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Metasueños : auto-financer l’artivisme numérique depuis les Suds par l’usage de la blockchain

, par BURBANO Andrés, EL Patricia

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Metasueños est un projet numérique qui vise à soutenir financièrement des projets artistiques et de solidarité qui, pour diverses raisons, n’arrivent pas à obtenir les financements nécessaires par les canaux traditionnels (institutions internationales, coopération internationale, etc) en mobilisant la technologie de la blockchain et du paiement avec des cryptomonnaies. Dans l’objectif de construire la culture et le patrimoine comme des biens communs, ces sources de financements pourraient être cruciales.

Image de l’initative de financement XR LATAM GRANT, un collectif d’artistes latino-américains qui soutient les projets créés dans cette région.
Œuvre créée par © Diana Carvajal

Les circuits de financement pour les projets de solidarité rencontrent régulièrement des problématiques similaires, tant au niveau local qu’au niveau international : les décisions d’allocation des financements dépendent de politiques qui excluent systématiquement certains types de projets du système de financement. Et cela, à plus forte raison lorsqu’on analyse les dynamiques de pouvoir au niveau international. Nous étudierons trois cas qui, au-delà de leurs divergences, révèlent une problématique centrale : celle de l’accès aux ressources pour financer des projets qui contribuent à construire la culture et le patrimoine en commun.

Le premier exemple est “In This Land”, [1] un projet de réalité virtuelle créée en collaboration avec des communautés bédouines de Palestine. Ces communautés subissent à la fois une forte discrimination de la part de la population palestinienne locale, qui les perçoit comme arriérées du fait de leur mode de vie semi-nomade et pastoral ; et une pression territoriale très importante de la part de l’État d’Israël, via une politique d’urbanisme forcée. Tous les jours, des cas de violences, d’expulsion et d’expropriation des biens sont dénoncés. Tout se passe à petite échelle – afin que cela ne soit pas trop visible depuis l’extérieur – mais au quotidien. Conséquence de cette pression territoriale, ces communautés sont en train de disparaître – géographique, mais également culturellement. À leurs yeux, le monde semble se réduire comme une peau de chagrin, au fur et à mesure que se construisent des autoroutes, des complexes urbains, etc. ‘In This Land XR’ s’inspire de l’histoire de Khan al Ahmar, un peuple bédouin menacé par l’État d’Israël car situé entre deux grandes colonies israéliennes à l’intérieur de la Cisjordanie. Grâce au soutien d’activistes locaux et internationaux, ce peuple a réussi à survivre jusqu’ici. ‘In This Land’ cherche à faire prendre conscience au monde entier de la réalité vécue par les communautés bédouines de Palestine, en travaillant en particulier avec les femmes bédouines dans l’objectif de numériser les espaces physiques et les aspects de leur culture en danger du fait de l’urbanisme forcé et de la discrimination. Également, la reconstruction numérique des espaces très symboliques pour le peuple palestinien permettrait une « occupation » numérique. Dans un contexte où l’occupation physique d’un lieu est impossible à cause de la pression et de la répression militaire, cette occupation numérique permettrait aux Palestinien·nes et à leurs allié·es du monde entier de rendre visible l’occupation territoriale coloniale et la destruction du patrimoine que ce peuple subit.

Cependant, ce projet s’est confronté à la réalité du financement dans le contexte palestinien, c’est-à-dire, à une situation politique délicate. L’économie palestinienne est très dépendante de l’aide extérieure, qui passe souvent par l’intermédiaire des États-Unis et de l’Europe, et d’une injonction à ne pas « être politique ». Si les organisations internationales accordent des financements à des projets concrets (construire des hôpitaux, apporter de l’aide humanitaire aux réfugié·es), elles les refusent à des projets culturels potentiellement critiques envers les politiques de l’État d’Israël. Dans le cas de ‘In This Land’, après un an de négociations, une institution internationale avait accepté d’être l’intermédiaire pour la coopération italienne dans le but de financer ce projet. Cependant, abruptement, cette coopération a pris fin sans plus d’explications. Il est important de souligner à quel point le système de financement reflète les structures d’inégalités coloniales : les organisations européennes qui arrivent en Palestine décident qui financer ou pas, et finissent généralement par soutenir des projets qui ne sont pas ce dont le peuple palestinien a besoin en priorité. Les dirigeant·es de ces organisations sont européen·nes et le personnel local se situe dans les échelons les plus bas. Les décisions que prennent ces organisations, qui ont le plus de capacité de financement, ne répondent pas à une logique de construction en commun depuis et pour les Palestinien·nes et autres communautés historiquement marginalisées.

