surendettement ou présentaient un risque élevé de surendettement, mais ils ont préféré s’abstenir d’un accord avec le FMI ou craignaient une dégradation de la notation de leur dette qui entraînerait un accès plus difficile aux marchés financiers [...] L’ISSD prévoit la suspension temporaire du service de la dette due aux seuls créanciers publics bilatéraux et le report, sans annulation, de ces échéances entre 2022 et 2024. Elles viendront donc gonfler les remboursements de ces pays à l’issue de la période de suspension. Les banques multilatérales de développement et les créanciers privés ont été encouragés, par le G20, à prendre des engagements similaires, sur une base volontaire, mais aucun n’a suspendu le remboursement de ses échéances.

* Voir la liste des pays éligibles sur :https://www.banquemondiale.org/fr/topic/debt/brief/covid-19-debt-service-suspension-initiative

L’ISSD illustre ainsi les difficultés auxquelles sont aujourd’hui confrontés les pays très endettés. La suspension temporaire des remboursements répond artiellement à l’urgence mais ne fait que reporter le problème sur les échéances à venir. Les grands pays créanciers se refusent à engager des discussions pour une résolution globale du surendettement en privilégiant les restructurations au cas par cas. Et toutes ces mesures ne concernent généralement que les bailleurs de fonds publics. Dans le même temps, malgré la crise sanitaire et économique, les institutions financières privées continuent d’exiger le remboursement de leurs créances sur les pays les plus pauvres. Pour les débiteurs, la charge est d’autant plus lourde que ces investisseurs sont devenus leurs principaux créanciers et qu’ils exigent généralement d’être rémunérés par des taux d’intérêts bien plus élevés que les bailleurs de fonds publics, bilatéraux ou multilatéraux. Ils détiennent aujourd’hui, sous forme de prêts bancaires ou via l’achat d’obligations (titres de dette) sur les marchés, plus de 60 % des créances des États à faible revenu ou à revenu intermédiaire (Fig. 2). Banques commerciales, compagnies d’assurance et fonds d’investissements, qui disposent de liquidités très abondantes, se pressent pour acheter ces titres de dettes, qui offrent une rentabilité sans égale quand les taux d’intérêts sont au plus bas en Europe et aux États-Unis.

Les économies émergentes comme l’Indonésie, la Turquie ou le Pérou sont naturellement les premières concernées. Mais des pays plus pauvres comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Bénin ou le Rwanda, qui avaient par le passé difficilement accès aux marchés financiers, ont multiplié les émissions d’obligations sur la dernière décennie. Ainsi, le stock de dette détenu par des créanciers privés sur les seuls pays éligibles à ISSD, a été multiplié par cinq depuis 2010, pour atteindre 100 milliards de dollars (Fig. 3). Le service de la dette de ces débiteurs les plus fragiles a suivi la même croissance exponentielle, avec des paiements annuels aux créanciers privés qui dépassent aujourd’hui 20 milliards de dollars.

S’endetter pour financer son développement ?
Les pays les plus pauvres ont d’immenses besoins de financements pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) adoptés par l’ensemble des États membres des Nations unies en 2015. Mais les prix des matières premières qu’ils exportent sont très volatiles, leurs revenus fiscaux augmentent trop lentement et leurs ressources propres sont grevées par une évasion fiscale considérable, 170 milliards de dollars dans les pays en développement. Dans le même temps, l’aide publique au développement accordée par les pays les plus riches stagne depuis près d’une décennie, aux environs de 120-140 milliards de dollars par an, loin des engagements pris par la communauté internationale pour financer les ODD. Sur le long terme, il faudra évidemment parvenir à renforcer des systèmes fiscaux justes dans ces pays afin d’assurer un financement durable des services publics, ce qui passera également par une aide au développement qui aide mieux cette thématique et surtout un système international plus juste. Une augmentation de 10 % de la mobilisation des ressources intérieures engendrerait une hausse de 17 % des dépenses en santé publique dans les pays à faible revenu. [8] Mais aujourd’hui, à défaut de ressources propres ou de financements publics suffisants, sous forme de dons ou des prêts à taux concessionnels, les gouvernements des pays les plus pauvres n’ont d’autres choix que d’emprunter auprès des banques ou des marchés financiers, à des taux d’intérêts bien plus élevés.

