Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

Le Rojava, une alternative démocratique et communaliste au nord de la Syrie

, par Loez

La lutte des Kurdes en Syrie s’est fait connaître du grand public en 2015, lors de la bataille de Kobanê, où la résistance acharnée des YPG (Unités de Protection du Peuple) et YPJ (unités de protection de la femme) contre daesh a suscité un soutien mondial. Pour autant, la couverture médiatique a largement passé sous silence auprès du grand public l’objet de cette résistance : un projet politique basé sur le confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan, avec pour piliers la démocratie directe, l’émancipation des femmes, l’écologie, et l’inclusion de toutes les composantes ethniques et religieuses de la société.

La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord : une organisation radicalement démocratique, depuis le bas

Au nord de la Syrie, la population kurde a été rapidement partie prenante du mouvement de contestation anti-régime. Mais le rapprochement avec la Turquie d’une composante importante de la rébellion regroupée au sein du Conseil National Syrien, et la mise à l’écart des revendications spécifiques aux Kurdes qui en résulte, ont conduit le parti kurde PYD (parti de l’union démocratique), à choisir une troisième voie. Le 19 juillet 2012, les combattant·es des YPG, forces d’autodéfense liée au PYD, prennent le contrôle de la ville de Kobanê, appuyé·es par une partie importante de la population. Dès 2013, un pouvoir exécutif, l’Administration Autonome, organisée par le Tev-DEM [1] et constituée au début en grande partie de cadres politiques formé·es au sein du PYD [2], se met en place au nord de la Syrie dans les zones libérées de la présence du régime, un espace qu’on appellera communément le « Rojava », c’est-à-dire l’Ouest en kurde. Elle s’organise sur le modèle du confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan. De 2013 à 2019, son contrôle territorial s’étend alors que les zones sous contrôle de daesh sont libérées, incluant de plus en plus de populations arabes, mais aussi syriaques, arméniennes, turkmènes, ézidies...

Ayse Effendi, co-présidente du TEV-DEM à Kobanê, avril 2018. © Loez (tous droits réservés)

La structure démocratique fondamentale est la Commune. Fin avril 2018, dans une maison d’un quartier de Kobanê, se réunissent les 12 co-président·es des différentes communes du quartier. Femmes et hommes, dont la plupart ont une quarantaine ou cinquantaine d’années, sont en proportions à peu près égales. « Il y a 91 communes à Kobanê » explique Ayse Efendi, qui représente le Tev-DEM à la réunion, « chacune comprenant de 100 à 150 familles. Dans chaque commune on trouve deux co-président·es et six commissions : services, santé, paix (justice), autodéfense, économie, organisation politique. La mise en place des communes a commencé il y a deux ans. Il y a des réunions hebdomadaires. Des compte-rendus écrits sont effectués à chaque réunion et transmis au TEV-DEM. Tous les 20 du mois, un rapport mensuel est produit. Il y a eu des élections des président·es de commune au mois de septembre avec une forte participation. Une fois élu·es, les co-président·es choisissent les responsables des comités. » Les membres des communes sont chargé·es de régler, ou quand ce n’est pas possible de faire remonter à l’échelon supérieur (district, ville, région…), les demandes et les besoins de la population.

Aux échelles supérieures aux Communes, on trouve les Assemblées de villes, de cantons, définies comme « villes étendues aux environs qui lui sont liés » ; de région « qui consiste en un ou plusieurs cantons ou territoires géographiquement connectés et partageant des caractéristiques historiques, démographiques, économiques et culturelles » et enfin, chapeautant toutes les autres assemblées, « le Congrès des peuples démocratiques est l’Assemblée représentant tous les peuples vivant dans la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord ».

