Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

Sommaire du dossier

Partenariats public-commun, autogestion et droit à la ville

, par MILBURN Keir , RUSSELL Bertie

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La politique contemporaine se caractérise notamment par le fossé qui sépare le nécessaire du possible. Le nécessaire est conditionné par la dépendance de la civilisation humaine à ce que Rockström et al. (2009) qualifient de processus Terre-système, dont l’équilibre est voué à se rompre. À partir des estimations les plus pointues que nous donnent les scientifiques du point de bascule de ces processus, il est possible de déterminer le périmètre de l’« espace de fonctionnement sécurisé de l’humanité ». Toujours selon Rockström et al., l’humanité doit opérer une refonte de ses systèmes sociaux, économiques et techniques pour les faire tenir dans cet espace. Raworth (2017) a enrichi cette approche en extrapolant à partir de la Déclaration universelle des droits de l’homme pour définir des « frontières sociales », qui viennent compléter les frontières naturelles identifiées par Rockström pour déterminer l’« espace de fonctionnement sécurisé et juste de l’humanité ». Du point de vue de la stratégie politique, le problème réside dans le fait que l’ampleur des transformations qu’impliquent ces approches est sans commune mesure avec le temps dont nous disposons pour mettre ces transformations en œuvre. Ainsi, en raison de l’inaction et, donc, de la relative lenteur des changements imprimés depuis 2000 pour atteindre la neutralité carbone, nous sommes aujourd’hui dans une situation où le changement nécessaire doit se faire à un rythme et à une échelle historiquement inédits, hormis lors des guerres totales (passage d’une économie de paix à une économie de guerre) et des révolutions.

Bien que cet « espace de fonctionnement sécurisé et juste » nous montre clairement la voie à suivre collectivement, il semble impossible d’y parvenir à l’heure actuelle. Ce fossé qui sépare le nécessaire du possible est une véritable ornière dont l’humanité peine à s’extirper.

Cette dichotomie pose un réel défi à celles et ceux qui théorisent, élaborent et appliquent des stratégies de communalisation (NdT : « commoning » en anglais, c’est-à-dire ‘faire du Commun’). Toute tentative de communalisation doit partir de ce qui est possible socialement et politiquement, tout en reconnaissant clairement que cette version édulcorée du possible demeure très insuffisante. L’objectif est donc aussi que ces stratégies aient, à travers leur mise en œuvre et leur concrétisation, une incidence forte sur ce qui est jugé socialement et politiquement possible.

Dans cet article, nous esquissons un nouveau modèle de propriété et de gouvernance conçu pour incarner une telle stratégie directrice : le partenariat public-commun (PPC). En nous appuyant sur une lecture critique des idées d’Henri Lefebvre sur l’autogestion et le droit à la ville, nous soutenons que le PPC est une démarche stratégique à même d’enclencher un processus qui repoussera les frontières du possible social et politique. Ce projet d’autogestion est à considérer à la fois comme un mouvement et comme un horizon fondamentalement directeur, qui prend acte de notre réalité sociale actuelle tout en la dépassant. De même, le PPC se veut un changement d’orientation réaliste remettant en question certaines des forces qui contraignent le possible politique, tout en promouvant des formes de propriété et de gouvernance qui favorisent une pluralité de formes d’action sociale.

Autogestion et droit à la ville

Lefebvre a conceptualisé le droit à la ville (1968) en tant que vision et pratique : une vision d’un monde dans lequel les forces abstraites du capital cessent de modeler notre expérience collective, et des pratiques permettant de mutualiser les capacités des citoyen·nes pour créer un espace différencié. Dès le départ, le droit à la ville est donc un concept fondamentalement subversif et radicalement démocratique, qui fait écho à cette sensation viscérale d’impuissance relative et de dépossession, tout en nous exhortant à trouver des moyens de prendre collectivement nos affaires en mains.

