Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

Quelle(s) solidarité(s) internationaliste(s) avec les luttes du peuple kurde ?

, par COLOMBANI Anouk, Loez

Le soutien aux luttes du Kurdistan en France concerne essentiellement le Bakur (Turquie) et le Rojava (Syrie), les deux régions dans lesquelles a été développé et se développe le confédéralisme démocratique. Les Kurdes qui vivent en Iran sont très isolé·es, malgré quelques initiatives, tenues essentiellement par des exilé·es. Concernant le Bashur, il a été au cœur des mouvements de solidarité au moment de la guerre d’Irak de 1990, date à laquelle les Kurdes furent victimes d’attaques chimiques. L’accès à une forme d’autonomie interne à l’Irak entre 1991 et 2005 a mis fin aux mouvements de soutien.

Un rapport d’égaux

La solidarité avec le mouvement kurde a connu un regain lié en grande partie au rôle important et crucial joué par les combattant·es kurdes contre Daech. Regain, car des associations existent parfois depuis les années 80 et les Kurdes sont eux-mêmes organisé·es depuis de nombreuses années dans leur pays d’exil, à travers des centres culturels (réseau des Centres Démocratiques, centre alévis, centre ézidis...), des associations de villages, ou des instituts (Institut Kurde de Paris). Cependant la conception traditionnelle de la solidarité internationale ne sied pas au mouvement kurde, qui refuse toute forme de charité occidentale. Se questionner sur l’internationalisme aujourd’hui est nécessaire pour éviter les écueils du néo-colonialisme et du paternalisme. En effet, nombre de mouvements de solidarité internationale ont préféré juger les Kurdes, souvent au nom d’une impossible pureté révolutionnaire ou en refusant de constater les évolutions politiques du mouvement kurde, au lieu de saisir le mouvement du confédéralisme démocratique dans son histoire, sa complexité et d’entrer en débat avec ses acteurs dans un rapport d’égaux.

Interviewée en 2018, Meral Zin Ciçek, co-présidente des relations publiques du Mouvement des Femmes Kurdes questionne l’idée de « solidarité internationale ». Ses interrogations peuvent être étendues au-delà des luttes féministes. « Nous pensons qu’il est nécessaire de développer davantage cette notion [de solidarité] et ce que nous entendons par celle-ci. On la voit souvent dans le contexte de la lutte de classe, de façon très marxiste-léniniste, comme la solidarité internationale ou, par exemple, l’unité des prolétaires du monde entier, pour la sororité et la fraternité de classe. Cette solidarité avait pour but une lutte commune. Mais dans la pratique, il n’en a pas été ainsi. Une des parties estime qu’elle est dans une meilleure position et a la possibilité de faire preuve de solidarité avec d’autres personnes moins bien loties. Il se crée donc une sorte de hiérarchie qui reproduit des relations de pouvoirs. Nous pensons que dans le monde d’aujourd’hui, aucune femme n’a le luxe de dire : "Je suis dans une meilleure situation que les autres". Nous sommes toutes attaquées par le système patriarcal parce que ce système est en crise et tente de s’en sortir en accentuant ses attaques sur les femmes. Au Kurdistan, nous sommes confrontées à la forme de patriarcat la plus brutale, le fascisme turc, ou daesh, qui en est l’expression la plus cruelle. Nous devons lutter ensemble, nous devons unir nos forces pour pouvoir vaincre le système. Par conséquent, nous estimons qu’il est nécessaire de repenser le concept de solidarité et d’internationalisme, en particulier quand il s’agit des femmes. Nous devons nous rapprocher de la notion de lutte commune pour nous défendre les unes les autres et pas seulement pour nous montrer solidaires. »

Une lutte commune : la vérité pour Sakine, Leyla et Fidan

Chaque année, début janvier, a lieu à Paris une grande marche en hommage aux trois militantes kurdes assassinées à Paris la nuit du 09 au 10 janvier 2013 par Ömer Güney, militant ultra-nationaliste infiltré dans le mouvement kurde et fortement soupçonné d’avoir agi sous la supervision des services de renseignement turcs. Cette manifestation annuelle rassemble des milliers de Kurdes venus de toute l’Europe, auxquels se joignent des organisations françaises.

© Loez (tous droits réservés)

Les centres culturels kurdes et leurs représentant·es sont régulièrement la cible d’intimidations, voire d’actes de violence, de la part des militants ultra-nationalistes turcs en France regroupés dans la mouvance des Loups Gris et vraisemblablement pilotés en sous mains par l’État turc et ses services. Ces pratiques de harcèlement par l’extrême-droite turque, non condamnées par l’État français et qui peuvent aller jusqu’au crime, concernent autant les citoyen·nes français·es que les Kurdes visé·es. C’est sur le territoire de la démocratie française qu’ont eu lieu ces crimes, elle est ainsi responsable dans l’établissement ou non de la vérité.

Le mouvement kurde dans la diaspora

Les différentes vagues de répression ont conduit des milliers de militant·es à l’exil politique, mais également une importante population kurde à l’exil économique. La mobilisation politique de la diaspora a donc été très tôt un objectif important pour le mouvement kurde. En France, la majorité de la communauté kurde estimée à 250 000 personnes est principalement originaire du Bakur (Irak), et se regroupe souvent en diaspora par région d’origine. C’est la 2e diaspora la plus importante après celle résidant en Allemagne (950 000 personnes). Le mouvement kurde pro-confédéralisme démocratique s’organise en France autour des Centres Démocratiques Kurdes (CDK) présents dans plusieurs villes et dont le principal se trouve à Paris. Ces CDK organisent régulièrement des activités de soutien et des manifestations, et proposent parfois des conférences, des actions culturelles, notamment des cours de langue kurde... Ce sont des lieux d’actualité et de ressources pour les personnes désireuses de s’informer.