En mars 2016 est fondée la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie (FDNS) visant à regrouper toutes les populations de la région au sein du projet politique porté par l’Administration Autonome. Elle est représentée politiquement par le Conseil Démocratique Syrien (CDS), et défendue militairement par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), qui regroupent toutes les composantes de population, notamment les YPG (Unités de protection du peuple) majoritairement kurdes, mais aussi des groupes militaires arabes, syriaques... Les FDS sont définies comme une force d’auto-défense, chargée de protéger la FDNS et ses citoyen·nes contre les attaques extérieures. La capacité de défendre la société, welatparezî, est un point important du confédéralisme démocratique.

Le système actuel, présenté officiellement en septembre 2018, se base sur trois structures.

• La gestion administrative des territoires de la FDNS et la mise en place des structures démocratiques, telles que les Communes et les Assemblées, est assurée par l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES dans le reste du texte). En décembre 2017, des élections ont permis à la population de choisir les représentant·es à l’échelle des Communes.

• Le TEV-DEM s’occupe de l’organisation de la société civile. Il regroupe en son sein des représentant·es de toutes les organisations, par exemple des unions professionnelles. Zelal Jeger, coprésident de TEV-DEM, décrit ainsi son nouveau rôle1 : « le TEV-DEM organise la société en dehors de l’administration autonome. Mais notre objectif n’est pas d’être dans l’opposition, nous ne sommes pas contre l’administration autonome. Parce que notre gouvernement n’est pas un État, notre pensée n’est pas comme celle de l’État. Si les gens ont des plaintes, nous écrivons les protestations de la société et nous les envoyons à l’administration autonome - nous les critiquons. Nous jouons donc un rôle complémentaire à l’administration autonome au sein du système de la nation démocratique. ».

• Enfin le Conseil Démocratique Syrien, composé de représentant·es des partis politiques, de l’Administration Autonome, de la société civile, agit à une échelle supérieure et s’occupe notamment des questions diplomatiques relatives à la résolution du conflit syrien, en proposant une solution basée sur le confédéralisme démocratique.

Les principes de la FDNS sont établis dans un contrat social, établi en décembre 2016 sous le nom de Fédération Démocratique du Nord-Est de la Syrie – pour remplacer le terme d’origine kurde « Rojava », communément employé, et être plus inclusif de toutes les populations. Celui-ci garantit les droits à la libre organisation démocratique de tous les groupes de la population, ethniques, religieux, de genre... Il rappelle les principes fondamentaux du projet politique :

« La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord est fondée sur un principe géographique et une décentralisation politique et administrative ; elle fait partie de la Fédération de la Syrie Démocratique unie. Le système fédéral démocratique consensuel garantit la participation égalitaire de tous les individus et de tous les groupes sociaux à la discussion, à la décision et à la gestion collectives. Sur la base des principes de coexistence mutuelle et de fraternité entre les peuples, le système fédéral démocratique prend en considération les différences ethniques et religieuses de chaque groupe. Il garantit l’égalité de tous les peuples en droits et devoirs, respecte les chartes des droits de l’homme et préserve la paix nationale et internationale. »

À la suite de cette introduction, article par article, l’organisation des structures démocratiques est détaillée. L’article 12 acte notamment le « système de coprésidence mixte dans tous les champs, qu’ils soient sociaux, politiques, administratifs ou autres. »

© Loez (tous droits réservés)

Les décisions de l’administration sont publiées en trois langues : kurde, arabe et syriaque. La mise en place de l’enseignement du kurde a été une des premières mesures fortes de l’AANES, hautement symbolique car la pratique du kurde en public était interdite sous le régime Assad. Dès fin 2013 des cours de kurmanci sont mis en place dans le système éducatif, et à présent chaque enfant a le droit à un enseignement dans sa langue maternelle, doublé d’un enseignement dans une autre langue. Par exemple, un·e écolier·e kurde va apprendre le kurmanci, qui à partir du primaire se doublera d’un enseignement en arabe.