Deux autres exemples de projets qui rencontrent des difficultés pour se financer se situent en Colombie. Dans cette société, cela fait plus de 60 ans que la violence systématique se reproduit et s’aggrave, en particulier envers les minorités. Un gouvernement de droite a démantelé le processus d’accords de paix passés avec les FARC en 2016, attaque systématiquement les mobilisations populaires et réprime les voix des différents groupes sociaux. De même que dans le cas palestinien, le financement de projets artistiques se voit affecté lorsqu’il prétend porter un regard critique et social. C’est le cas du projet de réalité virtuelle « Montaña Museo », créé par Vladimir Montaña, Julián Santana et Andrés Burbano, qui cherche à donner de la visibilité à un musée construit par la guerrilla et remis à la communauté de La Cristalina, dans la région du Cauca, et qui s’en occupe actuellement. L’intérêt patrimonial de ce musée réside dans ses objets préhispaniques principalement de la culturelle Bolo-Quebrada-Seca (de 800 avant l’ère commune à 1600 ère commune). Avec la reprise du conflit, la persistance du narcotrafic et le non-respect de la mise en œuvre des accords de paix, la communauté dans son ensemble, et en collaboration avec l’équipe de production d’expériences virtuelles, a pris la décision de porter la collection du musée vers le terrain du virtuel. Cela permettra de conserver l’idée initiale d’un musée communautaire, polyphonique et à « portes ouvertes » qui soit à même de mettre en valeur différents points de vue sur les communautés autour du musée. Actuellement, la communauté est constituée de paysan·nes, d’ex-combattant·es et de personnes autochtones qui ont chacun·e leur propre vision et relation au musée.

Un autre projet, Continuum VR, raconte l’histoire de six femmes trans travailleuses du sexe dans le quartier de Santa Fe à Bogota, en Colombie. Il utilise l’art comme outil de guérison à travers l’exploration de soi et la réflexion pour raconter son histoire. Les protagonistes décident ce qu’elles préfèrent raconter, et comment, à travers un travail de laboratoires de co-création et d’échange avec une équipe artistique et de production qui permet l’empowerment du récit de vie et des technologies d’immersion. Ce projet est une idée originale de Tomás Espinosa, artiste plastique, de Paula Gempeler, philosophe, et de Daniela Maldonado, dirigeante sociale, en partant des problématiques de la population trans, systématiquement maltraitées par la société et l’État colombien. Si ce projet rencontre les mêmes problématiques au niveau national, de plus, il s’est heurté aux difficultés de financement au niveau international. L’accès local au financement nécessaire pour ces projets politiques et sociaux en défense des droits des personnes trans est rendu difficile, d’une part, du fait les positions abolitionnistes de nombreuses institutions internationales à forte capacité de financement ; et d’autre part, à cause du tabou politique, en Colombie, du travail avec les dirigeant·es de processus politiques et sociaux comme c’est le cas de la Red Comunitaria Trans (une association de femmes trans, pour femmes trans qui travaillent dans le secteur social).