La vision qu’a Lefebvre du droit à la ville est indissociable de sa vision de l’auto-gestion ; en cela, il ne s’agit pas simplement d’un ensemble abstrait de droits qu’il suffirait de garantir à une population homogène et passive. Comme le résume Mark Purcell, ce concept de l’autogestion renvoie à la :

« lutte d’en bas, par celles et ceux qui ont décidé d’endosser la responsabilité de se gouverner, qui gagnent en confiance au fil de leurs réussites, et qui sont à même de démontrer, petit à petit, que l’État n’est plus nécessaire [...]. L’autogestion ne consiste pas à détruire l’État pour ensuite gérer nos propres affaires. Il s’agit en fait de gérer nos propres affaires, d’y travailler dur, pour arriver au stade où il apparaît manifestement que nous sommes capables de nous gouverner. Ce n’est qu’alors que l’État commencera véritablement à péricliter. L’autogestion donne la possibilité de provoquer un déclin du bas. Elle se présente comme une alternative claire à la capture de l’État par un parti d’avant-garde qui imposera ensuite des conditions propices au déclin de l’État, un modèle voué à l’échec. » (2013 : 40-41)

Cette vision d’une auto-gouvernance collective dépassant l’État a inspiré un vaste corpus de recherches sur les pratiques urbaines subversives jugées représentatives du droit à la ville. Qu’il s’agisse du village de tentes de Tel Aviv, des centres sociaux de Berlin, des mouvements de squatteur·ses à Detroit, en Espagne ou à Rome, de l’écologisation communautaire et de la guérilla jardinière à Manhattan, ou de la pluralité des urbanismes artisanaux qui vont de la décoration des escaliers publics à Istanbul à la conception artisanale des bancs dans les parcs de Copenhague, une multitude presque inconcevable de pratiques se revendiquent d’une « logique lefebvrienne : le droit d’utiliser et de façonner la ville repose sur la façon dont les activistes habitent la ville » (Fabian et Samson, 2016 : 168).

Certains de ces exemples ne sont que des moments relativement éphémères et symboliques de dissension contre les logiques dominantes qui (re)produisent la ville. En revanche, d’autres exemples inscrivent l’appropriation collective et l’auto-gestion dans la durée, à commencer par les organismes de fonciers solidaires, qui commencent à faire germer de nouveaux rapports de propriété et de gouvernance collectives. Bon nombre de ces initiatives sont néanmoins confrontées à un défi de taille : dépasser le stade de petites « bouées de sauvetage d’altérité » préfiguratives pour s’inscrire dans une dynamique d’auto-expansion capable de s’insérer dans le type de projet de transformation global que la situation appelle.

Tous les exemples susmentionnés, des mouvements de squatteur·ses à l’écologisation communautaire, ont une chose en commun : ils sont vus comme des « alternatives » qui existent malgré et en dépit de l’État. Cependant, Lefebvre met lui-même en garde contre une « conception [de l’autogestion] étroite et condamnée à dissoudre la société en unités distinctes, les communes, les entreprises, les services », ce que nous appelons les bouées de sauvetage de l’autonomie, et suggère qu’« une autogestion qui ne s’instaurerait que dans des unités partielles sans atteindre le global, se vouerait à l’échec » (1966 : 67-69).

La conception qu’a Lefebvre de l’autogestion reconnaît ainsi que « le global comporte le niveau des décisions stratégiques, de la politique, des partis », et que « pour que l’autogestion se raffermisse et s’étende, il lui faut occuper les points forts de la structure sociale qui se raidissent aussi contre elle » (1966 : 66-69). Nous ne voyons donc pas, dans le concept lefebvrien de l’autogestion, un anti-étatisme primaire qui empêche toute réflexion sur la conduite à tenir au sujet du problème de l’État, mais plutôt une façon de présenter une dichotomie en apparence paradoxale : comment faire pour manipuler l’État contre lui-même dans le cadre d’un mouvement général d’auto-gouvernance sans l’État ? En d’autres termes, étant donné que le ciment socio-matériel qui compose l’État est sans nul doute l’un des nombreux « points forts » de notre structure sociale, que se passerait-il pour nous si nous occupions ces points forts tout en préservant l’objectif d’une autonomie collective auto-alimentée et à grande échelle ?

Dans la suite de cet article, nous proposons une vision stratégique conçue pour généraliser un projet « global » d’autogestion, en maintenant une position d’anti-étatisme critique tout en prenant au sérieux la difficulté à intégrer « le niveau des décisions stratégiques, de la politique, des partis ». À partir d’exemples précis, telle que la structure novatrice de gouvernance et de propriété d’un fournisseur d’énergie à Wolfhagen (Allemagne), nous avons mis au point un cadre conceptuel que nous nommons partenariat public-commun (PPC). Dans un souci de « rediriger le processus décisionnel depuis l’État vers la production d’un espace urbain », nous soutenons que les PPC nous proposent un sens de déplacement conscient et un processus dynamique et à grande échelle de « réattribution fondamentale du pouvoir depuis le capital et l’État vers les habitant·es des villes » (Purcell, 2002 : 101).