Le mouvement des femmes

L’émancipation des femmes est un pilier de la modernité démocratique telle que la voit Öcalan. Au sein de l’AANES ou des groupes qui s’y rattachent (syriaques, ézidis...), les femmes, en plus de leur participation aux structures mixtes, s’organisent de manière parallèle, autonome et non-mixte par rapport aux institutions existantes. Elles ont un droit de veto sur toutes les décisions qui les concernent. Outre la co-présidence, un quota minimal de 40% de sièges dans les structures mixtes leur est réservé. Toutes les structures de femmes se rassemblent au sein d’une structure confédérale, le Kongreya Star.

Des femmes combattantes posent pour la photo. © Loez (tous droits réservés)

Si, dans les zones où la population kurde est fortement présente, le mouvement des femmes a pu s’appuyer sur des militantes déjà acquises à sa cause, il a fallu convaincre le reste de la population, dans une région au conservatisme social largement appuyé par le régime syrien. Co-présidente d’une Commune près de Manbidj, Malek témoigne du poids des conservatismes : «  Je viens d’un village très conservateur, c’est une révolution pour moi d’être ici. Mais c’est très dur. Mon mari me bat tous les jours, il me frappe au visage, parce que je travaille dans une commune, que je participe à la révolution. Je veux que vous le sachiez. Cette révolution est difficile. ». Le changement est lent, beaucoup d’hommes n’acceptent pas encore de voir des femmes occuper des postes à responsabilité, mais il est réel et profond. Entre 2014 et 2018, l’évolution est largement perceptible quant à la présence des femmes dans l’Administration Autonome, notamment dans les zones à l’est qui ont été davantage préservées des combats. En particulier, si au début on voyait plutôt des femmes kurdes, jeunes, à présent elles sont de tous âges et de toutes communautés.

Les structures du Kongreya Star travaillent notamment à la participation des femmes à la vie publique, à leur émancipation sociale et économique et à la défense de leurs droits. L’égalité totale femmes-hommes a été affirmée dans la charte de la FDNS, la polygamie et les mariages précoces sont interdits. Des structures d’émancipation économique organisées en coopératives fleurissent un peu partout, restaurants, fermes, atelier textile... Elles permettent ainsi aux femmes de subvenir aux besoins de leurs familles et de gagner en indépendance. Les maisons des femmes leur proposent un espace d’organisation pour faire valoir leurs droits, et lutter contre les violences conjugales et familiales. Des formations dans plusieurs domaines, langue kurde, histoire, santé mais aussi pour apprendre à conduire ou à manier des armes sont organisées dans les académies des femmes. Elles peuvent s’y retrouver sans distinction de classe, de religion, d’ethnie. Enfin, les YPJ, Asayesh-Jîn et HPC-Jîn sont des forces d’autodéfense féminines garantissant la protection des femmes qui leur donnent la possibilité de s’émanciper à travers la participation à la défense de la société.

L’économie

Sous le régime syrien, les monocultures du blé et du coton étaient l’activité principale au nord de la Syrie, et à part le textile dans le canton d’Afrîn, il n’y avait quasiment pas d’industries. Soumise à l’embargo de la Turquie et du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) en Irak, dominé par le PDK de Massoud Barzani allié à Erdogan et hostile à l’AANES, celle-ci peine développer son économie. Le matériel nécessaire aux secteurs énergétique, alimentaire ou éducatif ne peut être importé. Les hôpitaux n’ont pas d’équipements sophistiqués et les médicaments manquent, tributaires du bon vouloir du régime syrien. Les grandes organisations internationales affirment ne pas pouvoir soutenir l’AANES, celle-ci n’étant pas un État reconnu officiellement. Une grande part de l’économie est encore consacrée à l’effort de guerre. L’embargo empêche matériellement le développement faute de matières premières, et occasionne une flambée des prix, notamment sur les produits alimentaires, que tente de contrôler l’AANES. Il favorise aussi l’apparition du marché gris et l’enrichissement d’hommes d’affaires et d’anciens fonctionnaires du régime qui utilisent leur réseau de contacts pour acheminer des produits depuis ou vers les zones sous contrôle du régime, ou de l’opposition pro-turque, afin d’alimenter le marché.