La dispersion des titres de créances entre les mains d’un très grand nombre d’investisseurs privés a aussi pour conséquence de rendre plus complexe les éventuelles tentatives de restructuration de la dette d’un débiteur en difficulté. Elle induit une très grande opacité sur l’identité réelle des créanciers, ce qui a par exemple obligé les auteurs de cette étude à recourir à des fournisseurs d’informations financières privés et à des bases de données payantes. Ces bases de données ne sont elles-mêmes pas exhaustives. Mais elles apportent un grand nombre d’informations sur les détenteurs des créances et sur les pratiques des opérateurs privés. Ce rapport s’appuie ainsi sur l’analyse de 15 000 déclarations de détention d’obligations souveraines sur les pays éligibles à l’ISSD réalisées entre le 31 mai 2019 et le 31 mai 2021 et sur près de 60 000 déclarations de détentions d’obligations sur une sélection d’une vingtaine de pays à revenu intermédiaire. Plus de 2 700 opérations recensées (prêts bancaires, émissions, achats de titres de dettes, etc.) concernent des investisseurs français.

Recommandations

[...] Cette étude montre que, pendant la pandémie, les grandes banques françaises tirent toujours de substantiels profits de leurs créances sur les pays les plus pauvres. Certains établissements hexagonaux sont très présents sur le créneau du crédit bancaire (la Société générale, l’Union des banques arabes et françaises par exemple) ; d’autres sont plus actifs dans les services aux États pour le placement des eurobonds en devises (BNP Paribas, Société générale, groupe BPCE) ou des bons du Trésor sur les marchés domestiques (Société générale) ; d’autres encore, comme le Crédit agricole, sont avant tout des créanciers obligataires de ces pays. Mais quelle que soit leur stratégie financière, l’ensemble de ces banques françaises contribuent à la croissance de l’endettement des pays les plus pauvres.

La crise de la dette à laquelle sont confrontés les pays les plus pauvres n’est plus une crise conjoncturelle de liquidité, qui pourrait se résoudre par un simple report d’échéance. C’est une crise profonde de solvabilité, qui impose des restructuration d’ampleur et des annulations de créances. Pour permettre aux pays en développement de faire passer les droits fondamentaux de leurs citoyen·nes avant le service de la dette, il est aujourd’hui nécessaire, pour la France, de :

Contraindre les créanciers privés à suspendre le paiement de la dette et à prendre leur part dans les allégements à venir.
La pandémie de Covid-19 a montré qu’il n’était pas possible de compter sur la « bonne volonté » des acteurs financiers privés pour trouver une solution. La France et les pays du G20 doivent donc utiliser tous les mécanismes juridiques, politiques et financiers dont ils disposent pour contraindre les créanciers privés à suspendre le remboursement des créances des pays les plus pauvres et le paiement des intérêts. À l’issue de l’ISSD, les discussions sur une nouvelle initiative d’allégement de dette doivent inclure les créanciers privés et prévoir des annulations sur une base obligatoire. À son niveau, la France doit :

  • Faire évoluer sa législation nationale pour être en mesure de contraindre les institutions financières hexagonales à prendre leur part dans les initiatives multilatérales de restructuration des créances.
  • User de son influence pour s’assurer que le G20 mais aussi toutes les institutions internationales pertinentes agissent en ce sens.

Protéger les pays endettés contre les procédures judiciaires lancées par les créanciers privés.
Des investisseurs privés, aussi appelés « fonds vautours », se sont fait une spécialité de saisir les tribunaux pour obtenir le remboursement de leurs créances, y compris lorsqu’un accord de restructuration avait été trouvé avec la plus grande part des créanciers ou lorsqu’ils avaient acquis ces titres de dette à « prix cassés », sur les marchés secondaires. Les gouvernements des principales places financières doivent adopter des législations, qui peuvent s’inspirer de celle adoptée par la Belgique en 2015, pour protéger les pays débiteurs et éviter que des créanciers puissent contourner des mesures contraignantes en s’appuyant sur des décisions de justice.