Repenser la circulation de la valeur économique

Notre proposition de partenariat public-commun part du principe que les communs peuvent servir de noyau d’un projet auto-expansif tendant vers une démocratisation grandissante de la société. Les communs ne sont pas qu’une simple forme de propriété différente ; ils n’impliquent pas uniquement « la ressource, la communauté qui se rassemble autour d’elle ou les protocoles régissant son intendance, mais une interaction dynamique entre tous ces éléments ». Pris ensemble, ces éléments peuvent aussi contribuer à l’émergence d’un « changement de paradigme » qui considère « les communs et la communalisation » comme une « vision du monde » (P2P Foundation, 2019).

Si les communs peuvent être constitués à travers une large palette de formes de propriété et de gouvernance, ils sont fondamentalement « différents d’un gouvernement car, dans l’idéal, les commoners possèdent et gèrent les ressources de la façon la plus directe et locale possible. Ceci sous-entend généralement une large dose de participation, de transparence, de contrôle décentralisé et de responsabilisation ; autant de facteurs qui ne sont pas toujours réunis lorsque l’État gère une ressource » (Bollier, 2007 : 12). Ainsi, les communs se distinguent nettement des formes de propriété publique que défendait le mouvement travailliste britannique au milieu du XX e siècle, lequel conservait une approche descendante et souvent corporatisée ; il arrivait même que les dirigeant·es soient directement issu·es d’entreprises privées (c’était par exemple le cas du National Coal Board, le Conseil national du charbon).

Bien entendu, les coopératives et les dispositifs de mise en commun des ressources ne datent pas d’hier. Cependant, ils n’ont à ce jour pas pris une dimension suffisante pour changer le monde ; autrement dit, ils n’ont pas su se transformer en une force matérielle à même de modifier le champ des possibles politiques ou sociaux. Cela s’explique notamment par des raisons matérielles, à commencer par la difficulté qu’ont les coopératives à obtenir des financements auprès du secteur privé, ce qui restreint fortement l’éventail actuel des possibles sociaux et politiques. Les PPC sont pensés pour remédier à cet obstacle, tout en amorçant une dynamique de définanciarisation, c’est-à-dire en réduisant « le rôle des motivations financières, des marchés financiers, des acteurs financiers et des institutions financières dans le fonctionnement des économies nationales et internationales » (Lawrence, 2014). Soulignons que si nous parvenons à diminuer le conditionnement des décisions économiques aux besoins du capital, alors nous préparerons le terrain pour d’autres formes de gouvernance. Comme nous le verrons en détail un peu plus loin, ceci nous permet d’étudier la structure institutionnelle à travers un prisme nouveau. Il y a alors une volonté de faciliter la production et la circulation des compétences et des formes de connaissance qu’exige un processus décisionnel véritablement démocratique (l’autogestion).

Dans notre esprit, les partenariats public-commun se trouvent à l’avant-garde d’un projet plus vaste de socialisation et de communalisation de la façon dont nous faisons des choix socioéconomiques. L’objectif est de créer un dispositif des communs qui soit auto-expansif, n’ait pas besoin de recourir à des financements privés, élude les mécanismes via lesquels le capital financier impose sa discipline et ses structures à l’économie, et contribue au développement de nouvelles capacités et d’une nouvelle vision du commun, qui modifie les rapports que nous entretenons les un·es avec les autres ainsi qu’avec les ressources et infrastructures dont nous dépendons.

Les ingrédients communs aux partenariats public-commun

Plus qu’une forme institutionnelle fixe, le modèle du partenariat public-commun se présente comme une série de principes et de processus dont la conception et la mise en œuvre seront en grande partie propres à chaque contexte différent. Leur application ne se limite pas à une ressource ou à un bien en particulier, même si leur mise en œuvre peut être plus urgente (p. ex. la production municipale d’énergie) ou plus simple (p. ex. la refonte du régime foncier) dans certains cas que dans d’autres. En pratique, on peut imaginer que quelques « recettes miracles » finiront par se dessiner à mesure que nous gagnerons en expérience dans la conception de PPC, mais le succès de leur mise en œuvre reposera forcément sur l’association d’une expertise technique, d’un vécu et d’une connaissance du territoire concerné.