Transcendant et remettant en question les logiques coloniales et capitalistes qui organisent le monde en général et les organisations de financement international en particulier, ces tentatives de financer la culture et le patrimoine en commun se sont inspirées d’une initiative qui provient de l’usage de la blockchain, et de son application particulière des NFTs. Le monde de la production d’art numérique se trouve à la fois traversé par des problématiques similaires à celles que nous avons mentionnées au début de ce texte : face à la faible capacité de se financer dans de nombreuses sociétés du Sud, les artistes cherchent à se financer au Nord. Cependant, de nombreux mécanismes de financement internationaux reproduisent des logiques coloniales : dans le cas du monde de l’art numérique, pour obtenir des financements, les artistes du Sud se voient obligé·es de chercher un·e référent·e et producteur·rice au Nord avec qui ils et elles devront partager les droits d’auteur, l’argent, et leurs idées. En cherchant des mécanismes alternatifs pour se financer de manière autonome, le monde de l’art numérique a explosé avec l’utilisation des NFTs pour acheter et vendre de l’art numérique directement des artistes aux collectionneur·ses. Un NFTs est un certificat numérique de création et de propriété d’art numérique situé au cœur d’un Smart Contract (contrat intelligent) dans la Blockchain. [2] Un Smart Contract définit une série de transactions possibles, commel’achat, la vente, la cession avec des règles établies et de manière publique et immuable et évite ainsi les possibles influence sur la relation de pouvoir entre l’artiste et l’acheteur.
L’appropriation de cette technologie par les artistes et créateur·rices a permis de déconstruire les structures de distribution et de commercialisation de l’art numérique. C’est une manière de lutter contre la centralisation des galeries d’art ou des plateformes web qui deviennent un intermédiaire unique, car cela oblige les artistes à payer des sommes importantes pour mettre leurs œuvres sur la plateforme, ou bien cela impose un pourcentage à la vente. Si certaines plateformes de marché de NFTs prélèvent également un pourcentage au moment de la première vente, ce certificat est public dans la Blockchain de manière décentralisée : cela signifie que les transactions d’achat et de vente peuvent avoir lieu sans avoir recours à des tiers.

Cela a eu un profond effet de démocratisation. D’une part, sur la production d’art numérique : en s’élargissant, le marché de l’art n’est plus limité à un réseau d’échange local, et il a pu s’élargir au niveau mondial. D’autre part, l’usage de la blockchain a permis d’en finir avec l’influence des intermédiaires en certifiant non seulement le propriétaire, mais également le·la créateur·rice : dans le monde « réel », si quelqu’un·e achète à bas prix une œuvre d’art au Vietnam et l’apporte en Europe, il·elle pourra le revendre bien plus cher et s’enrichir, sans partager les bénéfices avec les artistes locales·aux, qui ne reçoivent qu’une infime partie de la richesse que génère leur travail. Avec la Blockchain, à chaque fois qu’une œuvre est vendue, une partie est reversée au·à la créateur·rice original·le, et l’autre au·à la propriétaire actuel·le qui effectue la vente. Ainsi, chaque fois qu’un travail artistique acquiert de la valeur et génère des bénéfices pour le·la collectionneur·se ou investisseur·se, l’artiste continue de recevoir un pourcentage de ces revenus. L’utilisation de « contrats intelligents » en blockchain a deux effets : la distribution automatique des bénéfices générés par le travail intellectuel des artistes, impossible jusque-là et une nouvelle source de financement, ce qui permet l’indépendance artistique, l’un des défis majeurs pour les artistes. Il faut souligner que la blockchain renouvelle donc, d’une certaine manière, la conception de la propriété privée comme étant distincte du droit d’usage et d’autres droits – une dynamique fondamentale dans la réflexion sur les communs. Finalement, si le marché de l’art reste encore un marché de luxe – car tout le monde n’y a pas accès – on observe une sorte de démocratisation de la création et de la distribution des œuvres d’art.

La démocratisation du financement de l’art grâce à la blockchain a donc été une source d’inspiration pour Metasueños, un projet de plateforme numérique qui vise à financer des projets de solidarité, de création et de promotion des communs matériels et immatériels grâce à la blockchain. Cette plateforme est un outil pour faciliter la création de crowdfundings qui utilisent des cryptomonnaies. L’équipe qui a fondé Metasueños est composée de deux femmes qui sont à la tête de leurs communautés : en effet, la blockchain et les technologies numériques ont été, et continuent d’être, principalement aux mains de quelques hommes blancs du Nord. De fait, le monde de la blockchain, suivant la logique du monde « réel », reflète encore les structures d’inégalités : les dynamiques (en théorie) de démocratisation et de décentralisation de la confiance et des mécanismes de paiements sont souvent, dans la pratique, sujet à des usages peu démocratiques. Metasueños cherche donc à inverser cette tendance, afin de contribuer à la construction d’une plateforme Web3 (l’intégration de la Blockchain dans le web (World Wibe Web) qui incorpore les concepts de décentralisation et d’économie basée sur les jetons [NFTs ou cryptomonnaies]) depuis la diversité des voix et des expériences.