En Belgique, une loi contre les « fonds vautours »
Les « fonds vautours » sont des fonds d’investissement spéculatifs qui rachètent sur le marché secondaire des titres de dette de pays en grande difficulté ou en défaut de paiement, avec une décote très importante sur la valeur de la créance. Quand le débiteur n’est plus en mesure de rembourser, ils saisissent les tribunaux pour obtenir le remboursement de l’intégralité de la dette, à sa valeur initiale, majorée des intérêts accumulés. Lorsqu’ils obtiennent une décision de justice favorable, ils en demandent ensuite l’exécution par des saisies des avoirs du pays, en n’importe quel point du globe, et engrangent ainsi des profits considérables. En 2015, la Belgique a adopté une loi, très complète, qui empêche les créanciers poursuivant un « avantage illégitime » de récupérer devant la justice belge plus que le prix initialement payé pour racheter le titre de dette. Cette loi a fait l’objet d’un recours en annulation intenté par le fonds vautour NML Capital Ltd, basé dans les Îles Caïmans, en mars 2016. La Cour constitutionnelle a finalement rejeté le recours du fonds vautour en mai 2018.

Obliger les créanciers privés à davantage de transparence sur les titres de dette qu’ils détiennent.
La mise en place d’un registre des dettes publiques, avec obligation d’enregistrement des titres détenus par une institution financière sur un État, permettrait de réduire les risques de surendettement et de faciliter les éventuels processus de restructuration. La France pourrait créer un tel registre pour les établissements financiers hexagonaux.

Promouvoir au niveau international, la mise en place d’un mécanisme multilatéral de restructuration des dettes souveraines.
Aujourd’hui, un pays en difficulté ne peut pas négocier, en un seul lieu et en une seule procédure, une restructuration de l’ensemble de sa dette souveraine. Les pays du G20 ne peuvent plus ignorer la nécessité d’une instance multilatérale de restructuration, indépendante des créanciers, transparente et contraignante, qui donne la priorité aux droits humains et à la satisfaction des besoins fondamentaux des populations. Le processus de restructuration doit pouvoir être initié par tout État souverain débiteur courant un risque de surendettement ou contestant certaines de ses créances. Il doit permettre un traitement complet de l’encours de la dette du pays et donc un partage équitable de la charge entre tous les créanciers, y compris les créanciers privés.

Une diplomatie de la dette ?
Le 13 avril 2020, lors d’une allocution télévisée, Emmanuel Macron appelait à une « annulation massive des dettes Africaines » pour permettre à ces pays de faire face aux conséquences désastreuses de la pandémie. Cet appel est resté sans réponse. Paris s’est finalement rallié à l’ISSD et à une simple suspension temporaire du service de la dette. L’initiative témoigne cependant d’évolutions importantes sur le grand échiquier international de la dette des pays en développement. L’accord a en effet été conclu entre l’ensemble des pays du G20, au-delà des seuls membres du Club de Paris. [9] L’action de la France a notamment permis la participation de grands créanciers bilatéraux, comme la Chine ou l’Arabie Saoudite.
Pour autant, malgré son engagement à impliquer l’ensemble des créanciers, la France se refuse toujours à soutenir un mécanisme multilatéral de restructuration qui soit indépendant des créanciers, transparent et contraignant pour les deux parties (créanciers et débiteurs). C’est pourtant une demande forte des organisations de la société civile et d’une grande partie des pays en développement subissant la loi de créanciers surpuissants. En s’opposant à la création d’un tel mécanisme multilatéral, Paris cherche en fait à maintenir le Club de Paris au centre du jeu, en associant simplement la Chine ou les pays du Golfe à ce « tribunal des créanciers » très opaque


Retrouvez l’intégralité du rapport « Taux d’intérêts financiers, désintérêt humain. Le rôle des institutions financières françaises privées dans l’endettement des pays en développement », paru en octobre 2021, sur le site d’Oxfam France : https://www.oxfamfrance.org/rapports/surendettement-des-pays-en-developpement-les-banques-francaises-dans-le-viseur/