Le PPC n’a pas vocation à devenir une forme institutionnelle monoculturelle, employée sans discernement et sans tenir compte des besoins et des aspirations propres à chaque contexte, mais plutôt une mosaïque d’institutions se recoupant et adaptées aux spécificités du bien concerné et à l’échelle voulue (qu’il s’agisse de produire de l’énergie pour tout le Grand Paris, ou d’organiser l’activité commerciale dans le quartier de la Robertsau à Strasbourg), ainsi qu’aux besoins des personnes et des communautés qui se chargeront de la gestion commune. Un PPC doit donc être démocratique jusque dans sa conception, et doit tenir compte dès le départ des processus institutionnels les plus efficaces, dynamiques et équitables pour faciliter l’action commune.

Malgré leur hétérogénéité, les PPC partagent un certain nombre de points communs en tant que mécanismes institutionnels visant la capitalisation de l’auto-gouvernance collective :

Entreprise commune

Le PPC est un modèle de propriété et de gouvernance conjointe, dans lequel les deux parties principales sont un représentant de l’État (en général une municipalité) et une association de communs (par exemple une coopérative mixte ou une société d’intérêt communautaire). L’association de communs siège au conseil d’administration de l’entreprise commune aux côtés de représentant·es des pouvoirs publics locaux et d’un panel de parties prenantes ayant un intérêt dans le fonctionnement du PPC. L’État représente les intérêts sociaux généraux (au-delà des intérêts de l’association de communs), tandis que le panel de parties prenantes représente soit des groupements d’intérêt plus spécifiques mais tout de même en lien avec le PPC concerné (syndicats, unions de consommateur·rices, etc.), soit les détenteur·rices d’un savoir et d’une expertise spécifiques au contexte dans lequel ce PPC a été instauré. Il peut s’agir d’organismes tels qu’une agence pour l’environnement, ou d’expert·es indépendant·es dont les connaissances sont indispensables au bon fonctionnement du PPC. Comme nous le verrons plus loin, nous nous attendons à ce que le rôle de ces expert·es évolue à mesure que leur socle de connaissances se diffusera par le biais de l’association de communs.

Les exemples d’approches mixtes en matière de gestion d’un service public sont nombreux ; citons par exemple le conseil d’administration d’Eau de Paris (la société parisienne en charge de l’eau qui est revenue dans le giron public en 2010), le SEMAPA (la compagnie des eaux de Cochabamba, démocratisée à la suite des « guerres de l’eau » en Bolivie en 2000) ou encore le Sacramento Municipal Utility District (le 6 e plus grand fournisseur d’énergie détenu par la communauté aux États-Unis). En revanche, il est assez rare qu’une association de communs joue un rôle clé au sein d’un CA.

La structure d’une entreprise commune crée trois espaces de discussion :

  • l’appareil d’État, où l’acte démocratique réside essentiellement dans la politique électorale représentative ;
  • la gouvernance de l’entreprise commune (constituée de représentant·es de la collectivité locale, de l’association de communs et des parties ayant un intérêt dans l’entreprise commune) ;
  • l’association de communs proprement dite, avec ses propres membres et ses mécanismes indépendants de participation et de décision.
Crédit : Milburn et Russell.

La structure démocratique et les membres de l’association de communs dépendent fortement de la nature de l’entreprise commune. À titre d’exemple, dans la petite ville allemande de Wolfhagen (l’un des rares cas où une association de communs siège au conseil d’administration), une entreprise commune de fourniture d’énergie a été créée par la collectivité locale et 264 citoyen·nes qui avaient lancé une nouvelle coopérative : BEG Wolfhagen. Au départ, seul·es les habitant·es de Wolfhagen ayant acheté une part sociale dans la coopérative pouvaient en être membres, mais désormais quiconque achète son énergie auprès de ce fournisseur peut y adhérer (il s’agit donc au premier chef d’une coopérative de consommateur·rices). Ce type de structure d’adhésion devrait être assez simple à reproduire dans certains cas (par exemple une compagnie des eaux). En revanche, les organismes de fonciers solidaires, les services sociaux ou les marchés locaux nécessiteraient de s’attarder longuement sur l’échelle, la forme juridique et les critères d’adhésion les plus adéquats.