Coopérative alimentaire à Derik, avril 2018. © Loez (tous droits réservés)

Afin d’avancer vers l’autonomie alimentaire et énergétique, l’AANES a décidé de diversifier la production, notamment agricole, en la restructurant. La population a été encouragée à créer des coopératives : un grand nombre de personnes investissent financièrement dans un projet dans lequel elles sont également actrices. Les coopératives de production garantissent l’accès à un prix bas à leur production pour lutter contre l’inflation. Elles sont dirigées de manière collective, et les profits sont la plupart du temps répartis équitablement. La volonté de l’AANES est de promouvoir un système de production en circuit court, privilégiant le local et fonctionnant démocratiquement. Même si les grands propriétaires n’ont pas été expropriés, ils sont encouragés par ce système à faire évoluer leurs pratiques et leurs prix. Depuis 2013, les coopératives se multiplient. Pour la production d’abord, avec le textile, l’agriculture (notamment à partir de terres appartenant à l’État qui ont été collectivisées), les boulangeries. Mais aussi sous forme épiceries de quartier, de restaurants ou d’achat collectif, un générateur pour le quartier par exemple.

Deux jeunes hommes sont assis devant un camion de transport de pétrole. © Loez (tous droits réservés)

La question énergétique est compliquée. La région est riche en pétrole, mais l’embargo empêche l’entrée du matériel nécessaire pour avoir des raffineries capables d’une production industrielle. Le pétrole brut est donc soit vendu au régime syrien par des intermédiaires, soit raffiné de manière artisanale par des travailleur·ses n’ayant d’autres opportunités d’emploi, au détriment de l’écologie. Afin de conserver une autonomie énergétique, « nous n’avons pas d’autre solution pour le moment » déclarait en juillet 2017 Samer Hussein, adjointe de la Commission de l’énergie à Kobanê. « Dès que nous pourrons, nous construirons des raffineries modernes et nous nettoierons la région. Et bien sûr, nous embaucherons tous ces travailleurs dans les nouvelles raffineries. » [3] À l’été 2020, l’AANES annonçait la signature d’un accord avec la compagnie américaine Delta Crescent Energy pour le raffinage du pétrole, ce qui permettrait le redémarrage d’installations industrielles et un meilleur approvisionnement en carburant. Depuis la prise du barrage de Tichrin sur l’Euphrate, l’approvisionnement en électricité est meilleur, mais la Turquie limite volontairement le débit du fleuve afin qu’il ne soit pas assez puissant pour faire fonctionner les turbines efficacement. Les habitant·es restent donc tributaires des générateurs fonctionnant à l’essence pour assurer l’alimentation électrique, au prix d’un impact encore non mesuré sur la santé et l’écologie.

Défis à relever et perspectives

La mise en place du projet de confédéralisme démocratique est ralentie par différentes difficultés. Tout d’abord, à l’échelle individuelle, s’investir dans les Assemblées demande beaucoup de temps libre. Or, une grande partie de la population bataille au quotidien pour gagner de quoi vivre. De plus, les mentalités sont longues à changer : on ne passe pas en un clin d’œil de dizaines d’années d’un régime brutal et autoritaire, qui décourageait la population à s’investir dans le champ politique, à un système où celle-ci est au contraire poussée à s’auto-gérer localement. Le besoin de formation est énorme. Et ni la méfiance, ni les conservatismes ne peuvent disparaître en un jour. Les Kurdes ont été infériorisé·es pendant des décennies par les politiques anti-minorités du gouvernement, nourrissant le racisme au sein de la population. Toutefois, l’attaque de la Turquie en octobre 2019 [4] aura montré la solidité des alliances créées. Les tribus arabes n’ont pas cédé aux appels de l’État turc à abandonner les Kurdes, et tou·tes ont participé en commun à la défense du territoire au sein des FDS contre les mercenaires syriens payés par la Turquie, et ce malgré une disproportion des moyens militaires.