De plus, tout comme d’autres initiatives qui cherchent à remettre en question les relations de pouvoir structurelles, la blockchain et les possibilités de création en commun qu’elle permet ont été en partie captées par la logique de financiarisation et le manque de régulation que permet, justement, la décentralisation. À mesure que l’écosystème de la blockchain a pris de l’ampleur, et puisqu’aucune institution ou gouvernement ne le contrôle, il a attiré les traditionnels investisseurs de Wallstreet et cela a débouché sur un nouveau cycle du monde financier, avec une monnaie à la valeur volatile et plus utilisée pour spéculer que pour échanger des biens et des services. Cependant, cette logique dépend en grande partie de qui utilise cette technologie et au service de quel projet politique.

Pour inverser cette tendance, un type d’organisation a émergé pour la gouverner et contrôler : la DAO (Decentraliazed Autonomous Organization – organisation autonome décentralisée). Il s’agit d’un groupe de personnes qui partagent une vision et décident d’un mode de gouvernance pour ce collectif. Chaque membre de la DAO apporte économiquement depuis la blockchain, et le total des personnes qui ont apporté vote pour choisir les projets à financer en priorité. La décision dépend donc du collectif : par conséquent, tout dépend de quelle communauté l’utilise, comment est organisé le collectif, s’il a des règles de fonctionnement internes définies dans la blockchain, quelles conditions sont posées à l’intégration au collectif et aux usages de ces outils. Ainsi, au-delà d’une plateforme de financement parmi d’autres, Metasueños a l’ambition d’être une communauté ouvertement politique, avec un intérêt pour « créer des communs ». Une organisation décentralisée pourrait ainsi proposer des mécanismes de crowdfunding ou des dons numériques via la blockchain et les NFTs pour financer la production d’expériences d’immersion critique, les projets d’impact social et la numérisation du patrimoine matériel et immatériel. Son objectif est de faire du crowdfunding avec une composante politique forte et d’être une plateforme pour les communautés.

Il existe actuellement d’autres initiatives pour le financement des biens publics (comme l’art, la science, l’éducation, le journalisme, les technologies open source, et/ou un environnement sain) via les DAO. C’est le cas d’Artizen, une plateforme d’artistes pour les artistes, qui a commencé à chercher des financements privés dans un système de bourses octroyées à différentes catégories (femmes, afro-descendant·es, performance), où la communauté vote pour les projets qui candidatent et celui qui reçoit le plus de votes gagne le financement de la bourse. Avec le développement de la blockchain et des DAO, la nouvelle Artizen DAO [3] est un exemple d’initiative de réappropriation des technologies du Web3 par des personnes non-techniciennes (les artistes), puisqu’elle s’est adaptée rapidement.

Un élément fondamental qui pousse de nombreux·ses activistes à utiliser la blockchain est son caractère anonyme. Dans certains contextes, participer (ou même financer) certains projets qui s’opposent à des intérêts politiques et économiques concrets peut s’avérer dangereux. Laisser des traces de sa participation à des actions fortement réprimées peut mettre en danger l’intégrité physique des personnes. Un avantage de la blockchain réside donc dans la possibilité de participer à ces dynamiques sans avoir à en assumer le risque. Du fait de cette caractéristique, la blockchain a souvent été identifiée (à raison) comme un outil de luxe pour le trafic de drogue, le blanchiment d’agent et autres activités criminelles. Cependant, cela représente également une opportunité pour les défenseur·ses des droits humains, les activistes et autres acteurs dont les initiatives pourraient les mettre en danger. La technologie est donc un outil et tout dépend de quelle communauté, basées sur quelles logiques de fonctionnement, décide de se l’approprier et de l’utiliser.


Les projets Montana Museo et Continuum VR sont menés par le collectif franco-colombien d’artistes CANVAR, en collaboration avec différents communautés et artistes locales·aux. Pour plus d’information :
https://canvar.art/projects