Contrôle démocratique distribué de l’excédent de valeur créé

Tous les PPC se caractérisent par un contrôle démocratique fort de l’excédent de valeur créé à travers l’entreprise commune, lequel est essentiel à la capitalisation de l’auto-gouvernance collective. En premier lieu, une part de tout excédent est conservée par l’entreprise commune, en vue d’être réinvestie dans ses objectifs opérationnels (fournir une énergie neutre en carbone à la ville, payer les réparations d’un marché, etc.) : c’est pourquoi elle est placée sous le contrôle collectif du conseil d’administration (qui pourra se composer de représentant·es des employé·es, d’expert·es techniques et ainsi de suite, aux côtés des pouvoirs publics concernés et de l’association de communs). Par ailleurs, une part substantielle de l’excédent de valeur est aussi transférée directement à l’association de communs, qui est responsable de sa redistribution par l’intermédiaire de ses propres structures démocratiques.

Le partenariat pour la fourniture d’énergie à Wolfhagen nous en donne un exemple modeste : les actionnaires de la coopérative reçoivent un dividende annuel (qui avoisinait 4 % en 2016), tandis que le reliquat alimente le fonds de la coopérative destiné aux économies d’énergie. Supervisé par le conseil consultatif énergétique des coopératives (constitué de 9 coopératives membres et d’un·e représentant de l’agence de l’énergie locale, de la Stadtwerk et de la municipalité), le fonds est ensuite affecté à diverses stratégies et initiatives destinées à réduire la consommation d’énergie de ses membres. En pratique, les objectifs poursuivis par ce fonds se sont révélés plutôt timorés et axés sur les consommateur·rices, comme l’octroi de subventions pour l’achat d’un vélo à assistance électrique ou d’un thermostat programmable.

Dans le cas des PPC, tout dividende doit être plafonné au montant total de la part sociale initiale apportée par les membres de l’association de communs (p. ex., si l’on investit 250 £ de part sociale, le bénéfice maximal sur toute la vie ne peut dépasser 250 £ majoré des intérêts sur cette part). Surtout, un partenariat public-commun se caractérise par les restrictions et les obligations qui régissent la manière dont l’association de communs utilise l’excédent. Contrairement à l’exemple de Wolfhagen, tout excédent géré par l’association de communs doit servir avant tout à capitaliser d’autres partenariats public-commun sans en attendre le moindre retour financier.

Qu’elle soit appliquée de façon indépendante ou en partenariat avec d’autres PPC, cette démarche équivaut (au premier chef) à un transfert de richesse qui va irriguer le développement d’autres PPC. Par exemple, l’association de communs d’un fournisseur d’énergie pour le Grand Manchester pourrait participer au financement d’une association de communs (avec ses propres structures démocratiques, ses propres adhérent·es, etc.) basée à Haringey, dans le nord de Londres, et l’aider à acheter le marché londonien de Seven Sisters, en contribuant à la mise en œuvre de son plan communautaire tout en plaçant ce bien sous la gouvernance d’un partenariat public-commun distinct.

Capitalisation « centrifuge » auto-expansive des PPC.
Crédit : Milburn et Russell.

C’est cette dynamique financière centrifuge qui montre combien il est important de ne pas faire abstraction du contexte lorsqu’on se penche sur un PPC : il faut le voir comme un élément d’un réseau auto-expansif. Chaque fois qu’un PPC est accompagné de cette façon, la capacité nette du réseau augmente, ce qui accélère ensuite la capitalisation d’autres PPC (qui peuvent être plus gourmands en capital). Il y a transfert de richesse d’une initiative à l’autre ; mieux, cette richesse est transformée, elle passe d’un « excédent de valeur » créé grâce à un PPC à une valeur commune. Ceci se traduit en fin de compte par un mouvement de démarchandisation et de démocratisation collective qui s’auto-alimente, et c’est pourquoi nous soutenons que la finalité sous-jacente de ce réseau de PPC est la capitalisation de l’auto-gouvernance collective.