L’expansion rapide des FDS dans des zones majoritairement arabes a dû s’accompagner d’un important travail diplomatique avec les tribus, qui ont un poids politique important, afin d’aboutir à des alliances durables et à l’acceptation du projet politique par celles-ci. Pour tenter de rallier à son projet, l’AANES, et notamment le mouvement des Femmes, a fait un énorme travail de porte à porte, invitant chacun·e à participer aux instances et à se former au fonctionnement politique proposé. Un grand nombre de structures de formation pour les adultes, les académies, ont ainsi été ouvertes. Certains points ont pu être source de tensions avec les tribus, par exemple la conscription obligatoire au sein des forces d’autodéfense, ou la présence au départ hégémonique de cadres politiques kurdes dans l’AANES, qui a toutefois diminué au fil du temps et de l’implication plus importante de la population, notamment aux échelles locales. De plus, comme le régime s’appuyait fortement sur les tribus, certaines d’entre elles, notamment autour de Manbidj et Raqqa, réclament son retour dans l’espoir de retrouver les privilèges dont elles bénéficiaient. Les habitant·es qui, dans les villages, travaillent à la mise en place du confédéralisme démocratique, notamment les femmes, sont l’objet de menaces de leur part mais aussi des groupes à la solde de la Turquie.

L’embargo qui pèse sur le nord de la Syrie, frein important à son développement, est révélateur des tensions avec le KRG. En effet, celui-ci voit d’un mauvais œil se développer le projet de confédéralisme démocratique au nord de la Syrie, à l’opposé de sa gestion politique, alors que la corruption gangrène la région autonome kurde en Irak et que deux grands partis s’accaparent pouvoir et ressources. Sans entrer de nouveau en conflit armé avec le PKK, le PDK est allié avec la Turquie et a laissé celle-ci installer plusieurs bases militaires au nord de l’Irak, d’où l’armée turque lance des opérations contre le PKK. Le Kurdish National Council (KNC ou ENKS), financé par Massoud Barzani, a refusé de participer à l’Administration Autonome du nord de la Syrie, allant jusqu’à collaborer avec l’armée turque après l’invasion du canton d’Afrîn, malgré les politiques avérées de nettoyage ethnique menées par l’armée turque et les groupes armés syriens alliés.

Malgré une situation matérielle précaire, l’Administration Autonome a dû assurer, quasiment sans aide internationale, la prise en charge des personnes déplacées par les combats sur son territoire : Ezidis venu·es de Shengal, Syrien·nes du reste du pays, population déplacée d’Afrîn... Puis, à la chute du califat de daesh, il a fallu créer des camps pour accueillir les milliers de réfugié·es et de prisonnier·es issu·es des dernières poches sous contrôle de cette organisation. Dernièrement, l’offensive turque d’octobre 2019 a occasionné une catastrophe humanitaire massive avec des déplacements de population estimés par l’ONU à 200 000 personnes sur la première semaine des combats. L’AANES a dû ouvrir en urgence des camps pour les accueillir, et puiser dans ses ressources déjà insuffisantes, tant matérielles qu’humaines. Aux populations déplacées qu’il faut prendre en charge, s’ajoute la surveillance des prisonnier·es soupçonné·es d’appartenir à daesh, déléguée aux forces kurdes notamment par les États qui refusent pour l’instant de rapatrier leurs ressortissant·es pour les juger [5], monopolisant ainsi de précieuses ressources militaires.