Manifestation de soutien au Rojava à Paris. © Loez (tous droits réservés)

Il existe également un institut kurde, structure institutionnelle financée en partie par la principale force politique du Kurdistan irakien (Bashur), le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), plutôt en opposition avec la mouvance militante se revendiquant du projet de confédéralisme démocratique.

Des actions ici...

Le soutien internationaliste aux luttes kurdes s’organise de différentes façons. Des associations spécifiques comme France-Kurdistan, les Amitiés Kurdes de Bretagne, l’Association Iséroire des Amis des Kurdes mènent depuis longtemps un travail important d’information et de soutien au mouvement. Au sein des organisations politiques ou syndicales, des groupes de travail mobilisent régulièrement sur le soutien aux Kurdes, comme par exemple le NPA, le PCF ou encore l’union syndicale Solidaires. Également, des organisations des Droits Humains comme le MRAP, ou les Amis de la Paix, sont investis de longue date dans le soutien aux Kurdes. Les organisations les plus actives dans le soutien aux luttes kurdes se regroupent au sein la Coordination Nationale de Soutien au Kurdistan (CNSK), située plutôt à gauche sur la scène politique française. A droite, certaines personnalités politiques soutiennent ouvertement les luttes kurdes. La guerre contre daesh a pu aussi attirer un certain nombre de politicien·nes qui tiraient des parallèles hasardeux entre leurs propres positions anti-Islam en France, et le combat contre Daesh au nord de la Syrie. Enfin, des collectifs de soutien autonomes existent de manière souvent plus informelle et se réactivent quand le besoin s’en fait sentir, comme par exemple lors des attaques turques sur le nord de la Syrie.

Des manifestations sont organisées régulièrement par la communauté kurde en France, au gré des aléas de la situation politique dans les régions kurdes du Moyen Orient, en particulier au Bakur et au Rojava. Paris, Strasbourg, Toulouse, Rennes, sont des villes où les manifestations sont régulières. Outre celles-ci, diverses actions d’information, conférences, projection de films sont régulièrement organisées. S’informer et informer sur le mouvement kurde et son projet politique de confédéralisme démocratique est une première étape essentielle à un soutien internationaliste. Les grands médias ne relaient généralement les luttes kurdes qu’à travers le prisme de l’actualité, notamment lors de la lutte contre daesh, occultant largement, quand ils ne tombent pas dans l’exotisation orientaliste, le pourquoi de l’engagement des milliers de combattant·es, et le projet politique défendu par le mouvement. Plusieurs structures proposent des ateliers d’écriture de lettres aux prisonnier·es politiques kurdes détenu·es dans les prisons turques, pour qui la réception d’un courrier est un soutien moral important. En 2018, une session du Tribunal Permanent des Peuples a été organisée à Paris pour se pencher sur les crimes commis par la Turquie, notamment pendant la guerre des villes de 2015-2016 lors de laquelle l’armée turque a perpétré des massacres dans plusieurs villes des régions kurdes. Ses conclusions sont sans appel.

...et là bas

Concernant le Bakur, à travers la CNSK ou indépendamment, les organisations soutenant activement les luttes kurdes organisent régulièrement, si la situation politique le permet, des délégations qui permettent d’aller à la rencontre des forces politiques kurdes sur le terrain et de faire des compte-rendu en France. Ces délégations ont régulièrement lieu lors de la grande fête du Newroz, symbole fort de résistance chez les Kurdes. Plusieurs organisations sont également à l’origine de projets pédagogiques, artistiques, ou soutiennent des productions locales. Se joindre à ces initiatives est un excellent moyen de découvrir sur le terrain la réalité des luttes kurdes. Cependant, la répression exacerbée en Turquie depuis 2016 a rendu ces délégations plus compliquées à organiser.

À partir de fin 2014, l’Administration Autonome a commencé à accueillir de nombreux·ses volontaires étranger·es. Le livre Hommage au Rojava paru aux éditions Libertalia retrace les parcours de plusieurs de ces volontaires internationalistes engagé·es au côté des YPG puis des FDS dans les combats contre daesh, éclairant la diversité de leurs motivations, tandis que nous vous écrivons depuis la Révolution aux éditions Syllepses aborde l’engagement de femmes internationalistes. Au-delà des combattant·es, un certain nombre d’internationalistes s’engagent dans le mouvement civil. La commune internationaliste du Rojava, créée en 2017, a pour vocation d’accueillir, organiser et former les volontaires civils, avant que celles et ceux-ci intègrent d’autres structures. Elle lance en 2018 le projet Make Rojava Green Again, qui a pour but de soutenir des projets écologiques au Rojava, notamment la replantation d’arbres sur des terres dévastées.

© Loez (tous droits réservés)

A 1h au sud d’Athènes, la petite ville balnéaire grecque de Lavrio accueille un grand camp auto-géré par le mouvement kurde, qui est un lieu de transit important pour les exilé·es cherchant à rejoindre l’Europe. Le camp s’auto-organise autant que possible sur le modèle du confédéralisme démocratique. Régulièrement, des Convois Solidaires à l’initiative en particulier de militant·es de la CGT-Energie apportent au camp soutien politique et aide logistique et alimentaire. Il est possible de rejoindre ces Convois Solidaires et participer à la collecte de matériel pour le camp.

La solidarité internationaliste se décline donc de multiples façons. Mais il est vital qu’elle se construise sur le long terme, et ne s’affaiblisse pas quand les Kurdes ne font plus la une des médias.