Capitalisation commune

Si un bien appartient déjà à l’État, la capitalisation commune n’est pas forcément nécessaire. Ainsi, pour le marché de Seven Sisters, le terrain (qui appartient à Transport for London, la régie des transports londonienne) pourrait être transféré directement à un PPC. Pour autant, la capitalisation commune n’est pas dénuée d’intérêt pour un PPC : d’un côté, l’État (ou son·sa représentant·e) apporte une contribution directe, se charge des emprunts et gère les contributions non-étatiques, tandis que l’association de communs peut contribuer via un financement participatif, des obligations ou grâce à l’argent versé par ses membres (sans oublier la capitalisation exogène issue d’autres PPC).

Par exemple, les 264 citoyen·nes qui ont créé BEG Wolfhagen ont lancé une offre d’achat d’actions coopératives (valorisées à 500 € l’unité, avec un maximum de 5 par membre), ce qui a permis de lever 1 470 000 € sur les 2 300 000 € nécessaires pour détenir 25 % des parts du fournisseur d’énergie. Étant donné que le capital coopératif s’est révélé insuffisant pour atteindre cet objectif, la ville a donné à la coopérative la possibilité de financer progressivement sa part via un emprunt. Cette période complémentaire de capitalisation s’est étalée sur environ 12 mois, au terme de quoi la coopérative a pu réunir les 2 300 000 € nécessaires au printemps 2013. Fin 2016, BEG Wolfhagen comptait 814 membres (7 % de la population de la ville), dont la richesse coopérative s’élevait à plus de 3 900 000 €. Maintenant que la coopérative est bien établie, tou·tes les nouveaux·lles membres disposent d’un délai de deux ans pour verser leur part initiale en tranches de 20 €, ce qui permet aux ménages les plus modestes de participer à la coopérative.

Repenser la circulation du savoir

Le partenariat public-commun se caractérise par divers ingrédients dont l’objectif est d’isoler sa gouvernance de l’effet disciplinant que produit la question financière. Cette dynamique de définanciarisation est essentielle pour surmonter l’un des principaux obstacles idéologiques et matériels à l’élargissement de la perception actuelle du possible social et politique, mais elle pose bien entendu un certain nombre de problèmes. Si la maximisation du retour sur investissement n’est plus la raison d’être du processus décisionnel, alors quelles valeurs ou quels principes doivent la remplacer, et quel modèle de gouvernance doit prendre le relais ?

Pour simplifier, la mise de côté partielle de la logique du capital offre aux commoners une marge de manœuvre qui leur permet de déterminer collectivement les valeurs qu’ils et elles souhaitent porter. À la circulation de l’excédent économique peut ainsi s’ajouter la circulation du savoir et des compétences.

Dans le management moderne, une grande partie du savoir opérationnel est détenue par une petite classe managériale ou technique, ce qui signifie que même si la prise de décisions réunit officiellement les conditions d’égalité, il n’en demeure pas moins un déficit démocratique de taille : le savoir ne circule pas. Pour que les PPC (ou d’autres modèles de propriété collective) puissent contribuer à l’élaboration d’un nouveau champ des possibles sociaux et politiques, il faut que ce savoir technique se diffuse vers l’extérieur. Certes, l’accumulation d’un savoir technique nécessaire et spécialisé, ne pouvant être généralisé à l’ensemble d’une population, est inévitable. Cependant, en l’absence d’une porosité accrue de ce savoir avec le grand public, une brèche fondamentale demeurera entre le possible technique et le possible sociopolitique.

Un processus décisionnel ascendant présente deux grands avantages. Premièrement, s’il fonctionne correctement, il se révèle enrichissant. La collaboration productive avec autrui, en vue d’améliorer sa capacité à influencer notre quotidien et le monde qui nous entoure, est un vrai régal. Deuxièmement, l’autogestion ascendante peut entraîner de meilleurs choix, plus probants, que la gestion descendante, car elle facilite l’accès aux connaissances ou au savoir-faire tacites que l’on acquiert en accomplissant une tâche.

Pour définir le bon degré de porosité dans la circulation du savoir, il convient de déterminer de quelle manière le savoir spécialisé peut interagir de la meilleure des façons avec le savoir tacite. Par exemple, il faut veiller à ce que l’autorité dont jouissent les expert·es ne déborde pas sur des problèmes ou des domaines échappant à leur expertise. Nous avons ainsi préféré indiquer les éléments communs aux partenariats public-commun plutôt que de proposer un modèle bien précis, afin que les modalités de chaque projet puissent être étudiées au cas par cas.