Si la victoire militaire contre daesh a été annoncée dans les journaux du monde entier avec la prise de Baghouz, la menace est loin d’être écartée. Nombre de cellules dormantes de l’organisation continuent à frapper. Des membres importants de la société civile et de l’appareil militaire sont régulièrement assassinés par de petits groupes dont on ne sait s’ils sont recrutés par la Turquie, l’Etat syrien ou daesh pour déstabiliser la zone. De grands incendies criminels ont ravagé les récoltes en 2019 et 2020, à quoi s’ajoute le contrôle du débit des eaux des rivières par la Turquie, qui limite drastiquement les capacités d’irrigation et la production électrique.

Enfin, l’offensive de l’État turc, démarrée en 2018 à Afrîn, puis poursuivie à l’automne 2019 avec l’approbation des États-Unis et de la Russie, a permis à ses troupes appuyées par des supplétifs syriens de s’emparer de 5000 km2 de territoire. Cela a bouleversé la donne géopolitique, montrant une fois de plus que les alliances avec les grandes puissances, États-Unis et Russie, sont à géométrie variable, au gré des intérêts des unes et des autres. Dans les territoires passés sous contrôle turc, nettoyage ethnique, pillage, viols et assassinats sont le quotidien de la population, comme le dénonce un rapport de l’ONU. [6]

Tout cela a obligé l’AANES à consacrer une partie importante de ses ressources à l’appareil militaire des FDS, au détriment du développement économique et politique de la zone. Le chercheur Fouad Oveisy [7] en pointe une autre conséquence : « L’isolement politique a justifié une militarisation accrue du corps civil et de l’économie, ainsi que la centralisation et la consolidation du pouvoir de décision stratégique dans les organes militaires liés aux États-Unis et à ses préférences politiques au Moyen-Orient, c’est-à-dire les FDS. » Il souligne toutefois que l’AANES, dans les conditions où elle se trouvait (sous pression de la Turquie, des groupes islamistes et du régime Al-Assad), n’avait que des options limitées. Si des discussions avec le régime ont lieu sous l’égide de la Russie, celui-ci ne semble pas encore prêt à faire les concessions qui seraient acceptables pour que l’AANES, et les populations vivant sur les territoires sous son contrôle, acceptent de repasser sous son autorité.

YPG sur la ligne de front avec daesh à Serê Kaniye, juin 2014. © Loez (tous droits réservés)

Ainsi, les difficultés auxquelles l’AANES a dû faire face impliquent que certains aspects du projet politique, comme sa dimension écologique, n’ont pas pu être réellement mis en œuvre, hormis quelques initiatives locales et le projet internationaliste « Make Rojava green again ». Cependant, la politique menée au nord de la Syrie aura marqué un point de non-retour pour nombre de ses habitant·es. Nadia, une femme turkmène d’une cinquantaine d’année rencontrée en 2018, originaire de Manbidj, raconte : « Quand il y avait daesh, les femmes n’existaient pas. La femme était écrasée, soumise, vue comme un outil de reproduction. Mais après l’arrivée de la démocratie, les femmes ont montré leur existence. Ici nous sommes toutes pareilles. Il n’y a pas de Kurdes ou de Turkmènes, ou d’Arabes. Nous travaillons ensemble, débattons ensemble, nous faisons toutes face aux mêmes problèmes. Maintenant je sais ce que je veux. Quels sont mes droits et mes désirs. Ma relation au monde. Avant moi aussi j’étais à la maison, je m’occupais de mes enfants, de mon mari, je cuisinais. Avec l’arrivée de la démocratie ça a changé. Maintenant je sais que j’ai un objectif. » Envers et contre tout, le confédéralisme démocratique au nord de la Syrie n’est pas une page sur le point d’être tournée. Elle continue à être écrite chaque jour par les milliers de Kurdes, d’Arabes, de Syriaques, d’Ezidis, de Turkmènes, de Circassien·nes, et de volontaires internationalistes qui travaillent à sa mise en œuvre. Mais pour connaître son véritable essor, il lui faut une stabilité qui semble encore lointaine dans le chaos géopolitique de la Syrie.