Conclusion

Lefebvre affirmait que « l’autogestion pourra n’être qu’un élément d’une stratégie politique, mais ce sera l’élément essentiel sans lequel le reste ne vaudrait rien » (1966 : 69). Comme nous l’avons dit, nous ne cherchons pas à exclure l’État de notre raisonnement, mais bien à réfléchir au meilleur moyen d’utiliser l’État contre lui-même, en agissant au « niveau des décisions stratégiques » (ibid : 66) de façon à « rediriger le processus décisionnel depuis l’État vers la production d’un espace urbain » (Purcell, 2002 : 101). Ainsi, le mouvement général d’autogestion appelle la reconstruction fondamentale du pouvoir démocratique, une nouvelle relation collective à (la production de) l’espace, et l’ouverture de nouveaux horizons politiques.

Nous considérons la participation à la communalisation comme une formation à la démocratie. En créant des conditions propices à une démocratisation radicale de la société dans son ensemble, le mouvement des communs pourra contribuer à la circulation de l’expérience démocratique, du savoir et des capacités. Les partenariats public-commun tentent de nous rapprocher du possible actuel, tout en préparant le terrain pour tendre vers le nécessaire.


Les auteurs tiennent à remercier Common Wealth (@Cmmonwealth) pour les avoir autorisés à reproduire partiellement le rapport Public-Common Partnerships : Building New Circuits of Collective Ownership. Un rapport complémentaire s’intéressant plus spécifiquement aux PPC est disponible sur le site web de Common Wealth : https://www.common-wealth.co.uk/interactive-digital-projects/a-new-model

RÉFÉRENCES :

  • Bollier, D. (2012) « A New Politics of the Commons », in Renewal 15(4).
  • Fabian, L. & Samson, K. (2016) « Claiming participation – a comparative analysis of DIY urbanism in Denmark », in Journal of Urbanism : International Research on Placemaking and Urban Sustainability 9(2) : 166-184.
  • Lawrence, M. (2014) Definancialisation : A democratic reform of finance. IPPR. https://www.ippr.org/publications/definancialisation-a-democratic-reformation-of-finance
  • Lefebvre, H. (1966) « Problèmes théoriques de l’autogestion », in Autogestion : études, débats, documents, N° 1, pp. 59-70.
  • Lefebvre, H. (1979) « À propos d’un nouveau modèle étatique », in Dialectiques, N° 27, pp. 47-55.
  • Lefebvre, H. (1968) Le Droit à la Ville. Paris : Anthropos.
  • Lefebvre, H. (1996) Writings on Cities. Oxford : Blackwell.
  • London-Edinburgh Weekend Return group (1979) In and Against the State.
  • P2P Foundation (2019) The Commons Transition Primer. https://primer.commonstransition.org/1-short-articles/1-2-what-are-p2p-and-the-commons-and-how-do-they-relate
  • Purcell, M. (2002) « Exacting Lefebvre : The right to the city and its urban politics of the inhabitant », in Geojournal 58 : 99-108.
  • Purcell, M. (2013) The Down-Deep Delight of Democracy Londres : Wiley-Blackwell.
  • Raworth, K. (2017) Doughnut Economics : Seven ways to think like a 21st-century economist. Londres : Random House.
  • Rockström J. et al (2009) « A Safe Operating Space for Humanity », in Nature 461 : 472–475.
  • Verso Editors (éd.) (2017) The Right to the City : A Verso Report. Londres : Verso.

Commentaires

Dr Bertie Russell (@alterurbanist) est en post-doctorat « Marie Curie » et membre du groupe de recherche sur la Gouvernance Urbaine des Communs (URGOCIS) à l’Université Autonome de Barcelone. Ses recherches se centrent sur les modèles hybrides de propriété publique, de communs et de municipalisme. Dr Keir Milburn
travaille sur le municipalisme, la démocratie économique et l’économie politique pour le bureau londonien de Rosa Luxembourg Stiftung. Son livre le plus récent est Generation Left (2019 Polity). Ils sont tous les deux associés de recherche au think tank Common Wealth.